Corée du Sud : le métavers pour tous ?

Par Mathilde Caubel, Master CELSA, Direction de l'Innovation et de la Prospective 

Meta, Roblox, Fortnite, … On ne compte plus les entreprises s’étant donné pour mission de créer leur propre métavers. Mais qu’en est-il des initiatives publiques ? Comment s’assurer que le métavers soit bien accessible à tous et ne génère pas un nouveau monopole de marché ? La Corée du Sud s’est posé cette question et souhaite combiner les efforts du privé et du public pour en faire le premier pays du Métavers.

Sur la ligne de départ, la Corée du Sud dispose de nombreux avantages compétitifs qui pourraient représenter une sérieuse concurrence pour Meta. Les ingrédients du succès semblent déjà être là : une jeunesse hyper connectée, une culture de la VR et des jeux vidéos bien implantée dans les pratiques, un solide écosystème de start-ups et de grandes entreprises technologiques, l'exportation de la Hallyu au quatre coins du monde. Des éléments que le gouvernement coréen compte bien mettre à profit.

Un plan national pour le métavers

Sur le plan de la recherche liées aux technologies du Métavers, la Corée du Sud bénéficie d’un soutien inégalé de la part du gouvernement de Moon Jae Jin. Le ministère des sciences et des technologies de l’information et de la communication a annoncé en mai dernier une alliance de divers grands noms de la Tech coréenne pour le développement d’un métavers “made in Korea. Parmi les 17 entreprises membres de ce programme on peut notamment noter la participation de SK Telecom (géant quasi monopolistique des télécoms) et du groupe Hyundai Motors. Ces entreprises doivent ainsi mettre en commun leurs technologies et leurs recherches, mais aussi jouer un rôle de consultants que le gouvernement pourra faire intervenir sur des questions éthiques et culturelles liées au Métavers.

Cette alliance entre le public et le privé est motivée par un objectif : créer une plateforme de métavers ouverte qui puisse être un nouvel outil pour les autorités et pour le développement des entreprises coréennes. Une stratégie qui semble logique, compte tenu de la persévérance de la pandémie et de la course aux investissements dans les actifs virtuels comme les NFT et les cryptomonnaies. Cet effort fait en effet partie du New Deal Digital 2.0, planifié par le gouvernement de Moon Jae Jin, qui a promis 30 milliards de wons (soit 26 millions de dollars) de subvention pour les entreprises concernées. La Corée du Sud fait ainsi figure de pionnière, puisque aucun gouvernement n’a pour le moment engagé des moyens comparables ou énoncé la possibilité d’une présence des gouvernances nationales dans le métavers.

Néanmoins, quoique saluée, des experts du secteur appellent à la prudence face à l’implication du gouvernement dans le métavers. Hyun Dae Won, directeur de la chaire universitaire consacrée au métaverse à l’université de Sogang, a communiqué sa crainte dans une interview pour Aju Business Daily : "L'essence du metaverse réside dans une nouvelle culture. Il est nécessaire de réfléchir à la manière d'utiliser l'énergie positive du metaverse et de la blockchain comme moteur de la relance économique. Dans le cas contraire, les réglementations risquent d'aboutir à l'arrêt d'importants moteurs de croissance pour les industries futures." Il a ainsi souligné le risque de voir des régulations inadaptées ou des barrières culturelles freiner la créativité des talents destinés à émerger du métavers.

Dans ce contexte, il est bon de rappeler que la Corée du Sud était un des premiers pays à s’inquiéter de la spéculation sur les actifs virtuels et à proposer une taxation sur les crypto-monnaies de certains NFT. Une proposition de loi prévoit actuellement une taxation de 20% sur les actifs virtuels pour 2022, mais l’inclusion des NFT est encore discutée. Cette décision est considérée comme contradictoire par les spécialistes de la blockchain car elle pourrait freiner le développement d’une économie dans le métavers.

Un terrain fertile : l’industrie du divertissement

Rares sont ceux qui ignorent le succès mondial des produits de l'industrie culturelle coréenne, notamment dans le domaine des jeux vidéo et de la musique populaire (K-Pop). Début 2021, on avait pu percevoir dans de grands évènements Tech, comme le CES de Las Vegas, que ces secteurs seraient stratégiques dans le développement du Metavers. Ainsi, la Corée du Sud part avec un avantage comparatif certain.

Nexon, champion coréen de l’édition de jeu vidéo, compte bien étendre l’univers de jeux déjà existants et populaires, comme MapleStory, dans un monde virtuel de sa création. L’entreprise souhaite créer de nouveaux projets liés au métavers pour lesquels elle a déjà commencé à recruter de jeunes talents.

