La vidéo mobile premium a-t-elle un avenir ? Bilan des offres Studio+ et Blackpills deux ans après

Par Alexandre Pierrinauteur-réalisateur et Cassandra Binet, diplômée en médias, innovation et création de contenus audiovisuels. Billet invité présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2019] Tous droits réservés.

Fort de la croissance des usages mobiles et de l'attrait pour la vidéo, Studio+ et Blackpills ont vu le jour il y a deux ans. Le concept ? Proposer des fictions au format vertical à une cible qui déserte la télévision traditionnelle pour des services de streaming. Alors que Blackpills vient de s'associer avec Orange, Studio+ a cessé son activité l'automne dernier. Comment expliquer ces trajectoires différentes ? Peut-on s'attendre à voir fleurir d'autres offres de ce type ou est-ce déjà la fin de la vidéo mobile premium ?

Le marché hyperconcurrentiel des applications est dominé par les GAFA

Avant de différencier les deux produits, il nous faut d’abord souligner que les contenus produits par Blackpills et Studio+ sont fortement influencés par le modèle économique et technologique que sous-tend leur support de distribution, à savoir une application pour téléphone intelligent.

Plus que jamais, le téléphone intelligent est le nerf de la guerre pour les diffuseurs. En effet, même si l’ordinateur demeure le principal écran utilisé pour visionner de la télévision en ligne, sa part de consommation est en baisse progressive depuis 2011. Des études publiées en février 2018 par l’agence Médiamétrie révèlent que le visionnement par l’ordinateur a baissé de 30 points (de 71,0% à 40,4%) au profit de l’écran du téléviseur (+14 points, soit un total de 37,5%) et des tablettes/appareils mobiles (+15%, soit de 5,6% à 22,1%). Les mobinautes consacrent 87% de leur temps passé aux applications, dont la moitié aux applications de réseaux sociaux, des jeux et des plateformes vidéo. Parmi eux, les 15-24 ans affichent une utilisation encore plus intense des applications sur leurs appareils mobiles, soit 92% du temps qu’ils y passent, avec une part des réseaux sociaux, des jeux et de la vidéo qui atteint 70%.

Or ces usages changent vite! Les équipes de Studio+ et de Blackpills doivent donc continuellement s’adapter aux évolutions d’usage. À ce titre, Philippe Haïm, ex-directeur de la création pour Blackpills, a déclaré ceci dans le cadre d’une entrevue accordée à Mediakwest:

« Blackpills est une compagnie [à vocation] mixte. C’est une compagnie à la fois de contenu et de technologie. C’est une compagnie qui crée non seulement des séries et des shows, mais aussi une application et – donc – une expérience utilisateur. On se vit comme ça. On a un département tech très développé et un département contenu très développé. On cherche à collaborer les uns avec les autres en permanence, en se disant que les deux sont inséparables. »

Le support technologique complexe peut s’avérer un frein à la promesse éditoriale des acteurs. Une analyse des commentaires menée par Cassandra Binet dans le cadre de son mémoire intitulé « L’innovation numérique éditoriale de l’audiovisuel sur mobile: les cas de BlackPills et Studio+ »* et portant sur les boutiques d’applications montre en effet que les utilisateurs vivent de nombreux problèmes techniques pouvant les pousser à désinstaller certaines applications: l’impossibilité de s’inscrire, car le code d’accès envoyé par texto n’est pas reçu pour Blackpills, un bogue de l’application empêchant l’accès (notamment après des mises à jour) ou bien encore le manque de compatibilité avec le terminal de l’utilisateur.

Ajoutons que le mobile est également un territoire concurrentiel au sein duquel les acteurs de l’audiovisuel doivent affronter les géants du numérique. Ces derniers exercent un monopole et soumettent les intervenants de l’audiovisuel à une certaine dépendance dont il faut tenir compte: en février 2018, l’agence Médiamétrie nous révélait dans un communiqué que les dix applications les plus consultées en France appartiennent toutes aux GAFA!

