#SXSW 19 : fin du techno-chauvinisme, attaques sévères contre les géants de la tech

Par Kati Bremme, Direction de l'Innovation et de la Prospective #sxsw2019

Pour cette édition 2019 du festival “South by Southwest” qui se clôture dimanche, un air de régulation remplace l’optimisme sans limites qui accueillait jusqu’à maintenant les représentants de la Silicon Valley au Texas. C’est un peu le monde à l’envers à Austin : les stars du festival ce ne sont plus Facebook, Amazon, Twitter et Elon Musk, mais des hommes, et surtout des femmes politiques qui cultivent ouvertement du Gafa-bashing face à un public composé de ... nombreux salariés d'Apple, Google et Cie.

Cette année, les CEO de la Silicon Valley se font discret, Mark Zuckerberg a préféré envoyer sa femme pour parler de leur fondation au lieu d'affronter directement le scepticisme du public face aux géants de la tech et un Internet non régulé. En revanche, les politiques montrent leurs poings, et certains peuvent en même temps bêta-tester leurs slogans pour la campagne présidentielle de 2020. Devant un public conquis, Alexandria Ocasio-Cortez (trop jeune pour la Présidentielle), réclame un “socialisme démocratique”, une taxe robots, et vient d’ailleurs d’empêcher l’implémentation d’Amazon dans sa circonscription à New York. La sénatrice Amy Klobuchar parle aussi d’une nouvelle taxe pour les géants d’Internet et défend le droit à la vie vie privée. Margrethe Vestager, la commissaire-figure de proue de la croisade anti-Gafa et anti-monopoles en Europe a déjà infligé plusieurs amendes record à Google, et la très sérieuse candidate démocrate Elizabeth Warren veut tout simplement démanteler Facebook, Google et Amazon.


On trouve même cette année un panel autour de l’éthique publicitaire, où Matt Rivitz, co-fondateur de l’initiative “Sleeping Giants” accuse le duopole Facebook/Google “d’abus de confiance” et les compare à un bébé qui “tiendrait un couteau dans une main, et dans l’autre une bouteille de Jack Daniels” pour décrire leur niveau d’irresponsabilité. Enfin, le sujet des Fake News est bien sûr aussi sur la table, notamment avec Wajahat Ali du New York Times qui reproche à Facebook de ne pas utiliser les moyens appropriés pour combattre le “virus” de la désinformation, en prenant en exemple les groupes fermés qui vont plus cacher le problème que protéger la sphère privée. Même les amis de la première heure lâchent les Gafa : Roger McNamee les voit désormais comme “une menace pour la démocratie”. Dans cette bataille acharnée, le fondateur de Starbucks, Howard Schultz, qui a également annoncé sa candidature à la Présidentielle, paraît presque trop modéré.

L’ambiance reste cependant conviviale à Austin : entre barbecue, bière, tacos et hackathon au Cannabusiness track, les 75.000 visiteurs geeks micromobiles courent les 2.100 conférences sur leurs trottinettes électriques, en croisant des cowboys à cheval et des choristes déguisés en Ku Klux Klan, s’arrêtant de temps en temps pour prendre une photo des décors parfaitement instagrammables, avec des musiciens qui jouent à tout bout de rue dans cette ville en croissance exponentielle.  

Impossible de résumer ce cocktail créatif de cinéma, musique, tech, start-ups et trade show, où on peut donner son sang pour “Game of Thrones”, mais voici quelques idées à retenir en plus de l’apparition des nouvelles stars politiques du festival :  

La tech pour répondre à un besoin, les fondateurs d’Instagram se défendent  

La politique est à Austin pour parler tech, et la tech riposte en accusant la politique. Kevin Systrom et Mike Krieger, les fondateurs d’Instagram, qui se lancent désormais dans une nouvelle aventure, demandent à la politique de trouver des solutions à la place de la proposition de “tout casser” : “But my fear is that a proposal to break up all tech is playing on everyone’s current feeling of anti-tech rather than doing what politicians should do, which is address real problems and give real solutions.” Systrom et Krieger restent, de leur côté, persuadés d’avoir répondu eux-mêmes à un problème (“Que faire avec l’appareil photo dans ce nouveau smartphone”) au lieu d’en avoir créé un (addiction, dépression, déformation de l’image de soi). Mais même ces deux stars, qui sont toujours plébiscités par les gourous d’Instagram capables de faire la queue sur 4 étages pour les écouter, se font attaquer par l’animateur de Techcrunch qui les remet devant leurs responsabilités en leur rappelant que l’on peut facilement contacter des dealers d’opium sur Instagram.

