L’Open Source, une alternative aux Gafa ?

Par Nathalie Pignard-Cheynel, professeure en journalisme numérique, Académie du journalisme et des médias, Université de Neuchâtel

Depuis quelques mois, le monde journalistico-médiatique découvre avec effroi l’emprise, construite progressivement, des Gafa sur la diffusion de l’information et sa monétisation. Victimes plus ou moins consentantes, parfois acteurs à part entière du système, les médias font dorénavant partie de cet écosystème piloté par les géants du numérique. Et sont soumis à des règles qui cadrent, influencent mais également contraignent leur activité. Après le constat et la prise de conscience, vient le temps de la recherche d’alternatives. L’idée n’est pas de faire du jour au lendemain sans les infomédiaires mais de desserrer l’emprise, de retrouver des marges de manœuvre, et d’inventer des modèles techniques propres.

Parmi les pistes évoquées, celle de l’Open source avec des outils spécifiquement pensés pour les rédactions, développés en leur sein ou à travers des collaborations (inter-médias, avec des start up voire la recherche académique). Cette piste prometteuse nécessite toutefois un préalable : accepter de saisir à bras le corps la question technique, et surtout questionner la dépendance dont font preuve nombre de médias à son égard. Cela ne va pas de soi : davantage présenté comme une activité intellectuelle, le métier de journaliste est peu pensé dans sa matérialité technique, réduite dans l’imaginaire collectif à un calepin et un stylo. Souvent mise à distance, la technique est donc peu valorisée voire mésestimée à l’image des journalistes web qui, malgré (ou à cause de) leurs agilités numériques, sont souvent considérés comme les parents pauvres du journalisme.

Pourtant, interroger le rapport à la technique, sa place et ses effets ne signifie pas tomber dans une fascination ou un déterminisme honnis tant des journalistes que des académiques. Il s’agit plutôt de considérer la technique comme une construction sociale, intrinsèquement liée aux dimensions politiques, économiques et éthiques qui façonnent également la pratique journalistique.

Penser (la dépendance à) la technique

La question de l’indépendance est souvent avancée comme un enjeu central du journalisme : indépendance vis-à-vis des actionnaires, des sources, des communicants, etc. Plus rarement pose-t-on la question de l’indépendance technique. Cela devient pourtant une problématique cruciale dans une société et une profession immergées dans le numérique, où les technologies, omniprésentes, investissent la production, la diffusion et l’usage de l’information.

Les Gafa n’y sont pas étrangers, loin de là. Drainant l’essentiel de l’audience des sites d’information, ils sont une pièce centrale de l’équation numérique. Selon Parse.ly, Facebook et Google représentent à eux deux près de 80% du trafic externe des sites d’information ; sans compter la part grandissante d’AppleNews dans les audiences mobiles.

Cette dépendance trouve ses origines dans une soumission à des exigences d’ordre technique, qui se muent insidieusement en préconisations éditoriales voire marketing. Guillaume Sire a bien montré comment Google a progressivement façonné un type de titraille sur les sites d’information, conduisant à une standardisation extrême de l’écriture. Cette codification, dictée par les logiques de SEO, s’est rapidement accompagnée de choix éditoriaux (nombreux sont les sites qui ont fait évoluer leur offre numérique en visant prioritairement un « bon » référencement chez Google) et des organisations spécifiques au sein des rédactions (comme le recrutement de spécialistes en référencement). La même partie se joue quelques années plus tard avec Facebook. Pour obtenir les faveurs de l’algorithme, il faut se soumettre à ses exigences techniques : adopter certains formats (si possible natifs de Facebook comme le live, la vidéo ou les instant articles), ce qui transforme progressivement l’offre éditoriale pour la faire coller à ces « recommandations ».

Pour certains médias qui ont fait le choix radical d’une existence exclusivement réduite à ces plateformes, l’enjeu est encore plus grand. Chez Brut, MinuteBuzz ou Kapaw, pas de site web. Ces pure players ont abandonné toute velléité de présence en propre sur le net et ne vivent qu’à travers les différentes plateformes pour lesquelles ils produisent à chaque fois des contenus sur mesure.

Ajoutons au tableau que la plupart de ces plateformes et les algorithmes qui les régissent sont des systèmes propriétaires et verrouillés sur eux-mêmes (plus encore dans leurs versions mobiles), mettant à mal tous les idéaux qui ont contribués à la naissance d’Internet puis du web.

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Crédit : Catherine Créhange, Un dessin par jour

Quand l’Open source rencontre le journalisme

Dans ce contexte d’emprise grandissante des Gafa sur l’écosystème informationnel, les regards se tournent vers l’Open source comme possible contre-modèle.

