Victimes du clic, nous sommes devenus des « prolétaires affectifs » du web

Par Barbara Chazelle, France Télévisions, MédiaLab et Prospective

La circulation numérique de nos émotions est un élément essentiel de l’économie du web social. Nos interactions en ligne deviennent les ressorts d’un « capitalisme numérique affectif » dont nous sommes les travailleurs bénévoles, promesse d’une meilleure expérience en ligne mise à part.

Mais à qui profitent nos affects et comment sont-ils exploités ?

Les enseignants-chercheurs Camille Alloing et Julien Pierre analysent et critiquent ce phénomène dans leur ouvrage « Le web affectif, une économie numérique des émotions » (INA Editions).

Emotions, affects : quelles sont leur valeur économique ?

Les auteurs ont pris le parti de parler « d’affects » plutôt que « d’émotions ». Quelle est la différence ? Les émotions seraient individuelles, de l’ordre du ressenti, alors que les affects sont de l’ordre de la relation sociale. Affecter « c’est avoir un effet sur quelqu’un, l’inciter, l’émouvoir, empiéter sur sa réalité ».

Roue des émotions de Plutchik

Roue des émotions de Plutchik

Rapporté au web, il s’agit d’attirer l’attention de l'internaute sur des informations produites par d’autres utilisateurs et de l’y faire réagir (par un clic, un like, un commentaire… en d’autres termes une donnée numérique) : c’est ce qui permet de faire circuler le contenu en question. Cette preuve d'intérêt produit des recettes publicitaires et vient alimenter les stratégies des grandes plateformes qui ont alors des éléments pour décider où investir.

Tout est bon pour faire réagir : après les smileys et les Facebook Reactions, place à l’application Bitmoji qui anime votre avatar en réalité augmentée. Certaines marques vont jusqu’à créer leurs émojis pour un événement, à l’instar de Disney en partenariat avec Twitter à l’occasion de la sortie de Star Wars VII et un marché de start-ups spécialisées dans le brand sticker est en pleine expansion !

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Une expérience personnalisée à condition d'être profilé

La généralisation des plateformes (Facebook, YouTube…) est à l’origine du poids grandissant des affects : elles sont non seulement un moyen de circulation des contenus mais aussi un outil d’analyse et de mesure utile aux marques.

« Devenues ordinaires, elles englobent et encadrent tous nos comportements. Leur ubiquité s’accompagne d’une tendance à quantifier, mesurer, tracer tous les gestes et actions de leurs usagers. Parce qu’il y a une continuité entre mise en chiffres et création de valeur, l’affect mesuré est intrinsèquement un outil de valorisation pour l’économie numérique », expliquent les auteurs.

Notons que la mesure des émotions est très approximative, mais elle fait consensus chez les professionnels. (Rien de nouveau, la mesure d’audience de Médiamétrie repose sur ce même principe).

« Ce n’est pas tant l’objet émotion qu’il est nécessaire de définir, mais plutôt les postulats, représentations, croyances ou conventions que les chercheurs, mais également des ingénieurs ou des entrepreneurs investissent dans les émotions. »

Dans le cadre de cette économie des affects, nos interactions en ligne constituent un « travail affectif numérique » et nous transforment en un « prolétaire affectif » qui « produit beaucoup d’affects, au point qu’il ne peut subsister que par ce qu’il produit ».

Les données que nous produisons permettent aux plateformes de nous promettre une expérience personnalisée (ou plus ciblée selon le point de vue où l’on se place). Elles viennent alimenter des méthodes et algorithmes brevetés (« Method and system for tagging of content » de Google ou « EdgeRank » de Facebook) qui participent à notre profilage.


Et demain, c’est par la voix que ces plateformes analyseront nos émotions
via les objets connectés qui envahissent tous les jours un peu plus notre quotidien.

« J’imagine un monde où chaque objet intelligent serait doté d’une puce le rendant capable de comprendre nos émotions en temps réel », déclarait en 2016 déjà la dirigeante de la société Affectiva.

Hack your emotion !

Cette économie des affects dépasse la simple activité marchande : on la retrouve aujourd’hui « au service de la mise en capacité de soi, du management dans les entreprises et parfois dans une certaine forme de contrôle social. »

« Nous voyons le capitalisme affectif comme un moyen d’encadrer ce travail en ligne : s’assurer que les travailleurs et les consommateurs sont dans de bonnes dispositions et que les états affectifs qu’ils expriment participent aux systèmes économiques en place », expliquent Camille Alloing et Julien Pierre. C'est ainsi que l'on voit apparaître dans les entreprises des « Chief Happiness Officers » dont la mission consiste à « administrer des actifs humains par le management des émotions. »

Mais cette récupération de nos affects n'est pas sans danger : la technologie capture des émotions dont nous n’avons pas toujours conscience et l’exposition de ces données émotionnelles pourrait « créer de nouvelles formes de domination mais également de résistance. »

Il est temps de reprendre le contrôle en nous interrogeant sur ces dispositifs afin de pouvoir redéfinir ce qui nous affecte. Dans cette perspective, deux stratégies doivent être mises en place. D’une part, nous ne devons pas abandonner la bataille de la redevabilité des plateformes en leur demandant plus de transparence quant aux comportements de leurs algorithmes. D’autre part, l’éducation aux médias et au numérique est fondamentale pour aguerrir tout individu à hacker l'exposition de ses émotions, en apprenant à tromper les algorithmes en générant des données aléatoires en grande quantité par exemple.