NFT, évolution technologique ou révolution systémique pour l’industrie des médias et du divertissement ?

Par Jodouin Mitrani, Onepoint, Leader, Expert Média & Entertainment

La blockchain et les NFT ont fait irruption dans le paysage mais s’agit-il d’une simple évolution technologique ou d’une véritable révolution systémique ? Comment la blockchain et les cryptomonnaies, plutôt issues du monde financier, pourraient-elles avoir un impact sur l’industrie des médias et du divertissement ? 

En matière de technologie, il n’existe pas de grand soir ni de grande révolution brutale mais plutôt d’évolutions ultra-rapides de micro-phénomènes. Leur analyse exige une remise en question continuelle des modèles établis et une bonne agilité sans parler d’un esprit d’innovation à toute épreuve. La révolution des NFT que nous allons ici chercher à décrypter est, à n’en pas douter, une manifestation de plus de cette énergie créative et technologique qui pourrait contribuer à transformer durablement l’industrie des médias et du divertissement. Mais c’est justement parce qu’il s’agit d’un tourbillon médiatique qu’il peut être difficile de porter un regard lucide sur l’impact des NFT dans les prochaines années pour l’industrie. 

De tout temps, les outils de l’information puis de l'industrie des médias ont su se nourrir des évolutions techniques d’abord puis des avancées technologiques ensuite. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des civilisations, on note des innovations qui ont permis la diffusion au plus grand nombre de l’information. Certaines n’étaient que des évolutions, d’autres en revanche furent de profondes révolutions, comme l’imprimerie, le cinéma, les télécommunications ou bien internet. 

Des scribes de l’Égypte ancienne aux moines chroniqueurs du Moyen Âge en passant par les journalistes de l’âge d’or de la presse à la fin du XIXème siècle, tous ont su profiter des évolutions des techniques. 

Jusqu’à nos jours, le développement des techniques a offert aux hommes et aux femmes de médias des outils pour faciliter leur travail et étendre leur influence. Avec l’ère du post-digital depuis les années 2010, les médias se trouvent une nouvelle fois au cœur du bouleversement technologique et sont à la fois observateurs et utilisateurs des innovations. Le Cloud, La Data, l’IA, la 5G sont aujourd’hui au centre de cette industrie. Netflix n’existerait pas sans les capacités de stocker et de distribuer une quantité invraisemblable de contenu via le Cloud, et serait bien incapable de comprendre nos attentes sans la Big Data et l’intelligence artificielle. 

Bienvenue dans le monde non fongible

Il semblerait que le phénomène des NFT aille bien au-delà d’un simple effet de mode dans un marché de l’Art en quête d’une nouvelle énergie numérique. Notons que ce marché de l’Art est peut-être l’un des derniers à avoir échappé jusqu’alors à la vague digitale et à « l’uberisation ». 

Sorare, le jeu français de football fantasy en ligne, basé sur l’achat de cartes NFT

Qu’ils soient géants du marché comme CNN, la NBA, le New York Times, ou encore Ubisoft, ou nouveaux entrants, à l'instar de la licorne française Sorare, (qui vient de lever 650 millions d’euros) ils se sont tous lancés dans une véritable course à l’offre et aux annonces. De nombreux exemples émergent de cette tendance qui semble là pour durer : de la vente de contenu "unique" à la collection de cartes de stars du ballon rond, en passant par les œuvres énigmatiques comme les « Crypto Punks ». Derrière ces exemples qui pourraient paraitre anecdotiques avec sans doute un peu d’effet de bulles, se cache une révolution technologique de premier plan complexe à comprendre, qui associe blockchain, cryptomonnaie et « Smart contracts » inviolables. C’est possiblement toute la chaîne de valeur de la création, depuis la fabrication d’une œuvre jusqu’à la gestion de la propriété intellectuelle, qui pourrait s’en trouver bouleversée. Un changement total de paradigme affirment certains. 

