Les plateformes, ces lieux de prédilection des publics sceptiques de l'information

Dans un monde où le web et les plateformes créent de nouveaux environnements d’information numériques, l’abondance des sources en ligne pose de réels défis, face à la montée de la désinformation. Pour de nombreux citoyens, la confiance qu’ils accordent à des sources médiatiques sert d'« économiseur institutionnel » dans la recherche d’informations, éliminant le besoin de vérifier eux-mêmes les informations. Mais un pourcentage croissant de la population ne fait plus confiance aux sources traditionnelles d’information et il est moins évident de savoir selon quels critères ces citoyens accordent ou pas leur confiance à une source. 

Evarestos Pimplis et Louise Faudeux, MediaLab de l’Information 

Un rapport du Reuters Institute examine qualitativement comment les publics qui ne font pas confiance aux médias naviguent dans l'environnement de l'information numérique, et en particulier comment ils interprètent les informations qu'ils trouvent sur les réseaux sociaux, les applications de messagerie ou les moteurs de recherche. Ce rapport est basé sur 100 entretiens menés au Brésil, en Inde, au Royaume-Uni et aux États-Unis entre décembre 2021 et janvier 2022. Il se concentre sur les individus "généralement méfiants", ceux qui ont une confiance inférieure à la moyenne en l’information et un intérêt plus faible que la moyenne pour la politique. Les enquêtés étaient des utilisateurs réguliers de trois plateformes : Facebook, WhatsApp et Google. L’étude donne des indices aux médias sur des stratégies à adopter pour atteindre des publics méfiants et renforcer la confiance. 

Comment les utilisateurs « généralement méfiants » utilisent-ils les plateformes ? 

Les recherches de Reuters dans le cadre du Trust in News Project sont largement concentrées sur la relation entre les comportements à l'égard des informations et les variables politiques sous-jacentes. Beaucoup de ceux qui font le moins confiance aux informations qu’ils voient, le font par indifférence ou déconnexion de la vie politique, de l'actualité et du journalisme. Ces catégories sont exposées à moins d’informations, font confiance à moins de sources et sont moins bien informées sur la pratique journalistique.

Parallèlement, les plateformes numériques telles que les médias sociaux, les moteurs de recherche et les applications de messagerie jouent un rôle essentiel dans l'accès à l’information pour ceux qui ne s'intéressent que faiblement à l’actualité. Ces personnes peuvent être plus touchées par la manière dont les plateformes organisent et présentent les informations. 

Que pensent ces utilisateurs de l’information sur les plateformes ?

La plupart des enquêtés n’expriment pas de désir particulier d'accéder aux actualités. Ils déclarent utiliser les plateformes numériques principalement pour rester en contact avec leurs amis et leur famille ou rechercher d'autres types d'informations qu'ils considèrent comme plus pertinentes pour la vie quotidienne. Certains enquêtés ont déclaré voir occasionnellement des nouvelles sur les plateformes, ce qui semble leur convenir car ils n'apprécient pas particulièrement les nouvelles. Le contenu auquel ils ont été le plus souvent exposés se limitait à des actualités sur les célébrités, alimentant probablement la perception des nouvelles comme non pertinentes et déconnectées de leur vie.

Le manque de confiance des enquêtés est largement lié à un scepticisme voire un cynisme à l'égard des médias d'information et la perception de l'information comme désagréables, pénibles et même nuisibles. Certains attribuent plus de crédit à certains médias qu’à d’autres, tandis qu’une large partie des enquêtés considèrent tous les médias comme faisant partie d’un même système médiatique peu fiable. A contrario, les enquêtés ont émis des opinions beaucoup plus favorables sur les plateformes numériques. Malgré des réserves sur les questions de confidentialité des données, celles-ci séduisent par leurs avantages pratiques dans la vie de tous les jours. Les plateformes suscitent souvent des opinions positives parce qu'elles sont considérées comme permettant de créer ou maintenir des liens sociaux et de remplir des fonctions pratiques dans la vie quotidienne.

