Comment l'intelligence artificielle peut-elle aider la création

Par Benjamin Hoguet, auteur et concepteur d’oeuvres interactives et transmedia. Billet invité, présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2019] Tous droits réservés.

L'IA peut-elle être à l'origine d'une création artistique ? Les dernières créations de « robots artistes » tendent à le démontrer. L'espèce humaine ne serait plus seule dépositaire de l'art. Plutôt que d'assister de manière passive à cette nouvelle forme de concurrence, essayons de voir comment nous pouvons associer l'intelligence artificielle à l'humain dans le processus de création artistique.

La toute première place de l’IA dans la création, c’est bien sûr celle du sujet. Et cela dure depuis une éternité (on y fait déjà presque référence dans le plus vieil ouvrage de science-fiction connu, daté du IIe siècle av. J.-C.).

Cette vieille obsession est d’ailleurs sans doute la cause d’une certaine crainte, voire d’une aversion, de l’intelligence artificielle. C’est d’ailleurs un réflexe plutôt sain, mais il serait dommage qu’il nous pousse à occulter les possibilités vertueuses qu’offrent tout de même les technologies issues de l’IA.

Quand l’IA débarque dans le monde artistique, un premier réflexe pour certains peut être d’en balayer l’attrait ou le potentiel: « Aucune machine ne pourra remplacer la créativité humaine, enfin ! » Mais est-ce bien le cas ? Ou s’agit-il d’une maxime qu’on se répète pour se rassurer ?

À la recherche de la juste place de l’IA

L’intelligence artificielle – terme aux frontières mouvantes en fonction des époques et des milieux – trouve déjà son utilité « autour » des œuvres créatives pour en améliorer la distribution. Parmi les acteurs puissants du moment, c’est Netflix dont on parle peut-être le plus souvent. Bien des articles font grand cas de ses algorithmes de recommandations, de son utilisation du big data pour prédire le succès de sa série House of Cards ou encore de ses programmes d’apprentissage machine (machine learning en anglais) qui apprennent petit à petit à vous recommander des contenus de façon personnalisée.

Les visuels associés aux programmes changent en fonction des utilisateurs pour optimiser leur propension à cliquer

Mais concentrons-nous sur l’acte créatif. Où placer l’intelligence artificielle dans nos façons d’écrire et de penser ? Trois grandes possibilités semblent aujourd’hui émerger : utiliser l’IA comme support de diffusion, programmer puis laisser l’IA créer « seule » et collaborer avec l’IA.

Les IA pour diffuser des œuvres innovantes

Parmi les plateformes sur lesquelles les intelligences artificielles sont les plus mises en avant, difficile d’échapper aux assistants vocaux. Qu’ils soient installés dans votre téléphone intelligent ou dans des haut-parleurs intelligents comme Amazon Alexa ou Google Home, ces assistants prennent une place de plus en plus importante dans nos usages quotidiens.

Parmi les premières expériences concluantes, la fiction de science-fiction de la BBC The Inspection Chamber, les histoires sonores interactives pour enfants de Storyflow ou encore l’enquête dont vous êtes l’enquêteur dans l’univers de Batman The Wayne Investigation ont su tirer parti des fonctionnalités basiques des haut-parleurs intelligents. Plus récemment, ce sont les adaptations audio pour Alexa des célèbres livres dont vous êtes le héros qui ont fait parler d’elles.

Toutefois, il faut bien avouer que ces œuvres n’utilisent qu’une petite fraction du potentiel des assistants vocaux intelligents. Le résultat final est une histoire à embranchement, assez proche dans la structure de ce qu’a pu proposer l’épisode interactif de Black Mirror, Bandersnatch.

Pour aller plus loin, il faudrait commencer à considérer l’entité elle-même – qu’elle s’appelle Alexa ou Google Assistant – comme une interlocutrice ou une actrice de l’histoire. Mais cette œuvre-là n’a pas encore vraiment émergé…

Le grand public devra attendre encore un peu avant de pouvoir véritablement interagir avec une histoire portée par une intelligence artificielle digne de ce nom. Alors, aujourd’hui, pour voir les IA s’exprimer, il faut passer à l’arrière-boutique de la création.

Quand les IA prennent la plume

En 1957, Illiac Suite est devenue la première partition composée par un système informatique. L’œuvre – une suite pour quatuor à corde – est musicalement proche d’un morceau classique :

Une prouesse, même si la musique est régie par des lois mathématiques qui n’ont pas vraiment cours dans d’autres mondes créatifs. Alors, comment nourrir une IA conteuse d’histoires si les règles logiques ne suffisent pas?

