Quand l’IA supporte la création humaine au lieu de la remplacer

Par Marina Pavlovic Rivas, fondatrice de Gradiant AI, une entreprise qui développe pour les industries créatives des solutions en intelligence artificielle et en analytique de données.

Les débats sur l’utilisation des technologies dans les secteurs créatifs sont loin d’être nouveaux. Ce qu’il y a d’inédit avec le deep learning, une branche de l’intelligence artificielle (IA), concerne le type de travail que les machines peuvent maintenant faire. Les algorithmes conçus pour réaliser des tâches qu’on croyait réservées à notre intuition continuent à se multiplier et à nous surprendre. Alors qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer les productions issues de programmes informatiques automatisés de celles imaginées par des artistes, l’IA est-elle sur le point remplacer les processus de création traditionnels ?

Un géant comme Netflix, dont le modèle d’affaires fondé sur les données a bouleversé le secteur de l’audiovisuel, serait un joueur en excellente posture pour se placer à la tête d’une telle révolution. En dépit d’un nombre étourdissant d’abonnés qui lui permettent de consacrer aux contenus un budget qui ferait l’envie de tous les diffuseurs, l’entreprise ne s’est pourtant pas lancée dans cette voie. Pour l’instant, c’est même l’inverse qui se produit : plutôt que de remplacer la créativité humaine, l’IA la supporte.

Les limites de la créativité artificielle

Des algorithmes de type deep learning ont récemment écrit des articles publiés par des médias d’information reconnus, façonné un tableau vendu aux enchères à près d’un demi-million de dollars et composé une partie de la musique d’un album. De l’extérieur, aucun accomplissement ne semble être à l’épreuve de l’IA. En réalité toutefois, l’intelligence artificielle n’est pas très… intelligente. Les personnes qui programment un algorithme doivent lui dire très précisément quoi faire, même s’ils n’ont pas toujours besoin de lui dire comment le faire.

La plupart des projets qui reposent sur l’IA et dont les composantes créatives sont prédominantes en sont encore au stade expérimental. L’audiovisuel ne fait pas exception. Le court métrage Sunspring l’illustre bien. En 2016, un réalisateur et un scientifique de données se sont associés pour réaliser un film dont le scénario serait écrit par un algorithme. Ils ont nourri leur programme informatique avec des centaines de textes existants, afin qu’il en génère un nouveau. Des acteurs ont ensuite interprété le résultat qui s’est avéré prometteur, mais peu cohérent. Le duo a récidivé avec It’s No Game en 2017 et Zone Out en 2018. Dans le cas de ce dernier court métrage, l’IA prenait en charge la quasi-totalité du processus de création, en passant du scénario jusqu’au montage.

Image tirée du film Zone Out

Les résultats de ces trois expériences démontrent le progrès de l’IA au niveau de la création, mais démontrent aussi que c’est probablement l’un des champs dans lesquels cette technologie est le plus mauvaise.

Ce sont des personnes qui conçoivent les algorithmes, et ce sont aussi des êtres humains qui créent et sélectionnent les œuvres qui serviront à leur apprentissage. L’intention derrière les processus créatifs reste avant tout humaine. L’IA peut donc, pour le moment du moins, être vue comme le pinceau et non comme le peintre.

Pourquoi Netflix ne sous-traite pas la création aux algorithmes

 La série House of Cards a été le premier contenu original de Netflix à connaître un succès fulgurant et l’utilisation des données par l’entreprise a été décisive. Contrairement aux mythes, Netflix n’a pas eu recours à l’IA pour rédiger les scénarios ni même pour influer d’une quelconque manière sur les textes ou sur tout autre aspect créatif de la série[1].

Elle a plutôt utilisé l’IA pour déterminer la taille du segment d’abonnés auquel ce contenu était susceptible de plaire, puis pour le proposer spécifiquement aux abonnés de ce segment. Dans le cas de House of Cards, la taille de ce segment a suffi à décider d’investir 100 millions de dollars afin de lancer 13 épisodes d’un seul coup. Les données ont été à la base de cette décision, mais l’audace initiale était bel et bien humaine, tant celle des créateurs à l’origine du concept que celle des gens qui ont pris le risque calculé d’investir dans ce projet.

Kevin Spacey as Francis Underwood

Netflix utilise la même mécanique pour déterminer les préférences de petits segments d’abonnés. Le géant n’a pas pour objectif de maximiser le nombre de téléspectateurs pour chacun de ses contenus. Il tente plutôt de répondre aux goûts spécifiques de chaque utilisateur, quitte à avoir plus de contenus dont chaque élément intéressera un plus petit nombre de personnes. Cela signifie que l’entreprise peut oser financer du contenu de niche, et elle le fait.

Ce modèle ne serait pas possible sans l’utilisation de l’IA, car c’est ce qui permet à l’entreprise d’avoir une connaissance fine de ses auditoires et de faire les bonnes suggestions aux bonnes personnes. Le modèle de Netflix et les algorithmes qui le sous-tendent peuvent donc soutenir la création au lieu de lui nuire, et ce, en favorisant la diversité plutôt que la standardisation des contenus.

Netflix comprend que pour créer, l’humain excelle bien plus que la machine. C’est pourquoi la compagnie sait très bien laisser les créateurs faire leur travail en intervenant au minimum. Elle utilise surtout l’IA dans les étapes subséquentes, c’est-à-dire durant les phases de production et de diffusion[2]. C’est là où elle va chercher des gains en efficacité pour réduire les coûts et s’assurer qu’ils demeurent moins élevés que les profits qu’ils génèrent après que le contenu ait rejoint son public, aussi niche soit-il.

La stratégie de la compagnie resterait-elle la même si les algorithmes devenaient de meilleurs créateurs? En plus des incitatifs économiques, le désir d’offrir des expériences d’un niveau de personnalisation inégalé pourrait entrer en jeu. On peut par exemple penser à un film où les ressorts narratifs et l’émotion communiquée seraient adaptés automatiquement en fonction de différents paramètres pour chaque auditeur.

Netflix a internalisé l’ensemble du processus de la création jusqu’à la diffusion d’un contenu, ce qui la place dans une position de choix pour accumuler les données nécessaires pour y parvenir un jour. Les limites technologiques sont encore trop immenses, même pour une compagnie de cette taille. À l’heure actuelle, nous pouvons seulement émettre des hypothèses par rapport à la faisabilité de cette avenue dans le futur, aux conséquences complexes d’une telle révolution et à la place exacte que l’humain voudra garder dans ces scénarios.

 

[1]- Smith, M. D., et Telang, R., Streaming, Sharing, Stealing Big Data and the Future of Entertainment (1re éd.), Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2016, 232 p.

 

[2]- Kumar, R., Misra, V., Walraven, J., Sharan, L., Azarnoush, B., Chen, B., et Govind, N., Data Science and the Art of Producing Entertainment at Netflix, The Netflix Tech Blog, 2018, https://medium.com/netflix-techblog/studio-production-data-science-646ee2cc21a1.