De la blockchain aux NFT

Cependant, comme pour toutes les évolutions ou innovations technologiques, il est nécessaire de s’attarder sur les conditions de son apparition puis sur sa traduction dans les usages et enfin sur son adoption. Il nous faut nous plonger dans la blockchain pour comprendre le concept même d’un « token non fongible ». Vincent Rémon, expert blockchain et métavers chez Onepoint, cabinet de conseil en transformation numérique, nous aide à comprendre le phénomène d’un point de vue technologique. 

La première question qui se pose est celle du principe même d’une technologie décentralisée qui consiste à ne pas héberger l’information sur un point unique, un seul serveur, qui pourrait ne plus être disponible avec le temps, ou s’il est trop sollicité. Décentraliser, c’est dupliquer et partager l’information entre plusieurs acteurs indépendants : si certains d’entre eux disparaissent, l’information reste toujours disponible auprès des systèmes survivants.

De ce point de vue, les NFT s’appuient sur les fondamentaux de la blockchain : la capacité à créer des éléments numériques uniques et non duplicables et à certifier les transactions dans le cadre de leurs échanges. Les premières blockchains ne proposaient qu’un échange de valeur (monnaie), mais depuis 2015 de nouvelles blockchains incluant des Smart Contracts ont permis de créer des jetons uniques : les NFT, qui sont donc une évolution structurelle de la blockchain. Ce sont ensuite les différents cas d’usage des NFT qui définissent les champs d’application… et ils sont infinis ! Si depuis le début de son existence, blockchain et bitcoin allaient de concert, de nouveaux protocoles ont vu le jour comme Tezos ou Ethereum qui sont donc des blockchains de deuxième génération (post 2015) permettant d’héberger et d’exécuter des Smart Contracts : des programmes informatiques automatisés qui sont la brique fondamentale pour créer les NFT. Ajoutons à cela le côté très ouvert et les importantes communautés de développeurs open source qui ont contribué à la popularisation des Smart contracts et des NFT sur ces blockchains.

“Proof of Work” et “Proof of Stake” 

Aujourd’hui décrié pour sa consommation considérable d’énergie, le Bitcoin qui s’appuie sur le principe de « Proof of Work, » aussi appelé « Preuve de Travail » dans la langue de Molière, décrit un système qui demande une énorme puissance de calcul. L’évolution de cela est le « Proof of Stake » (Preuve d’Enjeu) qui contrairement à la Proof of Work, ne demande pas de résoudre des calculs avant de créer un nouveau bloc. Avec ce protocole, pour gagner le droit de miner le prochain bloc, il faut mettre en jeu une partie de ses possessions en cryptomonnaie et cela demande beaucoup moins d’effort à la machine et donc 99% d’énergie en moins. Outre ces deux consensus, qui sont les plus utilisés, il existe de nombreux algorithmes alternatifs, déjà en production ou encore à l’état de concepts mathématiques. Certains sont très originaux, ambitieux, et tous tentent de résoudre les écueils des premiers consensus (consommation électrique, ploutocratie), sans galvauder la sécurité et la scalabilité.

La blockchain on le voit, est loin d’être une technologie émergente. Elle est même relativement mature. Les NFT eux-mêmes existent depuis au moins 2017, (une éternité dans le monde techno) pourtant le buzz n’a que quelques mois. Alors comment se fait-il que le grand public et les médias s’intéressent aujourd’hui au phénomène ? La réponse est probablement à trouver du côté de la représentation et des images qui tendent à faire d’une abstraction une réalité bien plus tangible.

« La création et la possession, l’usage et la fonction, la valeur et le temps, la géographie et l’immatériel sont des concepts bousculés par la blockchain »

Si la blockchain était, sauf pour les informaticiens férus de cryptomonnaies, restée jusqu’alors une technologie froide et peu concrète dans l’usage du quotidien, la création et l’Art en revanche fascinent et attirent la lumière. Il faut noter aussi que la crise du Covid a sans doute joué le rôle de catalyseur du phénomène en assignant à résidence des créatifs technophiles. La situation de confinement les poussant à s’intéresser à de nouvelles formes de créativité et à explorer l’univers des cryptomonnaies. 

