Les principales leçons du rapport britannique sur l'avenir du journalisme

Par Alexandre Bouniol, France Télévisions, MédiaLab

Quelques jours avant la publication du déjà fameux rapport des députés britanniques qualifiant Facebook de « gangster numérique », un autre rapport important est paru au Royaume-Uni. La presse est en danger; et si rien n’est fait rapidement, c’est toute une industrie, voire même la démocratie, qui peuvent mourir à petit feu, alerte ce document d'expert. Quelles solutions sont possibles face à ces menaces ?

Voici les principaux enseignements à en retenir pour « un futur durable pour le journalisme ».

Le journalisme au Royaume-Uni en pleine « disruption »…

Le rapport Cairncross, établi par une journaliste universitaire à la demande du Premier ministre, revient sur l’importance du journalisme dans une démocratie. Il est vital. Nécessaire. Il défend un journalisme  « d’excellence » pour que le régime soit le plus saint possible, répondant à des codes, des pratiques, des standards permettant de donner une légitimité à la profession. Mais c’est surtout sur la notion d’information d’intérêt général dont il est question dans ce rapport. Ce type d'information serait ainsi en péril au Royaume-Uni :

  • A l’instar de la plupart des pays occidentaux, la presse britannique a subi de plein de fouet l’arrivée d’Internet impactant son modèle économique. Avec une baisse drastique des revenus publicitaires sur format papier, elle a encore du mal à compenser les pertes sur le numérique. Les revenus publicitaires étant principalement captés par les géants du web, elle a du faire des économies. C’est-à-dire au détriment des investissements qu’elle aurait pu faire pour accompagner sa transformation digitale ou encore en rognant sur les coûts de l’information (- 6.000 journalistes depuis 2007 au Royaume-Uni).
  • Cette baisse des revenus s’est faite en général sur deux types de journalisme, pourtant piliers de l’information d’intérêt public : l’investigation (qui est très chère par rapport à la potentielle monétisation de son contenu) et la presse locale. Les premières conséquences de la contraction de contenus locaux se font ressentir. En effet, le rapport fait état de baisse d’implication dans la vie politique et sociétale des citoyens, ayant donc un impact direct sur la société en tant que telle !

 … à l’instar du marché de l’information

Le marché de l’information au Royaume-Uni a profondément changé ces dix dernières années, suite à l’arrivée du smartphone en 2007. On constate tout d’abord une chute drastique de la distribution de quotidiens nationaux passant de 11,5 millions d’exemplaires en 2008 à 5,8 millions en 2018.

La presse locale est celle qui est la plus durement touchée, le nombre de quotidiens étant passé de 1303 à 982 entre 2007 et 2017.

D’un autre côté, on constate l’émergence de pureplayers avec l’arrivée d’acteurs comme Buzzfeed ou le Huffpost. Jamais l’information n’avait autant été accessible par les citoyens, même si ce sont les marques traditionnelles des médias qui en profitent le plus.

« Par exemple, BBC news est lu par 30 millions de lecteurs chaque semaine » constate Frances Cairncorss, l'autrice du rapport.

Cette transformation du marché a profondément impacté la manière dont les lecteurs accèdent à l’information. Désormais, ils passent principalement par des plateformes intermédiaires, comme Google News, Apple News ou Facebook. Cette méthode d’accès à l’information a plusieurs conséquences sur la réceptivité du lecteur :

  • On parle notamment de « désagrégation de l’information » dans la mesure où l’accès se fait article par article. Le lecteur n’a plus accès à un panorama de l’information comme dans un journal papier. Les lecteurs décident seuls du contenu qu’ils consomment.
  • Les informations d’intérêt public sont celles qui émergent le moins sur les plateformes. Les algorithmes de ces plateformes ne sélectionnent pas la pertinence d’un contenu, mais récompensent les contenus qui se partagent le plus. Un évident manque de transparence est d’ailleurs observé ici.

Le rapport souligne le fait que les adultes britanniques passent moins de temps à s’informer et se sentent submergés par le flot d’informations. Pour exister dans cet écosystème, les médias ont dû adapter leur stratégie éditoriale. Ils ont réduit la taille de leurs articles, cherché à faire du contenu plus sensationnaliste et rédigé des titres à « haute portée d’audience ».