Du côté des labels musicaux, pas une semaine ne se passe sans qu’une des grandes agences de talents coréennes n’annonce un nouveau partenariat avec des start-ups du monde de la blockchain ou du metaverse. L’industrie de la K-Pop a fait face à un ralentissement d’activité causé par la pandémie et qui a stoppé les concerts, tournages et manifestations publiques ; tout en freinant l'exportation des CD et autres goodies à l’international. Le concept d’idoles virtuelles en est donc devenu extrêmement attractif, offrant des idoles encore plus facile à créer et marketer que les artistes faits de chair et d’os.

L’agence SM Entertainment, qui a créé les premiers groupes de K-Pop dans les années 1990 était la première sur le front en créant des avatars virtuels à son dernier groupe féminin Aespa. Ce nom donne directement le ton : c’est un diminutif de “Avatar X Experience” et d’“aspect”. Le groupe est composé de quatre jeunes femmes bien réelles, qui sont rejointes dans leur clips par leurs alter ego virtuelles animées par l’intelligence artificielle. Tout le concept du groupe, de leur musique et de leurs clips est tourné vers le mélange de la réalité et du virtuel. Cette esthétique et ce concept de groupe métavers connaît un succès tonitruant chez le jeune public coréen.

Les 4 membres d’aespa avec leur alter ego virtuel (Crédit image : SM Entertainment)

Plus récemment la branche divertissement du groupe Kakao a annoncé investir près de 10 millions de dollars dans Metaverse Entertainment, la filiale spécialisée créée par Netmarble F&C à la fin de l’été. Cette filiale a l’intention de créer le premier groupe de K-Pop entièrement virtuel avant fin 2022. Mais de nombreux autres projets devraient voir le jour en lien avec le large catalogue de Webtoons et Web Novels détenu par Kakao Entertainment. On peut donc facilement imaginer que les groupes d’idoles virtuelles pourraient devenir une norme si le métavers venait à s’implanter durablement dans les pratiques. Cependant, cette mode représente pour beaucoup un danger pour les conditions de travail des idoles, qui sont déjà fortement critiquées.

Capture d’écran du site internet de Metaverse Entertainment : https://www.meta-ent.com/

Par ailleurs, beaucoup de labels se préparent au tournant virtuel de l’industrie en proposant aux fans d'acquérir des NFTs. Ces goodies d’un nouveau genre ont notamment été choisies JYP, YG et HYBE (respectivement labels de TWICE, BLACK PINK et BTS). L’agence de BTS s’est en effet associée au plus gros opérateur de crypto-monnaies coréen, Dunamu, pour assurer une place à ses artistes dans les collections virtuelles des fans.

Des plateformes au succès déjà avéré

Dans la course au métavers, la Corée du Sud a aussi l’avantage d’être à l’origine de plateformes innovantes, qui ont déjà trouvé leur public et qui attirent des investissements massifs venant d’autre pays. Même si ces plateformes ne représentent pas encore de “parfaits” Métavers, elles sont une base solide pour de futures innovations.

Zepeto, application créée par Naver en 2018, est un réseau social reposant sur la création et la customisation d’avatars. L’application permet ainsi aux utilisateurs de se rencontrer dans des lieux virtuels comme des parcs d’attraction ou les appartements virtuels que chaque utilisateur peut customiser. Les avatars peuvent aussi s’affronter dans des mini-jeux ou visiter des espaces sponsorisés par des marques comme Samsung Galaxy ou bien des artistes coréens comme Black Pink.

Captures d’écran d'un compte Zepeto et des activités proposées sur la plateforme

Cette application a dès ses débuts connu un grand succès chez un public assez jeune, dont une grande partie était des fans de culture coréenne, notamment aux États-Unis. La plateforme est devenue l’un des leaders de l’univers virtuel avec plus de 200 millions d’utilisateurs, dont 80% sont des adolescents et 90% se connectent hors de Corée. Ce succès international intéresse à présent les plus grandes marques de mode comme Nike, Gucci et Ralph Lauren, ou bien encore Zara, qui a lancé la ligne de mode AZ pour Zepeto avec Ader Error. L’application permet aussi aux particuliers de commercialiser leurs propres créations grâce à son programme “Studio Zepeto”, qui rassemble aujourd’hui 1,5 millions de créateurs. L'entreprise Naver a aussi annoncé la possibilité prochaine pour les créateurs de créer des jeux vidéo internes à l’application, générant ainsi une nouvelle concurrence pour la plateforme américaine Roblox, aussi très populaire chez les plus jeunes.

