Journalisme : révolte dans les rédactions et tentation de l'activisme #BLM

L’évènement #BlackLivesMatter est en train de tout dominer dans les rédactions en Amérique et rapidement en Europe. Sous la pression des jeunes générations, l'incandescence du mouvement social #BLM y fait émerger actuellement une tentation, voire une revendication d'activisme, qui dépasse désormais les frontières des Etats-Unis.

Là-bas, le débat fait rage depuis la publication en fin de semaine dernière par le New York Times d’un op-ed d’un sénateur républicain appelant à la fermeté absolue contre les manifestants. La rédaction s’est révoltée, le responsable des pages édito a démissionné. D’autres titres US ont fait partir des cadres dirigeants. Le Washington Post se pose des questions.

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La traînée de poudre a immédiatement gagné le Canada. En quelques jours chez eux, la colère des journalistes afro-américains, amérindiens, autochhtones, d’origine asiatique a éclaté pour réclamer une modification des normes et pratiques journalistiques, notamment dans les médias anglophones.

« Ils veulent casser la baraque », nous disait cette semaine une dirigeante de l'info d'un grand groupe de médias.

Car il ne s’agit pas seulement, pour les journalistes des minorités de s’exprimer davantage ou d’avoir plus de visibilité dans les rédactions trop peu inclusives, mais bien de favoriser une couverture activiste et engagée contre l’immoralité. Certains journalistes et animateurs n’hésitent plus à « vider leur sac à l’antenne » des radios ou des télés. Les journalistes posent un genou à terre sur les réseaux sociaux.

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Les responsables éditoriaux essaient de comprendre, tentent de lutter contre cette tentation de l’engagement et de changement des règles déontologiques, voire de risque de marginalisation si des prises de position sont prises. Mais tout le monde n'est pas sur cette ligne.

La pdg de CBC/Radio Canada, Catherine Tait, s’est engagée par exemple à ce que 50% des nouvelles recrues de la rédactions de l'audiovisuel public canadien viennent désormais des minorités.

Les directives en matière de vocabulaire éditorial y changent aussi (au moins en anglais) :

"Au lieu de faire comme d'habitude, les journalistes doivent mettre de côté leur longue histoire d'amour avec l'objectivité et apprendre à se situer par rapport à leur histoire sociale, leurs relations et leurs obligations. Les journalistes doivent reconnaître que ce qu'ils pensent être un fait est profondément lié à qui ils sont et d'où ils viennent au sens large et spécifique du terme.

En outre, les journalistes doivent employer ce que nous appelons un journalisme systémique qui couvre les événements et les questions non pas comme des événements ponctuels, mais comme des intersections de systèmes et de structures sociétales qui ont une histoire. Cela signifie qu'ils doivent enquêter sur des histoires que beaucoup n'ont pas apprises et ne connaissent pas.", écrivent cette semaine deux professeurs émérites de journalisme au Canada.

Vous l’avez compris, il n’est donc plus question pour les insurgés de présenter « de manière neutre », pire « objective », des faits ou des points de vue opposés, mais bien de prendre position au nom de la morale. L'éditorialisation des reportages n'est pas loin. Aux Etats-Unis, la polarisation de la société, déjà très marquée par l’opposition idéologique des grandes chaînes d’infos, se renforce.

Les jeunes, qui nous reprochent, souvent avec raison, notre mollesse sur les grands sujets de l’époque (climat, racisme, inégalités sociale, genres, …) et nos ratages sur tout ce qui n’est pas « mainstream », sont à la manœuvre. Y compris désormais sur TikTok. Tout simplement car ils sont bien plus confrontés 24/7 dans les réseaux sociaux à l'âpreté des débats. Et Ils n'ont pas tort non plus de nous rappeler que dans les années 30 les grands correspondants de la presse internationale installée à Berlin n'ont pas su alerter le monde.

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La tension semble gagner l'Europe.

Des prises de positions inhabituelles de journalistes européens, notamment en Belgique, se multiplient sur les réseaux sociaux (genou à terre, etc…) qui s'enflamment.