Le manque de clarté sur les plateformes pour distinguer les informations vérifiées des infox est aussi dénoncé. Plusieurs solutions sont proposées face à cela :

  • La première, reconnue comme extrême par l’auteure elle-même, est de rendre responsable juridiquement les plateformes des contenus diffusés.
  • La seconde serait d’introduire dans l’algorithme un quota d’informations de bien public afin que tout le monde ait accès un minimum à ce genre de contenus. Cela pose la question de l’intervention de l’Etat dans le contenu diffusé.
  • La troisième est la mise en place d’une instance de régulation qui rendrait compte de la qualité d’information diffusée sur ces plateformes.

Une remise en cause du modèle économique de la presse

La presse britannique a donc subi une chute brutale de ses revenus à deux niveaux. Les annonceurs se retirent petit à petit de la publicité sur le print au profit de la publicité digitale. Les consommateurs achètent de moins en moins de journaux en format papier. Résultat, la baisse combinée de ces deux sources de revenus s’établit à -50% entre 2007 et 2017.

Historiquement, la presse a perçu le web comme un simple complément à la version papier et a cherché à maximiser le nombre de clics pour attirer les annonceurs sur leur site. Mais cette stratégie s’est avérée peu productive :

  • L’espace publicitaire proposé sur les sites est limité, donc peu attrayant pour les annonceurs. Cette contrainte a été d’autant plus accentuée par la percée des smartphones, l’espace sur l’écran se réduisant de facto encore plus que sur un ordinateur. La valeur de l’espace publicitaire est donc faible.
  • Les bloqueurs de publicité ont heurté de plein fouet les éditeurs, rognant encore un peu plus leurs revenus.
  • La presse fait face à une nouvelle concurrence : celle des plateformes. Google et Facebook connaissent bien mieux leurs utilisateurs que n’importe quel autre site grâce à toutes les données récoltées. La qualité du ciblage publicitaire est bien plus valorisée que celle des autres, dont la presse.

Pour essayer de rehausser la valeur de leurs espaces publicitaires, certains ont misé sur leurs contenus premium pour attirer des grandes marques soucieuses d’être associées à du contenu qualitatif. D’autres, comme le Financial Times, ont cherché à mieux cibler leurs lecteurs en proposant quelques contenus gratuits en échange d’informations personnelles. Plus généralement, « la publicité digitale n’est pas une source de revenus suffisante » d'après Frances Cairncross. Surtout pour la presse locale qui subit frontalement la publicité géolocalisée proposée par les plateformes. C’est la raison pour laquelle, certains journaux se sont lancés dans l’abonnement en ligne pour diversifier leurs revenus, dont certains à succès comme le New York Times ou le Washington Post. Mais « si l’abonnement en ligne fonctionne relativement bien pour les grandes marques nationales ou les journaux spécialisés ce n’est pas du tout le cas pour la presse locale ou les tabloïds » renchérit-elle.


D’autres sources de financement ont également été explorées. La donation et la notion d’adhésion à un média, initié par le Guardian, a porté ses fruits. Cette méthode a fonctionné sur une plus petite échelle, comme cela a pu être le cas pour le Bristol Cable. L’accès « à volonté » est une piste explorée par d’autres, comme Texture (racheté par Apple ndlr). C’est-à-dire agréger du contenu de plusieurs médias sur une même plateforme, rémunérant chaque média en fonction du nombre de clics. Le développement du micropaiement est décrit comme une opportunité dans la mesure où il pourrait favoriser l’achat d’article par article. Cependant, un des obstacles majeurs au Royaume-Uni est la très faible propension de la population à payer pour accéder à de l’information. Certains accusent la BBC de phagocyter le marché, mais des études tendent à prouver le contraire. Le rapport suggère en revanche d’abaisser la TVA pour les souscriptions d’abonnements en ligne pour la presse, comme c’est déjà le cas pour la presse papier.