Comme nous l’explique Eric Loréal, créatif expérimenté dans la communication, crypto-spéculateur et collectionneur de NFT : « J’observe qu’une partie du monde de l’Art (notamment certains artistes côtés représentés en galerie) voit l’avènement des NFT’s comme une bête curieuse, une mode éphémère, quelque chose qui ne les concerne pas. Et d’un autre côté, j’ai vu la percée fulgurante d’une nouvelle génération d’artistes digitaux du monde entier qui était jusqu’à présent invisible. La vente de leurs œuvres sous forme de NFT’s a bouleversé leurs vies dans la mesure où ils ont trouvé une visibilité sur un marché international. Les technologies blockchain et leurs tokens tel que Ethereum, Solana ou Tezos ont permis les conditions pour qu’un marché s’établisse : la confiance, l'authenticité et la liquidité. Enfin, la technologie a permis de débrider la créativité avec la possibilité d’utiliser le code informatique au service d’une exécution artistique (comme le Generative Art ou l’édition d’œuvres uniques aléatoires). » 

Capture d’écran du projet Neonz de Sutu

Des créatifs d’un nouveau genre, plus numérique et surtout décomplexés par la technologie

Qui sont les créateurs de ces Tokens? Beaucoup étaient déjà artistes et cumulaient des jobs en tant qu'illustrateurs, graphistes, designers ou développeurs dans l’industrie de la tech, des médias et de la communication. Certains, malgré leurs talents, vivaient dans des situations précaires. Ils sont devenus depuis quelques mois indépendants et vivent de la vente de leur production. Ils viennent du monde entier, sont plutôt jeunes et passionnés par la culture internet, les jeux et ont été parmi les premiers curieux des cryptos tels qu'Ethereum.

Erice Loréal à nouveau : « J’ai été bluffé par le projet Neonz de Sutu, c’est un artiste que j’avais découvert sur Hic et Nunc (principale Marketplace NFT sur Tezos) et qui déploie ses avatars incroyables dans un métavers en cours de réalisation. Enfin, l’un des projets les plus dingues est celui de John Karel « Common Skeles », le projet a permis pendant 24h (le jour d’Halloween) aux détenteurs de Tezos de minter (mettre un NFT sur la blockchain) la création d’image unique avec des combinaisons aléatoires de squelettes et ses artefacts aux rendus très créatifs et très variés. »

Au-delà des créateurs « underground » les NFT séduisent aujourd’hui les artistes plus installés comme le rappeur Booba ou plus récemment le groupe de Pop Coréen BTS, idole des millenials. L'agence du groupe, Hybe, a en effet annoncé la publication de photocartes NFT des membres du boys band conjointement avec la bourse sud-coréenne Upbit, gérée par l'opérateur de cryptomonnaies Dunamu — la plus importante du pays.

Dans ce paysage fortement concurrentiel, la crypto française Tezos, créé en 2014, a su rapidement se faire une bonne place. L’écosystème Tezos a pu séduire la communauté des créateurs pour sa technologie innovante, la richesse de son écosystème et la sobriété énergétique de son protocole. Une grande diversité et qualité des projets en sont issus. Comme par exemple le projet Tezotopia du studio Gif Games qui mélange NFT et Farming (modèle Play-To-Earn) avec un jeu de bataille où l’on possède des terrains et où l’on peut fabriquer des collectibles. 

