La technologie nous rend-t-elle plus créatifs ?

Par Marc Herpoux, scénariste. Billet invité

Un créatif se doit d'interroger les techniques qu'il utilise parce qu'elles influencent sa création. A l'heure où nous parlons d'intelligence artificielle, on peut s'interroger sur leur pertinence. Des logiciels d'écriture pourraient-ils créer à notre place ? Jusqu'où peut aller cette « hybridation » entre l'homme et la machine ?

D'autant qu'elle ne date pas d'hier ; cette « hybridation » entre humains et objets a pris bien des formes : l'artisan et son outil, le musicien et son instrument...

Dans un film comme Le Pont de la rivière Kwaï, on nous présentait déjà des prisonniers américains refusant de faire sauter le pont de l'ennemi... parce qu'ils l'avaient eux-mêmes construit ; le personnage de Tom Hanks dans Seul au monde, prêt à risquer sa vie pour sauver son ami Wilson... un ballon de volley ; ou encore Her, où le protagoniste tombe amoureux... d'une machine !

Si le postulat de ces films semble absurde, ces œuvres « sonnent » pourtant juste. Elles révèlent quelque chose de notre humanité. Nous avons toujours cherché à « donner vie » aux objets. Il en va de même avec la technologie actuelle. Nous cherchons à « donner vie » à la machine. Mais ce faisant, reste-t-elle encore à notre service, ou est-ce l'Homme qui se plie désormais à ses propres algorithmes ?

Technique et créativité

Tout scénariste a ses habitudes et ses techniques, et ce n'est pas un hasard si les développeurs de logiciels - comme Final Draft, Scrivener, et bien d'autres - essaient de les reproduire toutes le plus fidèlement possible. La créativité est indissociable de la méthodologie qui la permet.

Pour cette même raison, des auteurs comme Vince Gilligan (Breaking Bad, Better Call Saul), ou Dustin Lance Black (Harvey Milk, J. Edgar) n'utilisent pas de logiciel pour le développement de leurs histoires, mais restent sur des « fiches » papier (Index Cards). Pourquoi ? L'utilisation des Index Cards papier et l'utilisation des Index Cards virtuelles ne stimule pas leur créativité de la même façon. A quoi bon profiter des avantages du virtuel, si cette même créativité n'est plus au rendez-vous ?

Dustin Lance Black en plein brainstorming sur ses Index Cards papier

Précisons que ces Index Cards virtuelles relèvent de ce que les chercheurs appellent une « prothèse technologique », parce qu'elle remplace un élément naturel ou une technique plus ancienne. Mais la technologie va aujourd'hui plus loin, et ne se réduit plus à de simples prothèses.  Certains affirment même que les machines finiront par écrire des histoires à notre place.

Créativité et rationalisme

La construction d'une histoire, comme tout processus créatif, passe par l'imaginaire et la raison. Dans l'écriture d'une histoire, on doit tout autant produire de l'imaginaire - l'originalité de l'œuvre - que déduire ce qui manque à la cohérence du récit - sa crédibilité. Pour filer la métaphore, l'imaginaire passe par un calcul du type 1+1=3, alors que la raison passe par un calcul du type 3=1+?. La technologie n'a aucun mal à nous faire savoir que dans 3=1+?, il faut remplacer l'inconnue par 2. Concernant l'imaginaire, c'est autre chose... L’équation 1+1=3 est irrationnelle pour la machine. Il y a une valeur ajoutée que la technologie est incapable d'évaluer. Cette « valeur » représente des millénaires de philosophie, de poésie, d'art... 

C’est ce qui compose la « complexité du vivant ». Le jeu, le rêve, la créativité sont des particularités du vivant. Tout être vivant est un organisme singulier, là où la machine n'est qu'un agrégat déclinable. Si nous disons : « J'ai joué aux échecs avec la machine ! », avons-nous bien conscience que la machine n'a pas « joué » avec nous, qu'elle ne s'est contentée que de calculer des coups ? Car si nous avons « perdu », la machine n'a pas « gagné » pour autant. Nous projetons quelque chose sur elle.

