Journalisme web : 10 tendances pour 2016 à 2026

Par Hervé Brusini, Direction de l'information, France Télévisions

Ce fut un show bourré d’infos, d’humour et de préconisations. Pour la 9ème année consécutive, la spécialiste en prospective, Amy Webb a brossé, le week-end dernier à Denver devant l’ONA (Online News Association), le tableau de ce que sera, selon elle, le journalisme numérique dans les 10 années à venir. Cinq tendances devraient ainsi structurer le vaste monde de l’info en ligne.

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Ultime recommandation de sa part avant le lever de rideau :  pour distinguer une tendance, « il ne faut pas se laisser distraire par ce qui brille » conseille Amy Webb. Et d’ajouter : « Il est nécessaire de voir ce qu’il se passe à la marge aujourd’hui, et qui deviendra le mainstream de demain… »

1La reconnaissance des objets

« Il y a 7 milliards d’humains et potentiellement, tous ont un portable, tous peuvent faire des images. » 

Un tel constat est lourd de conséquences pour le genre humain comme pour le journalisme: Comment stocker cette abondance ? Comment la rendre utile ?

De fait, a assuré Amy Webb, les machines sont amenées à reconnaître les objets, et le contexte dans lequel ils se situent. Déjà, le FBI a mis au point des programmes capables de reconnaitre les personnes, qu’elles soient en mouvement ou les cheveux devant le visage. On peut même prédire comment les gens vont interagir, se serrer la main, s’embrasser d’une seconde à l’autre.

Cet afflux d’images de toute nature, va contraindre à repenser la stratégie et l’organisation des rédactions, estime l’experte. Car la reconnaissance des images, et, à travers elles, des objets et des personnes permettra d’indexer toutes des représentations, ce qui pour l’heure sans utiliser l’écrit, est impossible.

Caméra poussière

Caméra poussière

D’autant que la miniaturisation des caméras est en marche. Elle a alors parlé de « caméra poussière », et la voilà soufflant sur la paume de sa main. Un nuage de particules brillantes s’en échappant. Ce n’étaient que des paillettes de maquillage, mais Amy Webb assure qu’à Stuttgart des chercheurs travaillent sur des micro caméras, sorte de « poussière intelligente » capable d’assurer la prise de vue d’une zone de guerre, d’un événement en direct.

« Bien sûr, a-t-elle ajouté, cela finit par se dégrader mais si les signaux ont bel et bien été envoyés aux news rooms… » Tout cela pose évidemment de graves questions, a affirmé Amy Webb. Les algorithmes qui prédisent les comportements criminels peuvent virer aux clichés racistes, etc...

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2Le crowdlearning

Il y a 10 ans, rappelle Amy Webb, le crowdsoursing était le grand sujet à la mode. La production d’informations avec la participation d’un grand nombre de contributeurs était plébiscitée. Désormais pour comprendre une question, on peut utiliser le flux continuel de données qui existe aujourd’hui.

Les données de masse doivent ouvrir au journalisme de nouvelles perspectives, « afin de poser de nouvelles questions » a déclaré Amy Webb.

Ainsi en matière de santé avec le site health data.gov – le domaine de la santé ira en expansion gigantesque, ou simplement de circulation automobile avec l’application Waze par exemple, les data permettent d’autres récits, d’autres reportages. Voire même de revisiter des événements passés.

On pourrait ainsi créer une « sorte de sonar digital » a suggéré l’experte, notamment grâce à l’intelligence artificielle qui se développe. Mais le journalisme aura alors un absolu devoir de transparence quant à ses sources. Vigilance aussi à propos du devenir de toutes ces données.

« Attention à qui utilise ces data, si Google est vendu, des morceaux de moi-même le seront aussi ! Et ces questions on doit se les poser en 2016 avant que cela ne devienne un problème en 2026. »

3La réalité mixte

L’environnement immersif des nouveaux outils technologiques change l’art de raconter une histoire. La réalité mixte est donc la combinaison des royaumes physique et numérique avec la réalité augmentée (et ses superpositions numériques), la réalité virtuelle et la caméra multidirectionnelle à 360° (ces deux derniers aspects appartenant à ce qu’on appelle un environnement immersif).

