L’homme, mesure de toute chose, et même de l’IA

Par Clara Schmelck, journaliste et philosophe. Billet invité

« L’homme est la mesure de toute chose ». Son corps-étalon lui donne une position d’observateur centrée dans l’univers, mais lui apporte en retour des représentations qui consistent à relativiser sa place par rapport à l’intelligence artificielle : les robots dépasseront bientôt le cerveau. Et si l’équation était mal posée ?

De la Healthtech au transhumanisme

Le corps humain est mesuré, régulé, surveillé quantitativement en permanence via des applis de santé, de sport et de bien-être. Outre le cardiogramme intelligent ou le calculateur de calories ingurgitées, des hyper-applis synthétisent différentes données relatives à la santé : parmi les derniers nés, Icare Moniteur Santé, qui promet un check-up global en mesurant la fréquence cardiaque, l’audition et la vue sans dispositif extérieur. L’appli peut également collecter les données d’un bracelet connecté, d’une balance ou d’un électrocardiogramme pour évaluer les risques chez un sujet et lui proposer des conseils personnalisés (alimentation, activité sportive…). En 2018, des chercheurs de l’école d’ingénieurs de l’université de Tokyo, au Japon, ont réalisé une peau électronique flexible, qui affiche en direct des informations sur la santé de ceux qui la portent.

Paradoxalement, plus l’homme multiplie les outils de mesure quantitative de son corps, plus il parait tenté par le transhumanisme, de peur d’être dépassé par l’intelligence artificielle (IA).  Il se cherche un point de comparaison non plus avec le divin mais avec un analogon de lui-même, si bien que désormais, la mesure du corps ne s’envisage plus qu’au sein de la dialectique humain/intelligence artificielle.

Concurrence homme/machine

Il suffirait d’augmenter les capacités d’un ordinateur pour qu’il reproduise et concurrence l’esprit humain. Le documentaire d’Elon Musk, « Do You Trust This Computer ? » (« Faites-vous confiance à cet ordinateur ? »), d’avril  2018, expose avec emphase les risques de l’IA. Il conjecture un moment de l’histoire où l’IA évoluait pour devenir plus intelligente :

« Nous avons cinq ans, je pense que la super-intelligence numérique se produira encore au cours de ma vie, j’en suis certain à 100%. »

Cette peur pousse Elon Musk — n’oublions pas qu’il est le fondateur de la société Neuralink — à envisager les solutions technologiques pour lutter contre la concurrence du cerveau humain par l’IA. Musk entend, dans une perspective évangélique, offrir à des enfants dont le « QI » (Quotient intellectuel) ne serait pas assez élevé des implants, ce qui permettrait d’établir une société où tous les citoyens seraient également performants à la naissance.

Mais la façon dont nous pensons le lien entre l’ordinateur et l’humain est surprenante : nous nous demandons lequel des deux est le plus intelligent. Or, cette façon de comparer un humain et une machine est dénuée de fondement scientifique. Elle relève d’un préjugé couramment admis selon laquelle le numérique rend compte de la réalité du monde en sa totalité.

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L’herbe verte et la phrase qui cogne à la vitre

Certes, le goût et l’odorat sont des sensations que des dispositifs commencent à être capables de numériser. La salle de cinéma 4DX du cinéma Pathé à la Villette propose un « odorama » stimulant l'olfaction et présent dans les sièges. Il intègre dix arômes différents, dont la rose, l'herbe verte, la poudre à canon, la viande de bœuf.

Les images que donne la poésie, registre d’écriture non performatif, ne pourront pourtant jamais être numérisées. Quand bien même un dispositif de réalité virtuelle serait capable de nous transmettre la sensation de croquer dans une savoureuse fraise d’été, il ne saurait jamais transmettre à nos sensa data « la fleur de chair que la vague parfume » ou « la phrase qui cogne à la vitre » d’André Breton dans son Manifeste du surréalisme. Le plus humain est le moins codable en binaire.

En effet, le numérique ne sait pas exprimer toutes les sensations qui parviennent à notre conscience.

Ce dont nous prive précisément le numérique, c’est du rapport imaginaire au monde. L’action imaginante va au-delà de la capacité à associer selon un algorithmique idées/ formes/couleurs/odeurs, ce dont sont capables les robots les plus perfectionnés, puisqu’elle exerce un jugement sur cette sensation. Cette faculté permet à l’action imaginante, qui est le propre de l’homme, de former mais aussi de changer les images, de créer alors des associations incongrues. L’imagination nous libère des images premières reçues par la perception, à savoir celles que l’IA est capable de transmettre à l’œil, au nez, à la peau.

Vivre sa vie

L’humain reste le seul organisme capable de concilier l’imagination avec le sens commun (la raison), autrement dit, de penser, condition sine qua non de son autonomie. « L’homme est la mesure de toute chose... », dit le sophiste Protagoras à Platon dans le dialogue éponyme. Mais, on oublie souvent la suite de la citation : « ... de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne sont pas et de l’explication de leur non-existence ».

A vouloir « downloader » un « soi » en extension au moyen de l’installation de programmes qui décuplent nos performances intellectuelles et physiques, on s’assure une vie plus facile mais on renonce à une vie pleinement humaine.

Le siècle de l’IA pose chaque conscience devant ce dilemme : préférer s’autoprogrammer ou choisir de disposer de soi.

 

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