Entretien avec Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation (Université de Paris), directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l'éducation de l'enfant (LaPsyDÉ - CNRS), qui travaille notamment sur le développement de l’intelligence chez les enfants*. Entretien mené par Kati Bremme, Direction de l’Innovation et de la Prospective
L'interconnexion de plus en plus grande des mondes réels et virtuels, aurait-elle un impact sur la capacité de distinction entre vrai et faux chez les enfants, entre fiction et réalité ? Sur fond de l'intérêt grandissant pour le métavers et toutes les formes qu'il pourrait prendre, nous avons posé la question à Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation, membre du Comité d’experts jeune public du CSA.
Bonne nouvelle : seulement une infime partie des enfants auront du mal à distinguer le vrai du faux. Contrairement à certaines croyances, le numérique n’est pas mauvais en soi. Il n’y a pas d’effet massif sur le développement de la capacité de faire la part des choses chez les jeunes générations, à condition de respecter les limites d’âge d’accès aux différentes plateformes. Les jeunes savent très bien (et peut être parfois mieux que nous) distinguer réalité et fiction. Ils sont habitués dès l’enfance à jouer un personnage dans le monde numérique, ce qui n’est finalement pas très différent des jeux plus analogiques de princesse, docteur et autres personnages auxquels s’adonnaient nos générations plus analogiques. Ils auront alors développé une capacité bien supérieure à nous, adultes, de naviguer entre ces deux mondes, numérique et analogique, entre la fiction et la réalité. Mais tout est question d’apprentissage.
« Le jeu serait même un démultiplicateur d’apprentissages »
A travers les jeux de rôles que les enfants pratiquent librement dès leur plus jeune âge ils s’entraînent à acquérir et manipuler un certain vocabulaire et développent des compétences sociales : chacun y tient un rôle qui doit être respecté. Pour eux, la question n’est pas tant de la développer que de construire la faculté de délimiter une frontière entre fiction et réalité. Cette capacité n’apparaît que graduellement – au début, tous les enfants croient au père Noël – et ce processus est clairement favorisé par les jeux de rôle et de simulation.
Le cortex préfrontal, qui élabore des réponses adaptées aux contingences sociales, environnementales et aux besoins internes, mature tout au long de l’enfance et jusqu’à l’adolescence et l’âge adulte, et cette maturation dépend en partie des occasions de faire des allers-retours entre mondes imaginaires et monde réel. Le cortex préfrontal intervient aussi dans une autre fonction cognitive essentielle qu’est le contrôle de soi – indispensable pour respecter une règle du jeu ou pour tolérer que l’autre, dans son rôle, pose des limites.
Tout est donc question du moment où l’enfant accède à ces réseaux sociaux ou métavers qui s’ajoutent en parallèle du monde réel, voire s’y intègrent. Le problème se pose en effet quand l’enfant y accède avant l’âge limite de 13 ans qui n’est en réalité respecté par aucun des réseaux sociaux (dans de récentes négociations avec le CSA, Youtube refuse de migrer des comptes vers YouTube Kids).
« Dans le jeu, on reçoit de façon quasi instantanée un retour sur ses actions, ce qui est un moteur très puissant des apprentissages »
La théorie de l’esprit, ou aptitude à se représenter les états mentaux d’autrui est une des facultés centrales de l’esprit humain, indispensable à la vie en société et à la coopération, et elle repose en grande partie sur l’activité d’une partie de notre cerveau appelée « jonction temporo-pariétale ». En activant de façon répétée cette zone dans leurs jeux, les enfants se préparent à être aptes socialement. Si les jeux vidéo, et donc par extension le métavers, peuvent rendre accros, seulement 1 à 3 % des enfants seraient concernés. Pour la déception de repasser du virtuel au réel, il s’agirait donc plutôt d’épiphénomènes, souvent volontairement amplifiés par les médias.
Et il y a un processus fondamental de secours qui empêche l’enfant de sombrer à 100% dans le numérique : l’école. Il ne peut pas se désocialiser. Même si la pandémie mondiale et son lot de confinements ont quelque peu changé la donne, un phénomène peu étudié sur la question sociale, ou sinon uniquement sous un angle factuel (capacité d’apprentissage, santé mentale). L’année dernière, le temps passé sur l’écran a bien-sûr explosé. Mais s’agit-il encore de savoir sur quoi les enfants ont passé leur temps : certains jeux vidéos développent la capacité attentionnelle, de même que certaines activités aident à mieux jouer, un phénomène bidirectionnel bénéfique. Selon le chercheur, certains environnements immersifs avec casque VR fonctionnent très bien pour l’apprentissage. Ils sont pertinents sur des fonctionnalités, comme l’automatisation du geste moteur pour l’apprentissage de l’écriture. En Asie par exemple, l’apprentissage dans les environnements virtuels est beaucoup plus avancé et plus systématique, augmentée par de l’Intelligence Artificielle qui collecte des données pour s’adapter en temps réel à la courbe d’apprentissage de chaque élève. Mais on ne pourra pas déporter l’ensemble des apprentissages dans le virtuel.