Les pays où se fait entendre « la colère » de nos consœurs et confrères connaissent tous d'ailleurs avec grande acuité, une question communautaire de longue date. Tous connaissent historiquement des lignes de fracture, d’opposition, de tensions entre les groupes qui les constituent institutionnellement, linguistiquement, culturellement. La tragédie George Floyd a exacerbé chez eux ces tiraillements qui pour certains (Canada, Belgique) sont en capacité de remettre en cause l’unité des pays concernés.

"Nous passons décidément de crise en crise, avec sans cesse une montée en puissance dans leur intensité. Ce qui est remarquable, c’est peut-être leur caractère global, planétaire, du dérèglement climatique, au mouvement Metoo, et actuellement BLM. A chaque fois, ou presque, l’incarnation est remarquable : Greta Thunberg, les différentes femmes victimes avec Adel Haenel, et George Floyd. L’image jouant également un rôle crucial, avec le logo qui va bien pour les réseaux sociaux", note Hervé Brusini, journaliste, ancien rédacteur en chef du 20H00 de France Télévisions et prix Albert Londres.

"Sur le fond. Les revendications de ces journalistes-révoltés peuvent apparaître alarmantes au premier regard. Elles peuvent sembler balayer les devoirs qui sont les nôtres, non pas d’objectivité mais de vision pluraliste de l’information. A titre d’exemple, une présentation qui tienne compte de la diversité des points de vue. Cette exigence de diversité, n’est d'ailleurs pas encore satisfaisante dans nos rédactions. Tant dans les recrues, visibles ou pas, que dans les contenus où un mainstream de la pensée laisse sur le côté nombre de nos concitoyens qui ont même trouvé un nom au fil des années, on les appelle les invisibles", estime Brusini.

"Le fameux problème de la représentation en démocratie touche à présent donc jusqu’au paroxysme les médias, l’information. Nos avancées sont par trop lentes. De fait, la question est complexe. Depuis les réunions avec Hervé Bourges, les choses ont réellement évolué mais il reste encore tant à faire. Il faut y aller maintenant massivement, fortement, c’est une carte évidente pour le service public", ajoute-t-il.

Faudra-t-il livrer bataille ?

Les enjeux sont donc bien de plus en plus importants pour les journalistes, souvent discrédités et qui doivent faire face désormais à des critiques en temps réel et à un feedback permanent de l'audience pour leur éthique, leurs reportages et leur pertinence.

"Le monde vit avec la parole de l’homme le plus puissant de cette planète qui chaque jour nie la réalité des faits. Les journalistes sont devenus pour des dizaines de millions d'Américains les fake news. La simple ambition d’avoir, de garder les pieds sur terre se renverse un peu plus chaque jour. La violence est là. Le journalisme doit justifier chaque jour son existence. Que l’on se mette à la place de ceux qui se sentent niés, sans existence aucune face à cette lutte où le réel est une dimension quasi évanescente. Que fait un afro-américain sur une terre plate, avec des journalistes qui s’évertuent à prouver que la terre est ronde? Il a envie de tout faire exploser, il peut vouloir lui aussi balayer ces discours qui lui semblent vains, de part et d’autre. Le moment et en ce sens éminemment périlleux.

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"Le journalisme est engagé dans la bataille du réel. De sa compréhension, de son questionnement. Alors il s’interroge sur sa mutation. Que faire face à cette négation permanente ? L’immoralité fondamentale est de nier les faits qui sont la raison d’être du journalisme. Lui aussi veut respirer. Alors peut-être faudra-t-il directement livrer bataille. Faire entendre les points de vue, mais aussi choisir. Ce qui est particulièrement dangereux. La seule réponse est de renouer avec nos fondamentaux de rigueur, d’interpellation, de pluralisme, mais guidé par un choix. Un choix de valeurs déontologiques affirmés comme le blason de l’indispensable indignation. Le choix du service public au plein sens du terme, aux ordres d’aucune idéologie, d’aucune puissance, si ce n’est celle de son rapport honnête, claire avec le public", ajoute Brusini.

L'heure est-elle donc à un journalisme d'impact, plus engagé ? 

Vous en pensez quoi ?

ES