Pour autant Amy Webb a jugé que « la réalité virtuelle n’est pas la panacée. En effet, tout le monde ne possède pas un casque approprié, la vision en situation immersive provoque des nausées, cela requiert une attention très soutenue, de même qu’un investissement fort en ressources, enfin elle est adaptée qu’à certains récits ».

Il s’agit, pour le journalisme, de se confronter au paradigme très actuel : « montrer versus dire ».

Ainsi a-t-elle dit, la crise des réfugiés, le réchauffement climatiques ou la violence armée à Chicago, peuvent constituer des sujets « d’expérience en réalité virtuelle », mais elle a ajouté, « n’investissez pas dans cette technologie sans avoir établi à long terme votre stratégie de réalité mixte ».

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De nombreuses questions restent à résoudre, avertit la futurologue.

  • Comment les mondes virtuels changent-ils le sens que nous donnons à nos existences ?
  • Accroissent-ils ou font-ils baisser la violence du monde réel ?
  • Si dans un monde virtuel, quelqu’un harcèle ou agresse violemment, est-ce punissable ?
  • Qui blâme le criminel virtuel ?
  • Qui aide sa victime ?

Une brise philosophique venait de se lever dans la grande salle de l’ONA quand Amy Webb a prophétisé que la réalité augmentée était peut être le futur de l’information. Là encore, associée à l’intelligence artificielle et au flux de data, la RA est appelée à se développer très rapidement.

« C’est donc MAINTENANT que les journalistes doivent s’y intéresser », a-t-elle recommandé.

4L’informatique conversationnelle

«  On peut s’attendre à parler à des machines pour le reste de notre vie », prévient Amy Webb.

Selon elle, des interfaces robotiques commencent d’ores et déjà à remplacer les interfaces standards. « Cela change les attentes de ceux qui s’intéressent à l’info dit la spécialiste. Très bientôt la conversation remplacera le commentaire ». On pourra donc en demander plus en parlant avec le bot reporter ou le bot éditeur.

Pour mieux convaincre, Amy Webb a alors entamé un dialogue avec Akira Lovelace, un bot reporter (créé sur Chatfuel) interrogé sur l’#ONA16 , ou avec une certaine Amy Webb ( faite avec Pandorabots), autrement dit la représentation botisée d’Amy Webb elle-même. Les conversations sont allés bon train sur l’existence de l’ONA, son passé, le nombre de ses participants ou sur la réalité de l’humour d’Amy, question posée par Amy Webb à … elle même.

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Le jeune Dimitri Dumik a rejoint l’universitaire chercheuse sur scène. Il est le PDG de Chatfuel et nous a confirmé que son bot Akira avait été créé le jour même quelques heures avant la conférence. CNN, ou Buzzfeed ont déjà réalisé des tentatives fructueuses en matière de bots. Pas étonnant, car selon Amy Webb, ce journalisme de conversation « rencontre les gens où ils sont déjà ».

Ainsi à propos de la Syrie, il est possible d’organiser un bot explicatif, pour peu que le corpus basique soit solide, a prévenu Amy Webb. Il faut donc amasser les questions/réponses préalables du genre : que se passe-t-il en Syrie ? Quand, comment a commencé la crise ? Qui est Assad ?... Et bien sûr, mettre en place toutes les cartes géographiques possibles.

On peut faire de même avec les soirées électorales. « Il ne tient qu’à vous ! », a lancé la jeune femme. Bot en forme de kiosque où l’on converse sur les trois histoires du moment. Bot consacré à un seul sujet, la ville d’Alep en Syrie par exemple. Bot d’infos locales…

« Dans 10 ans, a affirmé Amy Webb, grâce à cette conversation combinée avec l’intelligence artificielle et son apprentissage en temps réel, les interactions avec les humains seront réelles. Nous aurons appris aux machines à parler. Elles auront appris notre rancune, notre sexisme, notre xénophobie, notre homophobie…»

La jeune spécialiste a alors voulu dire que nous étions les pères et mères de ces machines, que nous avions une responsabilité dans leur mode de pensée et qu’en retour, elles pourraient peut être nous apprendre « à être de meilleurs humains ».

