Comment maintenir une double production d'infos web/TV pendant la crise du COVID-19

 Par Jean-Christophe Dupuis-Rémond, Rédacteur en chef adjoint de France 3 Grand Est – Antenne de Lorraine

La fluidité dans la gestion d'une double production web et TV n'est pas encore parfaite à France 3 Grand Est, la force des schémas habituels de production télévisuels étant encore, parfois, très prégnante. Travailler avec le timing d’un JT à 12h et 19h n’est pas la même chose que de produire très vite une première version en ligne d’un article pour ensuite la compléter et l' « enrichir ». La maîtrise d’une nouvelle temporalité est un réel exercice d'équilibriste. Lorsque la crise du COVID-19 a éclaté nous avons très vite réorganisé la rédaction afin d'assurer la continuité de l’offre numérique d’information. 

Une simulation télétravail pour s'organiser avant le début du confinement

Le jeudi 12 mars précédant le 1er tour des municipales, nous avons simulé, en restant chez nous, une journée réelle de télétravail. Ce qui nous a permis de mesurer l’ampleur de l’organisation et du matériel nécessaire. Nous n’imaginions alors pas que 4 jours plus tard, ce mode de travail entrerait en vigueur.

Lundi 16 mars, après avoir fait le point sur les analyses post-1er tour en publication par l’équipe web, nous nous sommes répartis le matériel disponible. Certains des journalistes ont embarqué leur tour, écran, clavier et souris, d’autres ont pris possession des portables disponibles et d'autres encore les pack mojo (journalisme mobile : iPhone8 avec micros et matériels divers), en prévision d‘éventuelles sorties. Un choix qui s’est avéré judicieux par la suite. Puis chacun est rentré chez soi.

Le lendemain matin, mardi 17 mars, 1er jour officiel du confinement, j’ai mis en place les bases de ce qui allait être notre cadre d’activité numérique quotidienne avec une « ligne de vie » et des rendez-vous quotidiens, en utilisant les outils WhatsApp et Skype.

Le groupe WhatsApp, notre "ligne de de vie"

J’ai d’abord créé un groupe WhatsApp réunissant les contributeurs web, à charge pour eux de désactiver les notifications lorsqu’ils ne sont pas affectés à l’activité numérique du jour, ou bien de me demander de les en exclure s’ils le préfèrent, le temps de leur absence. Le fil de messages de ce groupe WhatsApp est notre ligne de vie, le lieu de nos échanges et si nécessaire de nos débats en groupe. Cependant, quand un sujet doit être vraiment approfondi, nous passons à un échange en « tête à tête » par messages privés afin de ne pas déranger le reste du groupe.

Plusieurs rendez-vous rythment notre journée au cours de laquelle chacun s’organise en autonomie une fois les sujets répartis. Certains ont besoin d’échanger régulièrement, d’autres beaucoup moins. C’est là que la connaissance des personnalités de son équipe est importante pour le manager. Interagir avec untel ne se fait pas de la même façon avec tel autre. Mais la disponibilité du manager, elle, doit être entière (dans la limite du raisonnable).

 La conf de rédaction sur WhatsApp de 9h30

Ni trop tôt, en particulier pour ceux qui ont des enfants à la maison ou des aînés dont il faut s’occuper, ni trop tard s’il y a un ou plusieurs sujets d’actualité à traiter rapidement. Je fais ensuite un « coucou » à midi pour rappeler à mes collègues d’aller déjeuner et à 14h pour leur indiquer que je suis à nouveau disponible.

Je constate au bout de 3 semaines que le ton sur ce fil est relativement détendu, parfois les blagues fusent mais on y engage aussi des discussions sérieuses dans le choix de nos reportages.

La visioconférence skype de 17h30

Ce moment de la journée où chacun peut voir l’autre est très vite devenu important. La vacation du jour est terminée pour la majorité de l’équipe, ne reste éventuellement qu’un ou deux articles à finir pour eux, à relire et valider pour moi. C’est un temps de parole, qui bien sûr débute sur le débriefing de la journée, les éventuelles consignes à passer mais qui assez rapidement part sur l’évocation du quotidien de chacun d’entre-nous. Une parole libre, comme à la machine à café mais dans une intimité propre. Nous y parlons enfants, fatigue, voisins, angoisses, coupe de cheveux ou tout autre sujet du moment. Librement. Et cela fait un bien fou.