Il faut dire que les valeurs portées par le mouvement du libre depuis les années 70 (et dévoyées par les ambitions économiques des Gafa) peuvent, à bien des égards, être rapprochées de l’idéal journalistique : le service de l'intérêt général, la participation au dynamisme démocratique, une visée sociétale. La nécessité d’une collaboration entre les sciences informatiques et le journalisme s’inscrit, elle, dans la figure du journaliste hacker née aux USA dans les années 1980 ou plus anciennement encore dans la tradition du « computer-assisted reporting » (apparue dans les années 1950 et souvent présentée comme prémisse du datajournalisme).

L’Open source fait donc sens mais le chemin est encore long. Au quotidien, nombre de journalistes utilisent (parfois sans le savoir) des solutions ou logiciels libres. De WordPress à Timeline JS en passant par des logiciels de cartes et de visualisation de données, le net regorge d’outils qui connaissent du succès auprès des journalistes. Certaines technologies sont même développées en libre par les Gafa, comme l’AMP de Google ou le système d’exploitation Android.

Plus rares sont les rédactions qui développent un projet structuré autour du libre. Le mouvement s’amorce toutefois en s’appuyant sur quelques cas qui font figure d’exemples. Ils peuvent être classés en trois catégories :

  • Des médias développent en interne des outils Open source puis les laissent à disposition de la communauté via des plateformes comme Github. En Suisse, c’est le cas du Temps qui a mis en place depuis quelques années une « toolbox » constituée d’outils et de canevas éditoriaux créés sur mesure pour les formats numériques les plus utilisés (long form, timeline, diaporama, etc.). Une méthode qui permet de s’affranchir des contraintes et ressources techniques liées à la création systématique de nouveaux formats. Même logique pour la NZZ, toujours en Suisse mais côté alémanique, qui développe une boite à outils de storytelling.
  • Dans une perspective plus intégrée, certains médias tendent à implémenter de manière systématique des outils Open source, au niveau même de leur workflow et de la gestion de leurs contenus. L’un des principaux acteurs de ce type de solution est SourceFabric, dont les outils sont expérimentés au Zeit Online mais aussi au sein de l’Australian Associated Press (notamment Superdesk, une « salle de rédactionvirtuelle »). La particularité est que ces outils ont été pensés pour des rédactions, à partir d’une identification des usages et des attentes des journalistes (et non des services informatiques ou des gestionnaires).
  • A un niveau encore plus macro, d’ambitieux projets voient le jour sur la base de coopérations entre différents acteurs, parfois à un niveau international, sorte de pendant technique aux investigations à grande échelle comme les Panama ou Paradise Papers. De telles synergies visent à réfléchir collectivement sur des problématiques contemporaines du journalisme (les fake news, le lien avec le public, etc.) et d’essayer d’y apporter des réponses à travers des outils libres. Citons par exemple le Coral Project qui regroupe différents médias (dont le Washington Post et le New York Times), des universités et la fondation Mozilla. L’ambition est de mener une réflexion et d’apporter des réponses concrètes à la crise de confiance envers les journalistes et de favoriser échange et participation avec les lecteurs. Une interface de commentaires entièrement personnalisable (baptisée « Ask ») est ainsi en cours de test sur le site du Washington Post.

L’outil au service de l’éditorial

Au-delà des visées politiques et éthiques portées par le logiciel libre, son intégration par les médias a d’autres vertus :

- Il conduit souvent, par sa plasticité et sa nature évolutive, à renverser la perspective qui l’associe aux usages. L’outil est pensé au service de l’éditorial et de la pratique journalistique. Il devient un facilitateur voire une source d’enrichissement et non une contrainte comme c’est encore trop souvent le cas ;

- L’Open source offre également une réponse à un enjeu central de l’ère numérique : la pérennité des contenus. Combien de journalistes ont vu leurs productions disparaître du jour au lendemain parce que l’outil utilisé (souvent en ligne et doublé d’un service d’hébergement) a disparu, est devenu payant, etc. Sans compter les problèmes que posent ce type de solution externalisée pour la comptabilisation de l’audience ou même la comptabilité technique avec le CMS utilisé par le média ;

L’Open source peut donc être envisagé comme un contre-modèle voire un acte de résistance à l’encontre des tout-puissants Gafa. Gageons qu’ils soient également un catalyseur d’innovations en poussant les médias à s’interroger sur la technique, à se saisir pleinement de son potentiel et à le faire en intégrant dans la réflexion les premiers acteurs concernés, les journalistes.

Crédit Image Une : Patrick Tomasso, Unsplash