Et a-t-on vraiment besoin du RealSelf House of Modern Beauty qui promeut la chirurgie esthétique auprès d’un public de millénials pour ressembler à leur filtre Instagram ?  

Face à la perte de confiance, la recherche du contenu de qualité

Même si Alex Chung, fondateur de Giphy, proclame la “fin du contenu”, surtout pour les millénials qui passent plus de 18 heures par jour à en consommer, les médias plus ou moins traditionnels sont toujours à la recherche de formats pour engager une audience. Jonah Peretti de BuzzFeed, qui a pourtant licencié 15% de son staff cette année, appelle à la bataille “pour un meilleur Internet” : “The internet is at a crossroads. In one direction, there is a flaming dumpster fire, pushing people apart. In the other, the internet is a source of joy and truth, connecting people together.” Justement, pour proposer des contenus de qualité 100% “Web” Jeffrey Katzenberg et Meg Whitman annoncent aux SXSW la sortie en juin de leur plateforme de contenus courts premium en format smartphone, nom de code “Quibi” (pour quick bites). Adossé à la puissance des 9 studios majeurs d’Hollywood, et avec les moyens financiers en conséquence, ils proclament une “nouvelle forme de storytelling aidée par la technologie”, un mariage entre Hollywood et la Silicon Valley dont les thématiques iront du comedy au thriller, en passant par l’information (cette dernière avec la BBC). Compte tenu des moyens investis, les deux anciens de chez Walt Disney sont confiants que leur projet ne prendra pas le même chemin que les projets européens similaires abandonnés faute de public (Studio+). 

La crise de confiance déclenche aussi (plus ou moins volontaire) une ère de Renaissance pour le journalisme. NBC News investit massivement dans le journalisme d’investigation. Noah Oppenheim​, président de NBC News souligne l’importance du “journalisme original”. Le New York Times se lance dans la TV avec son nouveau format “The Weekly”, des documentaires de 30 minutes qui seront diffusés sur FX et Hulu. Après son premier portrait vidéo, Sweta Vohra, journaliste au NYT, constate que “TV is really hard”, mais souligne que ce format se veut surtout aider à comprendre en prenant le temps de traiter un sujet en détail, autour de caractères forts, compatibles écran.

Un techno peu représentée cette année : la VR, jugée pas assez “utile” (sauf dans le monde du travail), même si une salle entière lui est consacrée côté cinéma.

Marché en forte croissance oblige, un des formats à l’honneur est bien sûr le podcast. Dawn Ostroff de Spotify est d’ailleurs venue souligner le potentiel énorme de croissance du marché de l’audio (et de la boîte qui l’emploie) en rappelant que les gens passent autant de temps à écouter qu’à regarder des contenus. Mais pendant que le marché de la vidéo vaut autour de 3 milliards de milliards, l’audio n’en vaut que le 1/10ème. Le deuxième Age d’Or de l’audio est annoncé.

La peur de l’Intelligence Artificielle, remise à plat par les experts

Pas un panel à Austin sans évoquer l’Intelligence Artificielle sous toutes ses formes. Amy Webb, qui a présenté ses Future Trends à l’occasion de SXSW19, résume cette année que l’IA n’est pas une des tendances, mais qu’elle est partie intégrante de chacun des trends. Possibilités techniques et nécessités éthiques se côtoient dans les conférences, avec une IA un peu humaine, mais pas trop. Des utilisateurs qui communiquent avec une machine intelligente, veulent toujours avoir le sentiment de parler à une machine, souligne Aleksandra Przegalinska, chercheuse au MIT. Ce serait là le seul moyen de construire une confiance avec les machines. Un des grands sujets autour de l’éthique IA était aussi la recherche d’une solution face aux biais de l’IA. Comment éviter la discrimination dans un monde piloté par l’IA ?

Déjà en comprenant comme fonctionne l’IA. La chercheuse Meredith Broussard, qui vient de publier son livre “Artificial Unintelligence, How Computers misunderstood the World” (lecture vivement recommandée), rappelle que l’IA n’est pas un système robotique magique, mais de simples mathématiques qu’il s’agit de maîtriser et d’utiliser à bon escient.