5Le journalisme augmenté

Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut savoir relier des faits.

« Précisément l’ordinateur nous aide à cela, a assuré Amy Webb. Dans 15 ans les machines auront beaucoup appris, les systèmes seront plus puissants, le journalisme augmenté le sera nettement même s’il n’en est encore qu’à ses débuts. »

En reliant les faits, les données, les documents entre eux, le journalisme numérique conduit le journalisme dans le réel plus que jamais, a suggéré Webb. « La crédulité » diminuera.

« Ainsi, en pleine campagne électoral, un bot capable d’effectuer un fact checking en temps réel, pourra voir le jour. Hélas c’est aujourd’hui impossible. Ce sera pour la fois suivante », a ironisé la spécialiste.

De nouveaux métiers vont apparaître dans le journalisme selon Amy Webb : le reporter se verra « renforcé », il y aura des développeurs de Bot, des éditeurs publics de code, des chercheurs MediaLab. Le pilier de tout ce futur proche étant l’intelligence artificielle, a garanti Amy Webb.

« Elle n’est pas encore totalement arrivée, a-t-elle souligné. C’est juste le début. Prenez le temps d’apprendre ce que cela recouvre réellement. Apprenez son lexique, ce que cela peut faire et ne pas faire… » Amy Webb a conclu cette heure et quart de conférence sur ces mots : «  Le futur des médias n’est pas prédéterminé. C’est ensemble que nous le fabriquerons… dans le présent. »

Et c’est ainsi que s’est achevé une présentation effectuée debout sans notes (à part les slides) et sur un rythme plus que soutenu. Pourtant Amy Webb avait encore 5 autres tendances à nous révéler. Les voici en bonus et très résumées.

Le Bonus

6le doxxing organisationnel

Autrement dit le piratage de renseignements à propos d’une personne. Précisément, ce piratage est chose connue. Il n’est pas exceptionnel et guette les organisations de presse. En France on l’a vu avec les attaques subies par TV5 Monde. Il faut donc que les médias s’y préparent, a averti Webb. Il est temps d’intégrer sérieusement des protocoles de sécurité dans les news room.

7La fragilité numérique

On l’a vu, le flot de données est continu. Images, textes, data de toute nature explosent en termes de contenus numériques. La question de la préservation de toutes ces productions est déjà posée. Comment enregistrer, stocker, référencer le journalisme numérique, la préoccupation est grandissante. Elle demandera de faire des choix, d’introduire des critères de sélection qui ne seront pas sans soulever de vastes débats.

8La vérification, l’étiquetage de l’info

Lors de sa conférence Amy Webb a parlé du devoir de transparence pour les journalistes. Non seulement, ils doivent s’expliquer sur leurs méthodes, leurs sources, mais aussi à terme sur les technologies et les data utilisées. L’outil employé fera partie de cette exigence de clarté, les algorithmes auront donc la nécessité d’étiqueter l’info sur tous ces aspects.

9L’édition limitée

C’est une valeur ajoutée du journalisme. Le grand récit avec début et fin, la série de sujets à épisodes multiples, pour Amy Webb, tout cela constitue un « plus » dans le journalisme à venir.

10Le journalisme comme service

C’est une façon de répondre à la crise que traverse la fabrication de l’info. Le service est un début de réponse selon Amy Webb. Informer, certes, mais aider le public est un service auquel le journalisme est convié. Et cela dans tous les registres de l’information, très concrètement dans l’info de proximité et plus pédagogiquement dans de décodage de la complexité de l’actualité du monde.

Les « slides » de la présentation sont ici. Et pour mémoire, voici les compte-rendus du top 10 d'Amy Webb, CEO de Webb Media Group, de fin 2015,  2014,  2013, 2012,2011 et 2010.

Salle comble pour une des sessions les plus attendues

Salle comble pour une des sessions les plus attendues