La confiance des enquêtés varie selon les sujets traités. Les articles politiques ont de loin suscité le plus d'inquiétudes.La méfiance à l'égard des politiciens, largement répandue dans cette frange de la population, s'est souvent étendue aux médias relayant leur parole, même à titre informatif. D'autres accusent les médias de non constance, percevant dans l’information des incohérences liées à la supposée complaisance des médias avec le pouvoir. En pratique, les enquêtés portent souvent des jugements rapides sur la fiabilité des informations qu'ils voient. Ils s’appuient sur les informations limitées dont ils disposent, en utilisant des raccourcis mentaux. De nombreuses personnes interrogées ont fait référence à l'importance de leur «intuition» lorsqu'il s'agissait de déterminer la fiabilité d’une information et rejette des médias d'information qui seraient à leurs yeux biaisés, manipulateurs voire corrompus : 

« Dans le passé, les médias télévisés faisaient ce qu'ils [les politiciens] voulaient. Ils le font encore. Ils ne sont plus crédibles. » - Glauber

Juger ce qui est digne de confiance : les principaux raccourcis utilisés pour donner du sens à l’information sur les plateformes

Pour passer au crible les larges volumes d’informations rencontrées sur les plateformes, les individus développent des stratégies de traitement, entraînant des conclusions qu’ils n’auraient pas tirées s’ils avaient été plus attentifs. L’étude de Reuters a cherché à examiner ces stratégies de raccourcis, en les classant en cinq grands domaines.

La familiarité et la réputation des médias  

Dans les raccourcis les plus mentionnés par les personnes interrogées, la perception et la réputation d’une marque renforcerait le degré de fiabilité à leurs yeux. À l’inverse, lorsque les participants sont exposés à des informations provenant de sources dont ils n’ont jamais entendu parler, ils ont tendance à ignorer complètement l'information ou à s'en méfier, comme mentionné par une de ces participantes :

« Je ne choisirai que ceux que j'ai déjà entendus. Par exemple, je n'ai jamais entendu parler de Sky News, alors je ne vais peut-être pas cliquer dessus. Puis l'Independent, je n'en ai pas entendu parler, donc je ne vais peut-être pas cliquer dessus. » - Preeti

La familiarité et la confiance sont souvent renforcées par les interactions répétées avec une même source, qui permettrait de créer un sentiment de sécurité et de confort. Cette relation est alors à double tranchant : certaines personnes interrogées ont développé des perceptions négatives de certains médias en raison d’expériences antérieures :

« Ce qui me préoccupe, ce sont les informations, le fait que... si je vois quelque chose d'absolument scandaleux sur un site - et cela m'est arrivé - je note dans ma tête : "Ce site est dingue, je ne veux même pas parler à ces idiots" » - John

Les indices sociaux

Les indices sociaux ont aussi beaucoup été mentionnés comme moyen fiable de créer des raccourcis mentaux sur les plateformes, en particulier quand il s’agit de la famille et des amis. L’inverse peut aussi être vrai car beaucoup ont tendance à rejeter des informations provenant de « proches » qu’ils n’aiment pas. La famille et les amis représentent donc des interlocuteurs de confiance, d’autant plus lorsqu’ils possèdent une expertise particulière ou perçue comme telle, comme le mentionne un des participants :

 « C'est assez simple parce que la plupart des amis que je suis et dont j'ai confiance dans l'opinion, je les laisse filtrer ce genre de choses pour moi. Par exemple, Robert sait toujours ce qui se passe, je peux faire confiance à son opinion. Ce n'est pas nécessairement que j'aime les articles d'actualité » - Jerry

 Le langage et le ton

Sur les plateformes sociales, les utilisateurs ne voient qu’un texte très limité. Les utilisateurs les moins confiants portent alors une attention particulière au langage et au ton employé dans les messages et posts. Ainsi, toute forme de sensationnalisme et de clickbait mettent les utilisateurs sur leur garde, ce qui semble assez ironique sachant qu’ils ont tendance à consommer très brièvement l’information. Une des répondantes, venant du Brésil, a d’ailleurs précisé avoir arrêté de consommer de l’information venant d’un média brésilien utilisant des «titres trop sensationnalistes ».

L’attention portée au langage et aux mots s’applique aussi au contenu des articles. Pour les personnes ayant cliqué sur les posts ou messages, nombre d’entre elles ont déclaré prêter une attention particulière aux mêmes caractéristiques, qui, selon elles, révèlent les partis pris ou les intentions cachées derrière la couverture médiatique. Toute forme de décalage entre le texte lui-même et les attentes suscitées par le titre sur les plateformes sociales a souvent été vécue comme un abus de confiance.

