Adblockers : vers un internet du riche et un internet du pauvre ?

Par Clara Schmelck, journaliste médias à Socialter, billet invité

Les logiciels de blocage de publicités, à linstar du navigateur dAdblock Plus Browser, sont amenés à simposer sur mobile, ce qui représente un manque à gagner pour les éditeurs de presse et les médias, contraints de parier sur les abonnements. Au risque de creuser un fossé dans lexpérience des médias en ligne ?

Manque à gagner pour les éditeurs

Depuis la rentrée, les éditeurs s’inquiètent d’une note rédigée le 24 août par Apple à l’attention des développeurs, et qui précise que la nouvelle mise à jour de son navigateur Safari, dans la prochaine version d’iOS, pourrait offrir la possibilité de masquer, outre des cookies et certaines images, des pop-ups.

Quand on sait que Safari est actuellement le premier navigateur sur les mobiles et tablettes, et que les recettes publicitaires issues du mobile ont enregistré un bond de 35% en deux ans, on comprend l’anxiété des éditeurs de presse, dont la publicité (display, search et mobile) assure souvent la source principale de revenu. Le digital est d’ailleurs désormais le deuxième média investi par les annonceurs (25%), devant la presse print. (Source : SRI).

En Allemagne, 60% des annonces pre-roll, ces messages vidéo qui précèdent le visionneuse d’une vidéo recherchée, seraient déjà bloquées sur desktop. En juin 2015, les divers logiciels comptabilisaient déjà 198 millions d’utilisateurs actifs mensuels, contre 121 millions en janvier 2014. Une étude produite en août par PageFair évoque 21,8 milliards de dollars de pertes de revenus publicitaires cette année. La perte pour les éditeurs est néanmoins difficile à quantifier, du fait que l'éditeur ne voit pas le trafic généré par les utilisateurs d’adblockers, lesquels empêchent aussi le tracking.

En juin 2014, un collectif d'éditeurs, mené par Axel Springer, RTL et Prosiebesen Sat.1, a porté plainte en juin 2014 contre Adblock Plus, accusant Eyeo de fonctionner sur un modèle économique « illégal ». Lors du FrenchWeb Day Media en mars, les éditeurs s’étaient levés contre AdblockPlus, le fameux logiciel allemand utilisé pour bloquer les dispositifs de tracking, les logiciels malveillants et les publicités intrusives sur le web, et qui s’attaque même au native advertising.

« Beaucoup de gens reçoivent notre contenu gratuitement en ligne, la publicité numérique assumant une partie des coûts », note un porte-parole du Washington Post. Sans la publicité, le quotidien américain n’a pas les moyens de produire du contenu gratuit qui soit suffisamment qualitatif pour attirer de nouveaux lecteurs vers des offres d’abonnement.

Depuis cette semaine, le Washington Post a ainsi mis en place un test pour dissuader ses lecteurs de se doter d’un adblocker. Lors d’une visite sur un article du site, l’internaute qui utilise un adblocker se voit opposer une fenêtre pop-up qui lui propose d’accéder au contenu en échange soit d’un abonnement à une newsletter, soit d’une souscription à une offre payante.

Eyeo, le logiciel allemand qui est à l’origine d’Adblock Plus, a répondu aux procès et aux critiques en donnant la possibilité aux éditeurs de contenus de figurer sur une «liste blanche» de sites aux publicités non bloquées... moyennant finances. Google et sa régie Double Click ainsi qu'Amazon figurent ainsi aujourd’hui sur la liste blanche. Et donc paient !

Certains éditeurs français et américains font appel aux services de Secret Media, un ad-server qui utilise la cryptographie pour générer un tag publicitaire différent à chaque page internet, de sorte à le rendre impossible à repérer par un bloqueur de publicité. Secret Media travaille déjà avec des acteurs du real time biding (RTB).

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Reste qu’il n’est pas rentable pour tous les éditeurs de contenus en ligne de s’offrir une place sur liste blanche, ni les services d’un bloqueur d’adblockers. De surcroit, il est probable que les adblockers développent rapidement des solutions anti-adblocking. Le bras de fer peut durer longtemps.

Wanted ! Sites plus propres

C’est pourquoi, estime Pierre Chappaz, président de la plateforme de vidéo publicitaire Teads, les médias de qualité doivent remettre l’expérience utilisateur au centre de leur stratégie d’édition en ligne en régulant eux-même la publicité sur leur site, tant au plan qualitatif que quantitatif. « Les médias qui auront ce courage bénéficieront d'un cercle vertueux : visites plus fréquentes, consommation accrue de leurs contenus, et meilleure image de marque », assure t-il au magazine suisse Bilan. Quant aux annonceurs, ils auraient « tout à gagner à mettre un terme à la recherche du contact à tout prix, fût-il forcé et désagréable pour l'internaute ».

Ce dispositif implique pour l’éditeur de refuser les offres de certains annonceurs, voire d’embaucher quelqu’un chargé d’éditorialiser et de disposer dans la maquette numérique du titre les contenus publicitaires. Seuls les abonnements peuvent amortir les coûts. Le lecteur qui est prêt à sortir son portefeuille bénéficie alors d’un site ou d’une appli dégagés de toute publicité qui ne présenterait pas un intérêt culturel, esthétique ou pédagogique. Aux autres les pages embouteillées d’annonces en pagaille et de trackers intrusifs, sur des sites lourds et lents à charger.

Cette tendance pourrait s’appliquer de la même manière à la SVOD. La semaine dernière, le service américain de streaming vidéo Hulu a dévoilé son service d'abonnement sans publicité. Pour quatre dollars de plus par mois, les abonnés « Hulu Plus » peuvent s’immerger dans leurs films sans jamais être distraits par des séquences vidéo qui n’ont rien à voir.

Hulu

Fracture numérique

Le business de l’adblocking est-il entrain de générer un internet des riches et un internet des pauvres ? Aux uns la lecture confortable et fluide d’un texte ou d’une oeuvre cinématographique, aux autres, la fatigue visuelle et le bruit assourdissant du balai des pop-ups qui surgissent comme des bolides sur un boulevard blafard. La possibilité de se concentrer pourrait devenir un luxe que seule une petite société de souscripteurs aux sites de presse et de SVOD pourront s’offrir, quand la masse devra se contenter d’un fatras de mots et d’images morcelés, dispersés, produits dans la hâte.

L’internet n’aurait plus la même configuration et n’offrirait pas les mêmes opportunités selon que vous avez les moyens d’y entrer par le porche des abonnés, ou que vous passez par la porte des simples visiteurs.

La fracture numérique signifiait jusqu’à présent un fossé entre ceux qui ont un accès constant et convenable à la technologie numérique et ceux qui ne l’ont pas. Avec l’écosystème de l’adblocking, le fossé pourrait bien consister dans un internet du riche et un internet du pauvre.

par @ClaraSchmelck