Capture d’écran d’un univers Tezotopia

Les grandes entreprises sont de la partie et certains investissent fortement

D’après les derniers chiffres de DappRadar (qui analyse les applications blockchain en temps réel), le marché des NFT a atteint au troisième trimestre 2021 plus de 10 milliards de dollars (soit 8 fois plus que le trimestre précédent) et représente un marketcap de 45 milliards de dollars ! Comment ne pas s’attarder par exemple sur l’annonce au printemps 2021 du partenariat entre Tezos et Ubisoft. Le géant du gaming souhaite en effet devenir un des « bakers » de Tezos et y voit le moyen non seulement de pouvoir influencer le cours de la crypto mais aussi de se constituer un trésor de guerre « non fiscalisé » pour les années à venir. C’est de ce point de vue un pari visionnaire. Côté usage, Ubisoft prévoit de proposer à ses joueurs de réaliser des micro-transactions NFT dans un environnement totalement dématérialisé. Comme le précise Nicolas Pouard, directeur des initiatives blockchain chez Ubisoft : « Nous avons un niveau de réputation qui fait que, si demain nous proposons de distribuer des NFT dans nos jeux, les gens peuvent venir en confiance. À terme, et si ce mouvement est global, il pourrait rendre la blockchain invisible d’une certaine manière, la réduisant à une technologie d’infrastructure. C’est l’usage qui primera ».

Ubisoft n’est pas le seul des mastodontes du secteur à se lancer à plein régime dans le métavers transactionnel. Associated Press, l’agence de presse mondiale a annoncé la création d’une collection unique en partenariat avec la plateforme MetaList Lab. Ainsi chaque NFT présente les actualités les plus importantes d'Associated Press au cours des 100 dernières années. Selon l’expert en fintech, Franck Guiader : « La tokenisation de l’économie reviendrait ainsi à faire de la blockchain un support technologique aux instruments d’échanges, de traçabilité et de fidélité, indépendants d’un organe central de contrôle, ce qui remettrait en cause les paradigmes d’affaires qui existaient jusqu’alors entre producteurs, distributeurs et infrastructures de paiements. »

L’usage et la fonction, la valeur et le temps, la géographie et l’immatériel sont des concepts bousculés par la blockchain et leurs tokens

A terme c’est donc bien toute la chaine de valeur de la création qui s’en trouvera modifiée. Les créateurs, leurs ayants droit, les intermédiaires dans la production, les diffuseurs pourront compter sur la fiabilité d’une technologie pour favoriser la confiance et la transparence dans les relations contractuelles. Kevin Primicerio, cofondateur de Pianity, la première marketplace française de NFT spécialisée dans la musique explique assez bien le phénomène. « Pour les artistes présents sur notre plateforme, les NFT sont en train de devenir la source de revenus principale. Je prends pour exemple Sarkis Ricci, un pianiste basé à Berlin qui n'avait plus d'argent à cause de la pandémie. Il s'apprêtait à retourner vivre chez ses parents, mais il a vendu coup sur coup deux morceaux en NFT sur Pianity, pour une valeur totale de 9 000 euros. Il est super content, parce que ça lui permet de continuer à vivre de sa musique tout en restant à Berlin, au contact d'artistes qui le stimulent."

Même s’il ne faut pas balayer du revers de la main la forte spéculation sur ce sujet et son lot d’arnaques, les NFT sont clefs dans le monde dans lequel nous allons pénétrer : celui du métavers. Ce monde virtuel ou chacun pourra, non seulement vivre des expériences immersives mais dans lequel on pourra posséder et créer des objets numériques. Bien entendu l’ensemble des acteurs de l’industrie devront avoir une place dans cet univers. Les marques et les médias y joueront surement le même rôle que dans la vraie vie mais avec d’autres outils et une relation que l’on aimerait voir plus équilibrée entre diffuseur et créateur avec un partage de valeur plus équitable. 

Vincent Rémon en est convaincu : « le concept de NFT va se démocratiser… encore plus car l’engouement actuel dans l’art numérique est déjà une forte démocratisation et les NFT ont déjà eu d’autres applications, comme dans la finance ou l’immobilier avec les STO (Security Token Offering). Dès lors que nous aurons besoin d’échanger et de tracer des éléments identifiables et uniques, les NFT pourront être un support numérique idéal »

Ce bouleversement est donc très probablement irréversible. Il s’agit bien d’une révolution ! Notre monde sera modifié par son adoption et nous sommes au tout début de cette histoire. Les acteurs de l’industrie des médias sauront-ils prendre la vague à temps et tirer le meilleur parti de cette nouvelle technologie ? Pourront-ils accepter un nouveau mode d’échange de valeur avec les artistes et les ayants droits de la création ?