Toutes les intervenantes du panel “AI and the future of Journalism” rappellent d’ailleurs l’importance de l’éducation à ces sujets pour que les utilisateurs comprennent le fonctionnement des algos et l’importance de la protection des données. Des questions importantes à se poser autour de l’arrivée des voitures autonomes (dont la date est de plus en plus repoussée faute de réponse éthique), et d’autant plus d’actualité avec les géants de la tech qui sont en train de monopoliser le marché de la Santé. Amazon, Google, IBM, Apple, Microsoft et Facebook ont tous lancé leurs initiatives de Santé, basées sur un accès illimité à nos données, et qui nous amènera peut être rapidement à la situation décrite par George Hotz, le célèbre jailbreaker de l’iPhone et de la Playstation : “Un jour nous aurons un modèle informatique du comportement de chacun, et plus personne ne pourra croire en le libre arbitre”. 

Des maisons “smart” remplies de nos données, de plus en plus vulnérables

Avec la démocratisation des outils connectés désormais à la portée de tous, de la montre à la maison et bientôt la voiture, nous devenons aussi de plus en plus vulnérables. Démonstration faite avec Gary Kasparov, champion d’échec battu par une machine intelligente en 1994, et Vladislav Iluishin, un hackeur tchèque, qui exposent en quelques minutes comment on peut rentrer dans une maison connectée  en passant par les ampoules, smart speakers et caméras IP qui diffusent joyeusement les données nécessaires pour ouvrir nos portes. Autre “hackeur éthique” (il a travaillé pour HSBC et Barclays), Rob Hope démontre comment hacker la blockchain et les cryptomonnaies. Des scénarios presque aussi catastrophiques que celui décrit par Amy Webb qui imagine notre toaster connecté prendre le pouvoir en refusant de nous nourrir parce que la smart-montre vient de lui transmettre une augmentation de poids (probabilité 70%). Jusqu’où voulons nous connecter notre frigo, et est-ce vraiment une bonne idée de laisser Alexa prendre la place des parents dans l’éducation des enfants ?

L’IA comme outil au service de la créativité

Mais il y a aussi une bonne nouvelle : à partir du moment où l’on comprend l‘IA comme un outil, elle permet non seulement de distribuer les contenus de façon personnalisée, mais aussi d’en créer, ou en tout cas d’assister à la création. SXSW est aussi un festival de musique, et c’est notamment dans ce domaine que l’IA excelle. “Amper” est un programme d'intelligence artificielle "créateur" de musique, utilisé par la chanteuse américaine Taryn Southern pour composer son album"I am AI". A SXSW, la chanteuse décrit ses premières difficultés pour composer une chanson : "j'écrivais les paroles, j'avais la mélodie, mais c'était dur de composer la musique".  La découverte d'Amper lui a permis de composer "en deux jours,... une chanson dont j'avais le sentiment qu'elle venait de moi". 

L'IA comme aide à la création, c'est aussi ce que considère Lance Weiler, écrivain et cinéaste américain qui utilise les algorithmes pour enrichir ses œuvres, « c’est la collaboration entre une machine et l’artiste qui est importante, cela permet d’améliorer la façon dont vous exprimez votre propre créativité ». 

Le panel “AI and the Future of Storytelling” est aussi d’accord que l’IA ne remplace pas les artistes, mais qu’elle est un outil pour créer de nouveaux formats, comme ces entretiens avec des victimes de l’Holocauste développés par Heather Smith chez StoryFile, ou encore Frankenstein AI du Digital Storytelling Lab de Lance Weiler. Pour Stephen Andersen de Capital One, l’IA sera aussi à l’origine de nouveaux formats d’interfaces pour les designers : le design 3.0 reposera sur des systèmes qui produiront des interfaces automatiquement, sans UI designers mais avec de l’IA, transformant complètement le metier d’UI designer. Un travail plus axé sur les données pour que ces systèmes basés sur l’IA puissent apporter des réels bénéfices aux utilisateurs.  Nick Law, le CCO de Publicis, souligne d’ailleurs l’importance d’une organisation qui intègre intelligemment la tech pour un bon fonctionnement du processus créatif. En résumé : “Technology is a condition of creativity”, mais pas la seule.  

Conclusion de cette semaine à Austin  

Dans la course folle vers l’évolution technologique, il s’agit peut être simplement de ne pas oublier que Facebook et Cie ne sont que des outils, dont on pourra potentiellement se passer. L’euphorie tech se tasse à "South by Southwest" pour laisser la place à une véritable réflexion autour de l’éthique. L’IA, ce n’est que des maths, la techno est au service de l’humain, et pas l’inverse, et même si elle arrive parfois à faire les choses mieux, plus vite et moins chère que nous, elle n’est peut être finalement pas la solution miracle à tous nos problèmes.    

Image de Une : Victor Garcia sur Unsplash

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