Capture d’écran du site de Studio Zepeto : https://studio.zepeto.me/

Le succès de la plateforme est tel que les investisseurs se bousculent pour contribuer à son expansion ou donner de la visibilité à leur entreprise auprès des jeunes utilisateurs. C’est notamment le cas, ici encore, du label des BTS, HYBE (et nombre de ses concurrents) ou encore du conglomérat japonais SoftBank, qui font partie des entreprises qui ont investi 150 millions de dollars dans la nouvelle licorne coréenne.

Les concurrents de Naver ont réagi, peut-être déjà trop tard, face au succès de Zepeto en créant des plateformes sociales du même type. SK Telecom a lancé SK Jump VR en 2019  qui a tout de même été rapidement adoptée dans le contexte de la pandémie mondiale. En effet, les universités se sont rapidement servies de cet outil pour tenir les cérémonies d'accueil virtuelle pour les nouveaux étudiants. SK Telecom a musclé son jeu en 2021 en dévoilant la plateforme Ifland, plus aboutie esthétiquement et offrant une plus grande variété d’activités que VR Jump... mais elles restent beaucoup moins sollicitées à l’international que Zepeto. Pour preuve : la plupart des communications au sujet de cette nouvelle application sont exclusivement en coréen et l'appli n’est téléchargeable que dans quelques pays hors de la Corée du Sud.

Captures d’écran de l’interface de Ifland sur le Google Play Store coréen

On peut aussi noter la résurrection de Cyworld, un réseau social très populaire en Corée du Sud au début des années 2000, mais qui s'était progressivement essoufflé après 2010. Le style est totalement différent des avatars 3D de Zepeto et Ifland. La plateforme a été relancée en Août 2021 sous le nom de Cyworld Z, et rapidement plébiscitée par d’anciens utilisateurs nostalgiques. Ce monde virtuel reprend l’esthétique vintage et pixelisée de l’ancienne plateforme mais vise à devenir un métavers en créant des versions virtuelles de grandes chaînes coréennes.

Séoul, la ville de l’administration virtuelle

Bien au-delà du monde du divertissement et des réseaux sociaux, le concept de métavers inspire beaucoup les pouvoirs publics coréens et le milieu de l’administration. Ainsi, le 3 novembre dernier, la ville de Séoul a annoncé vouloir devenir la première capitale présente dans le métavers. Mais à quoi pourrait bien ressembler une ville virtuelle ? 

Dans un premier temps, Seoul compte "virtualiser" plusieurs services administratifs et infrastructures municipales en les rendant accessibles grâce à un casque de Réalité Virtuelle. Cette initiative permettra ainsi aux Séoulites de s’occuper de leurs requêtes administratives dans le “Metaverse 120 Center, pour ainsi éviter les contacts et désengorger les services les plus sollicités. L’objectif est aussi de dépasser les barrières physiques et linguistiques qui freinent les processus administratifs, notamment pour les personnes en situation de handicap.

Satisfait du rôle du numérique dans la lutte contre le Covid, le métavers serait ainsi chargé de rendre la plupart des communications municipales “sans contact” dès 2022. La mairie de Séoul se donne jusqu’à 2026 pour avoir une plateforme totalement opérationnelle. A ses débuts, elle devrait donner accès aux bureaux municipaux, des espaces pour les entrepreneurs et les entreprises ou encore un incubateur de fintech. La création de ce métavers public fait partie du plan sur dix ans imaginé par le maire de Séoul, Oh Se Hoon, pour faire de la capitale coréenne un hub technologique international. Ce plan comprend aussi une future gratuité de la connexion 5G pour les habitants de la capitale ; une mesure logique si on veut démocratiser l’accès au métavers. La première grande démonstration sera le premier événement virtuel organisé par la ville de Séoul et se tiendra pour le réveillon du Nouvel An, avec une cérémonie traditionnelle du son des cloches du Bosingak.

Oh Se Hoon, le maire de Séoul à présenté le projet grâce à son avatar lors d’une réunion virtuelle

Les habitants de 'Métavers Seoul’ vont progressivement pouvoir presque tout faire dans cette ville virtuelle. Le projet prévoit d’aller bien au-delà des lieux administratifs et des hubs de start-up virtuels. Il y sera possible de prendre des bus virtuels, de visiter des reconstitutions de monuments détruits par le temps ou pendant l’occupation Japonaise, et même d’aller déposer une plainte à la police municipale !

Au-delà des infrastructures publiques, des lieux de la vie quotidienne seront aussi transposés dans le Métavers séoulite. La plupart des grandes banques coréennes préparent ainsi des filiales virtuelles accessibles sur différentes plateformes existantes comme Cyworld (Industrial bank of Korea). La Kookmin Bank a prévu de lancer des bureaux virtuels dans le futur métavers coréen et la NH Nonghyup Bank de s’établir dans le “NH Dokdo-verse”, le métaverse de l’île de Dokdo, dont la domination coréenne est encore remise en question par le Japon.