En général j’essaie de ne pas dépasser une amplitude horaire qui va de 7h30 à 19h30, pour courir ce que nous avons identifié, dès le départ, comme un marathon. Se préserver pour durer.

Ainsi un membre de l’équipe me confiant au matin un coup de moins bien ne sera pas mis à contribution autrement que « prends du temps pour toi, jette un œil sur ton environnement, cela nous fera peut-être un bon sujet demain ou plus tard ». Je n’ai pas d’état d’âme par rapport à cela. Je préfère proposer trois « bons » articles de cet ordre dans la journée que de démultiplier notre activité pour produire des sujets qui souvent ne sont que la redite de ce qui est proposé ailleurs.

Une coordination nécessaire avec les autres équipe du Grand Est et avec Paris

D’autant que nous ne sommes pas seuls. Les contenus de France 3 Grand Est sont réalisés par les équipes de Lorraine, Alsace et Champagne-Ardenne. A la fin de la journée, les articles publiés sont nombreux. Nul besoin donc de s’inquiéter de l’offre de lecture. En revanche, la coordination pour ne pas faire doublon est indispensable. Un journaliste issu de notre direction régionale a pris  la charge de la coordination de nos publication, et celle de faire remonter vers Paris et les autres régions les sujets transversaux. Mes homologues de Strasbourg et de Reims ont mis en place leur propre organisation avec un fil WhatsApp dédié, auquel s’est ajouté un fil pour l’encadrement numérique à l’échelle de la grande région.

La présence dans les locaux devient une exception, le télétravail la règle

Nous en étions là à la première semaine de confinement quand la décision est arrivée de Paris : limiter les présences dans nos locaux aux indispensables. Le télétravail devenait la règle pour tous et la présence l'exception. Et le JT devenait lui aussi « grand régional ». Des sept équipes quotidiennes pour faire un journal télévisé à son échelle, chacune des antennes n’avait plus qu’à en mobiliser trois (soit six journalistes) pour contribuer à ce journal télé du Grand Est, piloté par chaque antenne à tour de rôle. De nombreux journalistes sont venus renforcer le planning des contributeurs web. Imaginez qu’en janvier, la règle était de 3 contributeurs par jour et que le premier vendredi du confinement j'avais 11 journalistes à encadrer.

Davantage de journalistes dans les équipes web

La relecture d’une publication et sa diffusion via les réseaux sociaux, incluant les interactions avec le rédacteur, prend en moyenne 15 minutes au minimum par article. Multipliez ce temps par onze, avec des publications arrivant vers 17h. Cela fait trois heures, au minimum. Souvent bien plus pour de multiples raisons. Avec l’impossibilité de faire en même temps de la veille, la visio Skype du soir, les interactions avec l’équipe managériale et la lecture des mails. Nous avons donc convenu de fixer la jauge à 6 contributeurs par jour au maximum en Lorraine avec seulement du management de ma part. Mais même ainsi, la charge mentale est lourde et la fatigue difficile à gérer sur le long terme.

Une organisation efficace

Alors que nous approchons de la fin de la 3e semaine de confinement, je constate que la fatigue physique est présente. La fatigue nerveuse elle est plus délicate à gérer, sans avoir vraiment la possibilité de s’oxygéner. J’essaye de décrocher totalement lors de mes jours de repos et de faire de vraies pauses dans la journée. Et même quelques exercices physiques.

Et c’est là que je mesure la chance que nous avons de nous être organisés depuis plusieurs mois pour pouvoir me remplacer sans que cela nuise à l’activité de l’équipe numérique. Depuis quelques jours, deux de mes collègues m’accompagnent et parfois me remplacent. Ils se sont mis « dans mes chaussons » (ce sont leur mots) et l’équipe fonctionne de la même façon que quand je la pilote.

 

Chacun s’accorde à dire que nous avons trouvé un mode de fonctionnement qui -  même en situation dégradée de journalisme de crise - nous permet de remplir notre mission d’information de service public, sans rien sacrifier à nos fondamentaux : la recherche et la vérification avant publication. Celui-ci est améliorable à de nombreux niveaux (matériel pour commencer, je rêve au quotidien des deux grands écrans de mon bureau). Mais il fonctionne. Et c’est l’essentiel. Notamment parce que chacun prend sur lui et joue le jeu de l’équipe.

Crédits photo: Jean-Christophe Dupuis-Rémond.