Aujourd’hui, la logique dominante consiste à lui donner à consommer des œuvres préexistantes. Pour produire une publicité de voiture, la marque Lexus a fait appel au programme d’intelligence artificielle d’IBM baptisé Watson. Sa programmation a consisté en l’ingestion de quinze ans de publicités primées. Et le résultat est donc hautement inspiré par cette filiation, au point où il est difficile d’y voir une quelconque originalité.

Une pub de voiture de luxe, inspirée par des pubs de voitures de luxe, ressemble donc à une pub de voiture de luxe…

Le même procédé a été utilisé par un étudiant, Zack Thoutt, pour faire produire à une IA la suite des romans Game of Thrones. Le programme s’est donc basé sur les tomes précédents pour « imaginer » une suite. Et malgré le faible nombre d’écrits utilisés, le résultat est une histoire généralement cohérente et crédible avec l’univers de l’auteur.

Autour de ces techniques, l’enjeu pour les créateurs devient donc de choisir judicieusement des « matériaux créatifs de base », car un ensemble trop disparate risque de produire un style trop peu marqué…

Et gare aux effets pervers: en développant Yurie, une IA conversationnelle à partir d’écrits français libres de droits (et donc anciens), ses créateurs ont découvert qu’elle tenait régulièrement des propos sexistes. Un bien triste héritage…

Au-delà de ces risques, la méthode est prometteuse, bien qu’elle soit largement perfectible… À ce titre, deux courts métrages ont fait beaucoup parler d’eux en raison de leur distribution de vedettes hollywoodiennes: Sunspring en 2016 et Zone Out en 2018.

Chaque fois, le résultat est probant, mais les incohérences restent encore trop nombreuses pour se laisser happer par l’histoire. Trop souvent, il apparaît que l’IA perd le fil de sa propre histoire: son incapacité à préserver une continuité narrative est une critique récurrente formulée à l’égard des formes créatives de l’intelligence artificielle.

Alors, comment ces imperfections peuvent-elles être gommées? Bien sûr, une première solution serait technologique. Les méthodes d’apprentissage machine s’amélioreront rapidement et permettront peut-être de meilleurs résultats. Mais une autre voie est d’ores et déjà permise: la collaboration créative entre l’humain et la machine.

Humain et IA, raconteurs ensemble

Shelley est une intelligence artificielle qui vous raconte des histoires terrifiantes. Pour l’entraîner, ses concepteurs ont suivi les recettes détaillées plus haut: Shelley a « lu » plus de 140 000 histoires publiées sur r/NoSleep – un forum de Reddit.

L’amorce de l’histoire est publiée sur Twitter et la suite est écrite par l’IA en s’appuyant sur les réponses des utilisateurs. L’« apprentissage » de la machine est donc un de deux piliers sur lesquels ces histoires reposent, l’autre étant la participation humaine.

Il en résulte une sorte de « cadavre exquis humain-machine » dont la qualité est variable, mais dont l’originalité et la cohérence sont renforcées par les collaborations avec des utilisateurs aux idées et aux styles différents.

Dans toutes ces créations collaboratives, l’enjeu est de trouver le bon équilibre, de savoir ce qu’on attend de chacune des deux entités derrière l’histoire. Le rôle de l’IA évoluera donc en fonction de l’œuvre et du besoin créatif.

L’équipe derrière le roman The Day a Computer Writes a Novel  qui a failli remporter un prix littéraire en 2016 – a donné à l’intelligence artificielle un rôle assez minime au final. Ses concepteurs ont écrit un roman, que l’IA a ensuite décomposé et recomposé pour le schématiser, contribuant ainsi seulement à 20% de l’œuvre.

À l’inverse, la dynamique créative derrière Progress Bar semble bien plus vertueuse et équilibrée: dans ce film écrit et réalisé par un humain, le programme a scénarisé les dialogues d’un personnage (lui-même une forme d’IA).

Immédiatement, le résultat s’avère bien plus proche de ce qu’on attend d’un film. Il devient plus difficile de différencier ce film d’un autre qui aurait été entièrement scénarisé par un être humain. Enfin, aujourd’hui, la collaboration avec la machine permet d’effacer les imperfections de ses histoires.

Mais cela va, et doit aller, au-delà. L’apport de l’IA pave la voie pour le créateur humain d’y trouver l’inspiration et – pourquoi pas – d’y voir se définir une personnalité pour ses personnages ou encore une meilleure structure pour son récit. Dès lors, la question qui se pose est la suivante: entre scénaristes humains, intelligences artificielles et programmateurs de ces entités, comment répartirons-nous le mérite ainsi que les droits d’auteur ?

 

Photo by Pixabay from Pexels