Un rapport complètement déséquilibré entre les plateformes et les éditeurs

Tout le commerce (ou presque) de la publicité en ligne est faîte de manière « programmatique ». C’est-à-dire que le système publicitaire est géré par un processus automatique utilisant des critères très précis de ciblage grâce à l’ensemble des données récoltées par les plateformes sur les utilisateurs. Il est cependant très complexe de comprendre le fonctionnement précis de cette méthode, où les transactions financières entres les différents acteurs de la chaîne sont très opaques. Un éditeur a beaucoup de mal à connaître le montant exact qu’il perçoit par rapport à l’argent initialement investi par un annonceur. D’après différentes études menées, l’opacité et la multiplicité des acteurs sont devenues telles que le revenu est nécessairement rogné (bien plus que dans un système publicitaire classique) au détriment des éditeurs.

Le rapport fait état d’une situation de quasi-monopole de la part des plateformes sur l’ensemble de la chaîne de production de la publicité en ligne. Cette position dominante sur toute la chaîne de valeur ne fait que renforcer le pouvoir de négociation des plateformes par rapport aux autres acteurs.

Les plateformes jouissent aussi d’une supériorité dans la collecte des données. Personne d’autres qu’elles n’y ont accès. Il est très difficile de mesurer l’efficacité réelle de la publicité en ligne. Le manque de concurrence dans le domaine n’aidant pas, d’autant plus que l’arrivée de nouveaux acteurs semble impossible tant les barrières à l’entrée sont élevées.

Le changement potentiel d’algorithmes des plateformes, dont elles sont maîtresses, est également source de préoccupations pour les éditeurs, tant leur modèle économique en dépend. Ils en ont notamment fait les frais en janvier 2018 suite au changement d’algorithme de Facebook.

Le rapport s’intéresse ensuite à la manière dont Facebook et Google diffusent et classent l’information fournie par les éditeurs, qui est là aussi, assez opaque. L’affichage d’un article ne se fait pas de la même manière à partir d’un ordinateur ou d’un mobile. A partir d’un ordinateur, lorsque l’on clique sur un article à partir de ces plateformes, l’internaute se rend sur le site de l’éditeur. A partir d’un smartphone, il est question « d’affichage accéléré » qui a pour but initial d’améliorer le temps de chargement de la page. Le contenu ne s’ouvre pas sur le site de l’éditeur, mais « en complément » sur la page initiale de recherche. Dans le second cas, des anomalies ont été constatées. Sur Google, la publicité n’aurait souvent même pas le temps de s’afficher. Sur Facebook, l’éditeur doit passer par un autre système de publicité de la plateforme, système sur lequel Facebook récupère 30% des revenus générés…

Établir un rapport de force entre éditeurs et plateformes pour essayer de rééquilibrer la relation commerciale est très complexe, les dernières tentatives de négociations entre les deux secteurs ayant toutes tourné à l’avantage des plateformes. Certains avaient tenté de se retirer de Google News, mais la dépendance est telle qu’ils ont dû faire marche arrière. C’est tout l’enjeu de la directive européenne sur le droit d’auteur qui doit voir de quelle manière les pouvoirs publics peuvent instaurer un commerce équitable.

C’est ce que préconise le rapport : exiger plus de transparence de la part des plateformes pour « établir un environnement économique équitable, prédictible, durable et de confiance ». Le fait de connaître un maximum d’informations sur ces dernières permettrait de mieux comprendre le fonctionnement global du marché et donc de pouvoir intervenir plus efficacement.

Pour rétablir le déséquilibre entre plateformes et éditeurs, le rapport préconise deux choses :

  • La première serait « d’autoriser les éditeurs à se réunir en industrie » pour avoir plus de poids dans les négociations. Le risque est que cela pourrait nuire aux plus petits acteurs du marché et renforcer les barrières à l’entrée.
  • La seconde, l’option que l’autrice préfère, est « de développer une charte de bonne conduite » pour les plateformes, certes moins contraignante mais qui a déjà porté ses fruits dans d’autres domaines, notamment dans la diffusion télévisuelle.

Assurer un journalisme durable et de qualité

La presse locale et le journalisme d’investigation sont ceux qui sont à la fois les plus vitaux pour la démocratie mais aussi ceux qui ont le plus souffert des transformations digitales. Pour survivre, beaucoup de médias se sont lancés, à raison, dans le data-journalism, qui a permis de réduire les coûts de l’information (moins de besoin humain) et d’améliorer la qualité de l’information grâce à la pertinence des données. De belles réussites ont été constatées dans le domaine comme RADAR, qui collecte un ensemble de données publiques qui peuvent ensuite être analysées par des critères notamment géographiques, permettant de faire émerger des histoires aux journalistes.