Les indices visuels et d'information

Les indices visuels et informationnels font aussi partie des critères pour traiter l’information. L'utilisation et le choix d'images ou de vidéos est d’ailleurs le facteur visuel le plus important pour attirer l'attention des utilisateurs, comme expliqué :

« Je suis une personne visuelle, et donc s'il y a des images, elles attireront mon attention, et ensuite je lirai le titre. S'il n'y a pas d'images, je risque de passer à côté. » - Jim

Les images permettent de déduire si l’éditeur a été témoin de ce dont il parle et plus important encore, elles permettent au public de voir de leurs propres yeux les événements relatés :

« Une image vaut mille mots. En particulier parce que je ne fais pas vraiment confiance aux grands médias, j'aime bien avoir une vidéo que quelqu'un a prise avec son téléphone. » - Lucas

Certains participants prêtent aussi attention aux URLs et à la présence de liens dans l’évaluation de l’information. Pour l’une des participantes, une page d’actualité est digne de confiance lorsqu’elle redirige vers le contenu original. Certains types d’information comme les chiffres, les données et les graphiques apportent aussi un caractère fiable à l’information pour les participants, même s’ils n'étaient pas sûrs de la provenance de ces informations. Ainsi, les données chiffrées, considérées comme des faits bruts, permettent de faire face aux préjugés et donc de se faire leur propre opinion.

La publicité

La publicité joue aussi un rôle important dans la manière dont les participants interprètent la fiabilité de l’information. Le plus souvent, la publicité est considérée comme à ignorer, car motivée par le profit. Plus encore, l'impression générale que les plateformes sont dominées par la publicité a rendu les personnes interrogées sceptiques quant à la manière dont les informations sont hiérarchisées et présentées sur ces plateformes :

« Google est une entreprise privée. Google peut être payé pour être le premier résultat que vous voyez. Donc, pour certains sujets, je dois me souvenir qu'il est très facile de payer pour figurer dans les premiers résultats de Google. » - Candy

Comment les différentes plateformes influencent leur jugement

Les caractéristiques des dispositifs de chaque plateforme ainsi que leurs algorithmes, ont une influence sur la manière dont les publics perçoivent et décryptent l’information. L’étude de Reuters s’est donc concentrée sur les plateformes les plus mentionnées par les participants quand il est question d’information, à savoir Facebook, WhatsApp et Google 

Facebook

Sur Facebook, certaines fonctionnalités de la plateforme, comme les commentaires, peuvent influencer la manière dont les utilisateurs évaluent l’information. Ainsi, certaines personnes interrogées affirment avoir déjà regardé les commentaires pour identifier la fiabilité d’une information. Ces commentaires permettent aussi aux utilisateurs de se construire un avis général sur la qualité de l’information sur la plateforme. Un des répondants a affirmé avoir entendu beaucoup de critiques à propos de Facebook, ce qui l'a amené à penser que la plateforme n'était « pas si fiable ».

La classification de la popularité des contenus en fonction des « j’aime » et des autres métriques de Facebook comme les vues vidéos, engendre pour certains un sentiment de confiance. Des recherches antérieures ont d’ailleurs mis en évidence l'existence d'un effet d'entraînement dans l'évaluation des nouvelles, les gens ayant tendance à être influencés par les réactions des autres, comme le mentionne Douglas : 

« Je vois qu'il y a un nombre élevé de vues. Je pense que plus il y a de vues, plus ils sont dignes de confiance ». 

Pour quelques personnes interrogées, les étiquettes de compte vérifié rendent l’information plus digne de confiance. Il faut toutefois noter que, selon Facebook, ces labels indiquent uniquement que la page est authentique et ne permet pas d’évaluer la fiabilité du contenu. Les étiquettes d’avertissement de Facebook – ayant pour objectif d’indiquer les contenus qui risqueraient d’être peu fiables – ont aussi un impact sur la confiance des utilisateurs, mais qui n’est pas toujours celui escompté. Quelques participants à l’études, ayant une grande méfiance envers les médias traditionnels ont pu développer un sentiment de méfiance envers Facebook avec le développement de cette fonctionnalité :

« Je sais que Facebook a récemment commencé à faire ce truc quand vous obtenez vos nouvelles, et ça dit "Russian Controlled State News" ou quelque chose comme ça. Et je crois que c'est inthenews.com8 qui est apparu, c'était "sponsorisé par la Russie", je me suis dit, est-ce que je ne dois pas leur faire confiance parce qu'ils sont russes, ou est-ce que je ne dois pas faire confiance à Facebook parce qu'il dit que c'est russe ? » - Lucas 