Si ces applications ne concernent pas uniquement les contenus audiovisuels, elles n’en sont pas moins concurrentes en ce qui concerne le budget et le temps que les mobinautes ont à y consacrer. Une étude du CSA intitulée Plateformes et accès aux contenus audiovisuels a montré que les plateformes numériques modifient perpétuellement les enjeux économiques et concurrentiels du secteur audiovisuel. Ainsi, lorsque nous évoquons une concurrence avec Studio+, Frédéric Jacquette, chargé de développement unscripted chez Blackpills, insiste davantage sur la concurrence avec les autres plateformes et les réseaux sociaux:

« Nos concurrents, ce sont plutôt toutes les autres applications installées dans le téléphone: Facebook, Snapchat, Instagram… Tout le temps consacré à d’autres applications que Blackpills. Sur mobile, il y a une concurrence d’usages et une concurrence de contenus, car l’un de nos concurrents demeure néanmoins Netflix. On a quand même des concurrents audiovisuels en plus des autres applications! »

Dans ce marché concurrentiel, Blackpills et Studio+ n’ont pas adopté les mêmes stratégies économiques ou le même positionnement éditorial. Il convient de s’interroger sur les raisons ayant mené à l’échec de l’un et au relatif succès de l’autre.

Studio+, l’échec de la stratégie premium

Studio+, lancée en novembre 2016 en France, a adopté d’emblée une stratégie dite premium. L’attachement à la « marque média » Canal + est évident sur le plan éditorial, car le logo reprend les mêmes caractéristiques que celui de la célèbre chaîne cryptée. D’un point de vue économique, l’application est accessible moyennant un abonnement payant – tout comme c’est le cas de Canal + depuis sa création.

Enfin, le positionnement éditorial de Studio+ laisse voir la volonté de construire un concurrent de Netflix sur mobile en proposant des séries originales de qualité à l’échelle internationale. Le budget moyen attribué à une saison d’une série sur Studio+ était d’un million d’euros, ce qui est très élevé dans l’univers des webséries françaises.

Cependant, comme le révèlent les commentaires analysés par Cassandra Binet dans le cadre de son mémoire, cette proposition a été mal interprétée par les consommateurs, qui l’ont perçue davantage comme une application permettant de revoir des séries à succès plutôt qu’un catalogue de contenus originaux. Nous avons ainsi observé un faible niveau de consentement à payer parmi les utilisateurs pour des contenus qu’ils ne connaissaient pas.

Blackpills, la nouvelle télévision des milléniaux

Lancée en Europe en mai 2017, Blackpills propose non seulement des séries, mais aussi des émissions quotidiennes ou hebdomadaires aux thèmes variés qui sont lancées d’abord en France avant d’être exportées aux États-Unis. Pour présenter ces émissions, la société a fait appel à de nouveaux talents comme l’humoriste Yassine Belattar, qui reçoit des invités dans Indéfendable pour parler de sujets d’actualité, ou Agathe Auproux, chroniqueuse à l’émission Touche pas à mon post diffusée sur les ondes de la chaîne française C8, qui s’intéresse au foot avec Ketchup Maillot.

 

La marque communique ainsi comme une « nouvelle télévision » destinée aux milléniaux. Blackpills adopte un ton familier et tutoie son utilisateur, usant (et abusant) de la métaphore de la drogue pour faire référence au visionnement en rafale de séries addictives. Cet attrait des milléniaux s’explique facilement. Toujours dans cette étude diffusée en février 2018, Médiamétrie nous apprenait que la télévision est le premier média en France, et ce, loin devant Internet: les Français passent 3 heures et 42 minutes en moyenne chaque jour devant leur téléviseur et seulement 1 heure et 28 minutes sur Internet. Or l’équilibre entre la télévision et Internet est différent parmi les 15-24 ans, où leur temps passé sur Internet (1 heure et 38 minutes) est désormais plus élevé que celui passé devant le téléviseur (1 heure et 26 minutes) et on dénombre plus d’internautes que de téléspectateurs au quotidien parmi les 15-24 ans.