Mais la presse locale est celle qui est le plus en péril. Ses chutes importantes de revenus lui donnent peu de marges de manœuvres financières. Elle ne peut, à l’instar de la presse nationale, procéder à des économies d’échelle de l’information, le bassin de population étant sensiblement bien plus réduit qu’au niveau du pays. Le rapport estime peu probable que la presse locale arrive à trouver un modèle économique (contrairement à la presse nationale) qui soit auto-suffisant.

L’autrice requiert une intervention de l’Etat face au danger qui guette le secteur. Une des premières interventions envisagées est la création d’aides pour l’innovation et l’usage des nouvelles technologies comme cela peut être le cas en France, aux Pays-Bas ou en Australie. Par ailleurs, certaines plateformes ont lancé des fonds similaires de leur propre chef comme Google avec le Google Digital News Innovation Funds. Frances Cairncross a l’intime conviction qu’une solution durable ne peut émerger aujourd’hui mais c’est pourquoi il est nécessaire d’investir dès maintenant pour trouver les solutions, demain. L’urgence sur le court-terme étant pressante, le rapport préconise une intervention directe de l’Etat. Comme cela peut être le cas dans différents pays européens à travers différentes aides et subventions allouées à la presse.

Sur une vision à plus long terme, le rapport suggère de donner un statut caritatif à la presse produisant des informations d’intérêt public. Cela lui permettrait de bénéficier de crédits d’impôts et donc encouragerait des actions philanthropiques. Le seul bémol est que les organismes caritatifs au Royaume-Uni s’engagent à adopter un comportement neutre vis-à-vis des politiques publiques menées par le gouvernement. Soit l’antithèse du journalisme. Si cet obstacle juridique ne parvient pas à être surmonté, le rapport suggère de créer des allègements fiscaux sur la presse, tel que cela peut-être le cas dans la production audiovisuelle.

Les 9 recommandations du rapport au gouvernement

  1. Les éditeurs dépendant massivement du trafic généré par les plateformes, il semble nécessaire d’établir une charte de bonne conduite qui permettrait d’encadrer les accords commerciaux pour rééquilibrer la relation entre les plateformes et les éditeurs. Le tout sous l’œil avisé d’une nouvelle instance de régulation (cf la neuvième recommandation).
  2. Approfondir le travail d’étude du marché de la publicité en ligne afin de mieux comprendre ses tenants et aboutissants pour limiter les abus de position de dominante et rendre la concurrence plus équitable. L’autorité de la concurrence et des marchés, à travers son pouvoir et ses compétences en la matière, est surement l’instance la plus à même à mener cette investigation.
  3. Les efforts des plateformes en ligne pour améliorer l’expérience des utilisateurs dans leur recherche d’informations, notamment en ce qui concerne la fiabilité des sources, doivent être poursuivis mais encadrés par le domaine public.
  4. Développer une réelle stratégie d’éducation aux médias en impliquant l’ensemble des acteurs concernés (les plateformes, les éditeurs, les ONG, les chercheurs, etc.).
  5. Bien identifier l’impact de la BBC sur le marché de la presse. Un équilibre doit être trouvé entre ses missions de service public (à savoir toucher un maximum de personnes) et la potentielle cannibalisation du marché au détriment de la presse locale. La BBC doit également faire plus en ce qui concerne le partage de son expertise technique et numérique au profit des éditeurs locaux.
  6. Créer un fonds pour l’innovation afin d’améliorer l’offre d’information d’intérêt général et piloté par une instance indépendante tel qu’un institut pour l’information d’intérêt public.
  7. Mettre en place une taxation particulière pour le journalisme d’intérêt général, comme une TVA à 0% pour la souscription à des abonnements en ligne ou encore un allègement fiscal du secteur à l’instar des industries créatives qui en bénéficient déjà.
  8. Subventionner directement la presse locale d’intérêt général au vu du caractère urgent de leur situation économique.
  9. Créer une nouvelle instance de régulation : l’institut pour l’information d’intérêt général. Cette nouvelle administration permettrait d’amplifier les efforts pour assurer le futur d’un journalisme d’intérêt public de manière durable, en travaillant main dans la main avec les éditeurs et les plateformes.

 

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