Au bagne, la télé affranchie

SAINT-LAURENT-DU-MARONI - Même habitué depuis des années, j'ai encore été surpris, ici en Guyane, par le profond et irréversible changements des usages médias.

A plus de trois heures de route --à travers la forêt amazonienne-- de la préfecture Cayenne, je pensais que les lycéens de 1ère et Terminale, qui souffrent réellement de la fracture numérique (4G faiblarde, Internet fixe et wifi défaillants), avaient encore un petit attachement pour notre bonne vieille télé. D'autant que notre dynamique station Guyane la 1ère, chaîne de TV généraliste publique de proximité domine le PAF local de la tête et des épaules. 

"Qui a regardé la télé hier ?" demandai-je donc.

- Aucune main levée.

"Qui a regardé son smart phone ?"

- Foret de bras tendus.

"Qui a Netflix ?"

- Quasi tout le monde !

La télévision libérée

Autant vous dire que, dans les murs restaurés du "Camp de la transportation" à Saint-Laurent-du-Maroni, qui a accueilli, trié, souvent gardé, et parfois exécuté pendant près d'un siècle les forçats du bagne de Guyane, j'ai surtout échangé sur la télévision libérée !

Une télévision désormais affranchie de son vieux vocabulaire de coercition : grille (de programmes), cases (de magazines), chaînes (de télévision). Pas vraiment les mots de la liberté ! En tous cas pas ceux des nouvelles habitudes ("atawad") de l'ère numérique.

La terre est creuse

L'autre surprise de ces master class, données dans le cadre du Fifac, le 1er festival international du film documentaire Amazonie-Caraïbes, fut l'extension de la défiance vis-à-vis des médias traditionnels et l'extension du complotisme chez ces jeunes qui s'apprêtent à préparer Sciences Po.

"Vous ne dites pas la vérité. Regardez cette affaire de fausse arrestation en Ecosse. Et surtout, vous ne dites pas tout".

Il a fallu expliquer, montrer, parler de nos confrères envoyés en Syrie pour eux, rappeler que c'est Albert Londres qui, par ses enquêtes et ses articles, a permis de fermer le pénitencier de Guyane, tandis que leur professeure m'alertait, inquiète, de la nouvelle rumeur à la mode, parmi ses élèves, d'une planète Terre, creuse et peuplée en son coeur de dinosaures dominants !

Définitivement ringard

Ramer donc, jusqu'au prochain étonnement :

"Monsieur, non, Tiktok c'est fini. Nous on utilise Triller". 

Contrit, dépassé, j'ai du faire épeler le nom de cette nouvelle appli, bourrée d'IA et qui fait d'eux des vedettes de clip musical.

Le doc de qualité

Mais j'ai aussi pu partager ma conviction : celle que le nouveau genre qui monte aujourd'hui, après les séries, sur les plateformes de streaming est bien celui du documentaire de qualité.

Palmares

Le palmarès du jury 1er Fifac, en témoigne :  c'est le très beau film "Douvan Jou Ka Leve" de la cinéaste haitienne Gessica Généus abordant les questions de santé mentale en Haiti, qui a remporté le Grand Prix du jury du Festival, présidé par l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau.

Modernité

En Guyane, l'acte colonial et le marronnage sont toujours omni-présents dans les esprits. Mais la modernité est bien arrivée sur les rives du beau fleuve Maroni qui la sépare du Surinam.

"Tu regardes encore la télé, toi ? 

Le gamin de la rue me rassure enfin :

- oui".

"Et que regardes-tu ? 

- Netflix".

Bon...

ES