Enfin, ajoutons que, contrairement à Studio+, l’offre se détache de toute marque média en plus d’être entièrement gratuite. Le modèle économique de Blackpills repose sur une tentative de séduire les utilisateurs en leur présentant une offre gratuite sans publicité – l’objectif visé étant d’augmenter rapidement le nombre d’utilisateurs. C’est en partie cette gratuité qui a permis à Blackpills de bénéficier de la bienveillance d’utilisateurs moins exigeants. En effet, malgré l’impossibilité de consommer les séries hors connexion ou de pouvoir les transposer sur l’écran du téléviseur grâce à ChromeCast comme le propose Studio+, Blackpills a connu davantage de succès. À ce titre, Frédéric Jacquette de Blackpills affirme ceci:

« Le côté mobile d’abord est toujours présent, mais on se rend compte que, en ce qui concerne les usages, on désire consommer un contenu de différentes manières au fil de la journée. Il y a des contenus que je consomme sur mobile quand je suis au travail, d’autres que je vais regarder sur mon ordinateur quand je suis à la maison et ainsi de suite. C’est en fonction du moment où l’on peut consommer et du support qui est accessible. »

Ayant convaincu un nombre suffisant de mobinautes, Blackpills a réussi à attirer des annonceurs et offre désormais un modèle freemium avec publicités. Les annonces récentes du groupe laissent transparaître sa volonté de proposer un modèle d’abonnement à bas prix pour les utilisateurs fidélisés qui désireraient bénéficier du confort d’un visionnement premium sans publicité. À ce titre, Daniel Marhely, cofondateur de Blackpills, estime qu’entre 5% et 10% de l’auditoire serait à payer pour accéder aux contenus de la plateforme SVOD. Initialement conçu comme un service de FVOD (free video on demand), cet acteur s’oriente vers une stratégie à la fois VSDA (subscription video on demand) et AVOD (advertising video on demand).

Le triomphe de la gratuité et l’importance de la présence omnicanal?

Ainsi, nous noterons que le modèle d’abonnement de Studio+ n’a pas su convaincre les utilisateurs. Blackpills est l’acteur ayant mis en place un modèle d’affaires qui, à ce jour, semble plus viable et mieux adapté au marché, à la lumière du faible niveau de consentement à payer pour des contenus qui s’explique par la gratuité de la plupart des chaînes de télévision et des plateformes comme YouTube et, plus largement, par le fait que la plupart des contenus visionnés sur mobile sont issus des réseaux sociaux. Ajoutons à cela le fait que Blackpills a recomposé son offre éditoriale en y intégrant des programmes de flux permettant de faire naître de nouveaux contenus moins coûteux. Par exemple, l’émission Régis C’est Chic lancée en avril 2018 parle de mode avec humour en filmant simplement un présentateur sur fond vert avec deux téléphones intelligents.

 

De plus, à la fois pour Studio+ et pour Blackpills, l’offre mobile d’abord a ainsi évolué pour permettre une distribution des contenus sur l’ensemble des appareils, notamment grâce à une plateforme SVOD Web et à ChromeCast. Enfin, le mode hors ligne qui est proposé par Studio+ et qui est en cours de développement du côté de Blackpills permet de rendre les contenus accessibles, quel que soit l’instant. Ces acteurs ont plus ou moins tardivement intégré la nécessité d’être présents sur l’ensemble des appareils, c’est-à-dire de produire de nouveaux contenus adaptés ou de rendre accessibles à tous les appareils les contenus existants: les nouveaux consommateurs veulent pouvoir commencer une série sur leur tablette en prenant le petit déjeuner, la poursuivre pendant leurs déplacements et la terminer sur l’écran téléviseur en rentrant le soir. La distribution sur un seul et même appareil ne convient pas à la logique d’ubiquité des contenus que l’on appelle plus communément « atawad » (any time, any where, any device). Notons que cette souplesse en matière de consommation est impérative et que l’utilisateur acceptera difficilement de payer pour un service qui lui propose une série qu’il lui sera impossible d’écouter en rafale par la suite comme et où bon lui semble.

En conclusion, on pourrait dire que Blackpills a réussi en appliquant les préceptes du Web (gratuité, diversité, contenus mettant de l’avant des influenceurs), tandis que Studio+ a connu des difficultés en utilisant des recettes issues de la télévision (production à grande échelle, service payant, marque média établie). Dans les deux cas, l’importance d’une distribution sur plusieurs canaux s’est également imposée naturellement au fil du temps. Il reste donc à savoir si Blackpills réussira à s’imposer de façon durable dans le secteur complexe et mouvant de la vidéo en ligne.


*Le mémoire rédigé par Cassandra Binet intitulé « L’innovation numérique éditoriale de l’audiovisuel sur mobile: les cas de BlackPills et Studio+ » a été soutenu en Octobre 2018 à l’École des hautes études en sciences de l’information et de la communication (CELSA) de l’Université de la Sorbonne.