« Nous sommes une espèce sociale, et l’enfant a besoin d’interaction et d’émotions pour apprendre. »
Et ce sont justement les réseaux sociaux ou encore les environnements sociaux virtuels qui restent un point de contact en lien avec la vie réelle : tout comme les adultes, les enfants et adolescents se servent de ces plateformes pour maintenir des liens prolongés dans la vraie vie. Là encore, des phénomènes amplifiés par les médias, comme la chirurgie esthétique « filtre Instagram », n’ont rien de nouveau selon le chercheur : Tout ce que nous percevons comporte des filtres, dans l’agora, nous aspirons tous à présenter le meilleur de nous-mêmes, dans l’audiovisuel les stars sont maquillées depuis le cinéma muet. Le métavers avec ses avatars à profusion aurait même l’avantage de ne plus avoir besoin de chirurgien... Bien-sûr, il y a le danger de ces environnements manipulés par des algorithmes (qui ne sont pas des choses abstraites mais bien des éléments programmés par des humains avec un but précis, dans ce cas, la rétention d’attention).
Mais le problème est que l’on regarde toujours ces phénomènes sous le prisme des enfants qui ont des problèmes. On extrapole à partir de cas particuliers vers une présupposée tendance globale. Pour Grégoire Borst, il ne s’agit pas à proprement parler d’une question de “santé publique”, mais plutôt d’un enjeu d’apprentissage. Le gaming disorder constaté par l’OMS ne concernerait qu’une toute petite partie des enfants. La réaction adaptée doit-elle venir des politiques publiques, qui voudraient interdire les filtres sur Instagram ? Il ne s’agirait pas d’instrumentaliser la science, mais plutôt de trouver la solution adaptée à la situation réelle. Et celle-ci, pour le chercheur, est à la fois simple et compliquée : préférant l’éducation à l’interdiction, Grégoire Borst engage plutôt à prévenir.
Pour revenir à l’école, s’y pose alors en effet une question face à un changement de société profond inauguré par l’arrivée d’Internet : Pourquoi encore apprendre si toute la connaissance du monde est disponible en quelques millisecondes sur le web ? Pour Grégoire Borst, l’école aurait donc un nouveau rôle plus prospectif à jouer dans ce monde de plus en plus "phygital" (physique + digital) : comprendre les compétences nécessaires pour réussir dans ce nouveau monde, développer une pensée critique, une flexibilité, une autonomie, une résistance à des automatismes et construire plutôt un « l’automatisme de penser contre soi-même », bref, apprendre à apprendre, et développer des capacités réellement humaines. Les compétences sociales, cognitives et émotionnelles nécessaires à l'avenir pour s'adapter dans la société ou sur le lieu de travail changeront radicalement et l'éducation doit être complètement réinventée pour aider les enfants à affronter l'avenir.
Qu’il s’agisse des réseaux sociaux ou des futurs métavers, les adolescents y sont davantage exposés. Ils sont beaucoup plus sensibles au contexte social que les adultes et sont notamment plus fortement influencés dans leurs choix, y compris dans leur sélection d’informations par leurs amis. Leur première source d’information est Internet, notamment Snapchat, YouTube ou TikTok. Leur cerveau étant encore en pleine maturation, ils sont plus sensibles aux émotions et donc plus sujets à être influencés par celles-ci pour juger la véracité d’une information. C’est la raison pour laquelle l’éducation aux médias et à la pensée critique est un véritable enjeu pour l’école et pour la société, en plus des univers réservés aux enfants dont nous aurions besoin dans le métavers. Dans un monde où les lignes entre réalité et fiction sont de plus en plus perméables, en plus de l’éducation PAR le numérique, il nous faudrait une éducation AU numérique.
Illustration : Photo by Giu Vicente on Unsplash
* Grégoire Borst, dans ses recherches défend un chemin vers un modèle du développement dynamique et non linéaire du développement cognitif de l’enfant, qui intègre 3 grands systèmes de pensée : 1. Le système 1 « intuitif et heuristiques » : ensemble de stratégies approximatives, intuitives, « heuristiques de pensée » (D. Kahneman), rapides, peu coûteuses pour notre système cognitif, qui nous permettent de trouver la solution la plus adaptée au contexte. On en a besoin mais les automatismes peuvent nous amener à faire des erreurs. 2. Le système 2 : stratégies exactes, pensée délibérative, lente, coûteuse mais qui nous permet d’obtenir la bonne réponse. 3. Le système 3 : ensemble des fonctions de haut niveau dans le cerveau (cortex préfrontal) qui permet de décider quand utiliser le système 1 ou quand il faut y résister (penser contre soi-même) en envoyant des ordres inhibiteurs, pour réengager notre système 2