WhatsApp 

À l’image de Facebook, les utilisateurs de WhatsApp ont reconnu s'être tournés vers leurs groupes de pairs pour juger la fiabilité des informations. Pour certaines des personnes interrogées, particulièrement en Inde et au Brésil, les utilisateurs font souvent partie de plusieurs dizaines de groupes, dont certains impliquent des personnes qu’ils ne connaissent pas personnellement. Ainsi, les informations circulant sur ces groupes WhatsApp sont évaluées différemment selon ce que les utilisateurs pensent des autres membres du groupe :

« J'accorde la plus grande importance aux membres de ma famille et à mes amis, mais pas à mon groupe de musique ni aux vendeurs de saris... Je ne fais confiance à rien » - Padma

WhatsApp permet de partager une grande variété de formats de messages. Par exemple, une des participantes a décrit une nouvelle qui avait été partagée avec elle et qui consistait une capture d'écran d'un post Instagram d'un article de journal, qu'elle a finalement jugé digne de confiance en raison de la réputation du journal, alors que « si ce sont des messages qui ont été tapés par quelqu'un, alors je ne leur fais pas confiance ». 

De nombreux utilisateurs craignent des arnaques via WhatsApp et sont donc réticents à cliquer sur des liens les menant en dehors de la plateforme, et la plupart des personnes interrogées ont reçu de fausses informations par WhatsApp dans le passé. Beaucoup d'entre eux ont également eu du mal à identifier la provenance des nouvelles partagées avec eux sur WhatsApp, ce qui les invite à adopter une approche plus sceptique vis-à-vis des informations en général, sur ou en dehors de la plateforme. 

« Sur WhatsApp, ce n'est pas tout le monde qui s'inquiète de la vérification des informations. Ainsi, parfois, vous obtenez beaucoup d'informations de la part de personnes qui ont juste lu le titre d'une nouvelle et qui n'ont pas vérifié. » - Cristiana

Google

Contrairement à Facebook et WhatsApp, Google contient moins de signaux explicites sur ce que les individus pensent des informations qu'ils y rencontrent. En revanche, d'autres caractéristiques de la plateforme ont été particulièrement mises en avant lorsque les utilisateurs ont décrit la manière dont ils y consommaient l’information.  

Les participants ont souvent fait allusion au classement du contenu par Google comme un indicateur important de la qualité, préférant généralement les premiers résultats aux autres. Par exemple, pour Sukumar : 

« Il est prioritaire de trouver quelque chose en haut de la liste. Mais vous avez tendance à descendre en fonction de votre temps et de votre intérêt pour le sujet en question ». 

Pour quelques utilisateurs, le classement Google suscite la méfiance et sont sceptiques quant à la manière dont le moteur de recherche choisit les résultats de recherche, qui pourrait avoir des intérêts commerciaux. Les personnes interrogées ont souvent décrit les informations sur Google comme plus fiables que sur les autres plateformes. Cette perception favorable de la fiabilité de Google est plutôt liée à la manière dont Google permet aux utilisateurs de comparer facilement plusieurs sources d'information en même temps : 

« Eh bien, Google a beaucoup d'organes d'information différents, donc... dans ce sens, je pense que c'est comme Apple News, qui a beaucoup d'organes d'information différents, donc je pense que c'est bien d'avoir, oui, c'est bien de lire un éventail de choses parce que vous pouvez avoir une vue plus équilibrée. »

Les publics qui s'intéressent peu à l’information sont donc exposés à des contenus limités - en termes de profondeur - sur les plateformes, pour lesquels ils font preuve de jugement rapide. Au-delà de la manière dont l’information est traitée et présentée sur les sites web des médias, les interactions entre ces dernières et leurs audiences potentielles sont souvent façonnées en amont, dans la manière dont les plateformes hiérarchisent et présentent l’information. Il incomberait donc aux plateformes d'examiner plus attentivement le rôle joué par leurs décisions de conception et leurs technologies dans l'évaluation des informations par les utilisateurs, mais aussi aux éditeurs d’utiliser les plateformes de manière raisonnée, sans abuser des opportunités commerciales et de distribution de ces plateformes.

 

Crédit Photo de Une : Lucas Hoang sur Unsplash