Mais cette décision se tourne aussi vers un public plus international. Le projet inclut une Virtual Tourism Zone” qui regroupe les festivals culturels de la capitale et qui sera accessible dès 2023. En plus de vouloir proposer des visites virtuelles de ses musées et monuments culturels, la ville de Séoul a créé  “Korea World”, une exposition virtuelle consacrée à la Hallyu, autant destinées aux Coréens qu’au reste du monde. Cette exposition virtuelle a été lancée par la KOCIS (Korean Culture And Information Service) le 30 Novembre 2021 et a un objectif très particulier : exposer des créations qui montrent la Hallyu du point de vu des fans étrangers dans un espace où le visiteur peut interagir avec d’autres avatars.

Captures d’écrans des diverses expériences de Korea World : l'accueil, l’espace Masked Singer (lié à l’émission coréenne à succès exporté dans plus de 50 pays) et l’avatar customizable dans l’espace talent show qui expose les création artistiques de fans de Hallyu

Un pays connecté, mais à quel prix ?

Alors que la ville de Séoul est l’une des plus connectées au monde (plus de 99% des foyers ont une connexion internet) et bénéficie d’une des meilleure couverture 5G au monde, la question du mode d’accès au métavers se pose encore. La connexion ne sera dans un premier temps possible qu’avec un casque VR, mais la mairie de Séoul souhaite que la connexion via smartphone arrive rapidement. Cependant, cette transition est encore incertaine compte tenu du coût de l’optimisation de l'interface pour smartphone associé à celui de développement de la plateforme en elle-même. La digitalisation de nombreux services administratifs et bancaires demandera aussi un fort investissement dans la protection des données et la cybersécurité car une plateforme ouverte de métavers sera certainement une cible privilégiée pour les ransomwares et autres cyber-attaques.

Alors qu’un sondage de novembre 2021 affirmait que 6 travailleurs seoulites sur 10 préféreraient travailler dans un environnement de travail virtuel, on peut tout de même se poser la question de l’avenir des publics moins connectés et des effets sur la santé mentale d’une telle transition. La population coréenne est vieillissante, et les projections prévoient que la moitié de la population sera âgée de plus de 65 ans en 2065. Face à la baisse de la part de la jeunesse dans la démographie, les journalistes et entreprises coréens parlent de plus en plus de génération “MZ”, soit un regroupement des “Millenials” et de la génération Z. Même si cette génération rassemble les Coréens nés de 1980 à 2010, elle ne représente que 35% de la population. Malgré les fortes différences en termes de culture et de pouvoir d'achat entre ces deux groupes, ils sont réunis par les marketeurs à cause de leur hyper activité sur les réseaux sociaux et leur forte consommation de produits numériques ; faisant ainsi d’eux la cible numéro une du métavers.

C’est à la lumière de ces statistiques que l'on peut évoquer les critiques visant l'investissement du gouvernement et de la ville de Séoul dans le métavers. Alors que les médias étrangers voient la Corée du Sud encenser le métaverse coréen, les citoyens craignent l’exclusion des populations les plus âgées ou défavorisées. Alors que la Corée du Sud a le plus haut taux de pauvreté chez les seniors de l’OCDE, on peut imaginer que ces derniers soient encore plus isolés par cette révolution virtuelle.

 

Enfin, le plus inquiétant est la menace d’une spéculation délétère sur l’immobilier virtuel. Alors que la flambée des prix de l’immobilier séoulite marginalise les plus pauvres dans le monde réel, le même mécanisme semble se préparer dans le métavers. Les jeunes Coréens se ruent pour acheter des parcelles virtuelles (qui sont en réalité des NFT) dans le marketplace The SandBox, qui propose d’acheter 160.000 carrés de terre répartis un peu partout dans le monde. Mais l’histoire semble se répéter : les prix de ces NFT immobilières montent en flèche et les quartiers les plus chers de Séoul sont partis en premiers. Avant même qu’il n’existe, de jeunes et riches investisseurs ont déjà planifié leur empire dans le métavers, et une nouvelle bulle spéculative se dessine.

 

Un jeune cryptofan coréen constate de la rapidité de la vente et de la monté des prix des parcelles correpondant aux quartiers les plus upé de Séoul, “zones préférées” du marché de l’immobilier (en noir sur la carte)

Conclusion

Même si la Corée semble la terre idéale pour lancer un métavers de la culture, du divertissement, des loisirs et de l'administration, il ne faut pas négliger le charactère exclusif de cette technologie loin d'être accessible à tous, et qui demande des investissements lourds. Sous ses airs créatifs et inclusifs, le métavers coréen semble être en train de reproduire les travers et les défaillances de la vie réelle.