Après avoir reconnu une intelligence à l'animal, aux insectes, nous commençons à en reconnaître une... aux arbres ! Réduire l'intelligence au QI est une erreur fondamentale ! Spinoza refusait de faire de l'Homme, « un Empire dans un Empire ». « L'Homme n'est qu'un ‘mode’ de la nature », disait-il, tout organisme cherche « à persévérer dans son être ». La pensée n'est rien d'autre. Nietzsche préfère le terme « Volonté de Puissance », mais l'idée est la même. « C'est le corps qui pense », dit-il. C'est bien ce qui nous sépare de la machine. Une machine ne peut être un « mode » de la nature ! Elle n'est pas un organisme autonome. La machine n'est pas « un corps qui pense ». Elle ne possède aucune « Volonté de Puissance ». La plus complexe soit-elle, une machine reste une construction humaine ; elle n'est pas née de la nature.

Homo Sapiens a ensuite une autre particularité : la quête de sens !

Homo Sapiens a besoin d'exister dans le regard de ses frères.

Créativité et sens dialoguent de concert depuis les grottes de Lascaux. La créativité sert à donner du sens à notre existence (création artistique, scientifique, philosophique, artisanale, entrepreneurial... technologique). Ce qui fait culture, n'est rien d'autre que l'intersubjectivité de notre espèce. Il n'y a pas quelque part un sens en soi à décrypter au travers de je ne sais quels algorithmes. Le sens est toujours un pour soi, situé dans une époque et une culture donnée.

Pourra-t-on modéliser toutes ces données un jour ? Permettez-moi d'en douter !

C'est l'Homme qui donne de la valeur aux choses. Vince Gilligan ou Dustin Lance Black donnent de la valeur à leurs Index Cards papier parce qu'elles les aident à créer. C'est l'Homme qui valide ou invalide ce que la machine propose.

Crédit : Ian Schneider 

Rationalisme et marché

La technologie a pour particularité - depuis le XIXe siècle - de tout passer au crible de « l'évaluation ».  L'essor du productivisme (évaluation quantitative) et du contrôle (évaluation qualitative) en sont les principaux marqueurs historiques (pas étonnant que le QI naisse à cette période !).

Dans le domaine de l'écriture, de nouveaux logiciels s'installent sur le marché, à l'instar de startups comme Scriptbook, qui proposent de nous aider à écrire un script plus commercial en calculant au travers d'algorithmes les équivalents sur le marché afin d'en reproduire le succès. Le travail de l'auteur ne sert alors plus qu'à répondre à la demande.

Avec la prothèse technologique, la machine restait au service de l'humain. Avec le « rationalisme technocratique », la situation s'inverse ; elle fait naître un nouvel animisme !

Quand une chaîne de télévision ou une plateforme Internet calcule le développement de ses fictions via des algorithmes, c'est la chaîne ou la plateforme qui « donne vie » à ces outils technocratiques. C'est elle qui donne à ces « évaluations » le crédit et la valeur qu'elle veut bien lui donner.

A l'heure où la rationalisation du travail touche à peu près tous les secteurs d'activités, il n'y a pas à s'étonner qu'elle s'immisce aussi dans la créativité. Elle la vide d’abord de son sens (le propre de l'art) pour la réduire à un objet de consommation (le divertissement). Ainsi, à la question : « Pourquoi créons-nous ? » (portée existentielle et angoissante de l'art), nous pouvons répondre: « Pour nous ‘divertir’ » ! (réponse rationnelle et rassurante du marché).

Méfions-nous donc du nihilisme ambiant, de ce « tout divertissement », et surveillons de très, très près ces outils technocratiques, au risque de voir - bien qu'au sommet de l'intelligence artificielle - la bêtise humaine déclarer la mort de l'Art.

 

Photo de Une de Aaron Burden