Face aux GAFA, les droits voisins à la rescousse de la presse ?

Par Evarestos Pimplis et Louise Faudeux du MediaLab de l'Information

Jeudi 14 avril 2022, un accord-cadre a été signé entre Google et le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) sur la rémunération au titre des droits voisins. Un même accord avait déjà été signé entre le géant du numérique et l’Alliance de la presse d’information générale (APIG) en mars dernier. Ces accords sont l’aboutissement de deux ans de négociations et de bataille juridique ayant valu à Google une amende de 500 millions d’euros infligée par l’Autorité de la concurrence. Les géants du numérique ont dû céder. Les droits voisins, introduits par la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique de 2019, visent une meilleure rémunération des éditeurs de presse à partir du trafic généré par leurs contenus sur des plateformes numériques. Ce nouveau moyen de rémunération des médias fait peu à peu son chemin à travers l’Europe et le monde. Les défis restent toutefois nombreux.

Les droits voisins, une initiative avant tout européenne

Tout commence avec la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique adoptée le 15 avril 2019. Cette directive a pour objectif une meilleure rémunération des artistes et éditeurs de presse à partir du trafic généré par leurs contenus sur des plateformes numériques. La législation en vigueur jusqu’alors remontait à 2001. Depuis, l’explosion du numérique et l’émergence des GAFA ont exposé le droit d’auteur à de nouveaux défis, appelant à une modernisation des règles qui le régissent. L’article 15 de la directive (ex article 11) crée un droit voisin apportant certaines protections aux éditeurs de presse. Ce droit voisin ne s’applique pas aux créateurs mais aux personnes et entités qui participent à la création de l’œuvre. Grâce à lui, les éditeurs de presse peuvent négocier des licences payantes avec les plateformes ou sites internet qui indexent automatiquement leurs articles, comme Google Actualités ou Facebook (les web crawler). Des exceptions au principe sont prévues s’agissant des reprises d’extraits “très courts” ou de mots individuels et du partage d’hyperliens.

Droits voisins en France, le parcours du combattant  

La France a transposé l’article 15 de la directive concernant les droits voisins des éditeurs de presse dans son droit national le 24 juillet 2019. La LOI n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse est entrée en vigueur le 24 octobre de cette même année. 

Toutefois, Google a fait savoir le 25 septembre 2019 qu’il s’opposait à la directive et refusait de payer aux éditeurs de presse les droits voisins. Dès lors, les articles des éditeurs de presse refusant le référencement gratuit de leurs contenus sur Google Actualités n’ont plus été affichés avec une image et un extrait de l’article (snippet) mais uniquement avec un titre comportant le lien vers l’article. Cette décision permettant à Google de contourner la directive a été vivement critiquée par la France et l’Allemagne. L'Alliance française de la presse d'information générale (APIG) et la société spécialiste du droit voisin allemande VG Media ont alors décidé de créer une société de gestion collective pour négocier avec les plateformes une rémunération.

Suite à ce bras de fer, une bataille judiciaire s’est engagée en France. L’APIG, représentant environ 300 titres de presse, a saisi l’Autorité de la concurrence. L’Autorité a d’abord décidé de mesures conservatoires en avril 2020 (décision n° 20-MC-0), enjoignant Google à changer sa pratique. Le 13 juillet 2021, l’Autorité, ayant constaté la méconnaissance de ces mesures conservatoires par Google, a infligé à l’entreprise une amende de 500 millions d’euros. Dans cette décision, l’Autorité a par ailleurs ordonné à Google de présenter en deux mois une offre de rémunération pour les utilisations des contenus des éditeurs de presse et de communiquer les informations nécessaires à l’évaluation d’une telle offre, sous peine de se voir infliger des astreintes pouvant atteindre 900.000 euros par jour de retard.

Finalement, après plus de deux ans de négociations et de batailles, Google et les éditeurs de presse français ont trouvé, le jeudi 3 mars 2022, un accord sur la rémunération des contenus indexés par le moteur de recherche. L’accord concerne les 289 membres de l’APIG, soit les acteurs de la presse quotidienne nationale, régionale, départementale et hebdomadaire régionale. Certains médias comme Le Point, Le Canard Enchaîné ou L’Équipe, ne faisant pas partie de l’APIG, ne sont pas concernés par cet accord. L’accord intègre les recommandations de l’Autorité de la concurrence comme le calcul de l’assiette de rémunération qui prend en compte les revenus directs mais aussi indirects. Le montant payé par Google est réparti entre les titres de l’APIG en fonction de l’audience Internet de chaque titre, avec une bonification liée au statut de « presse d’information générale ». Un autre critère, le nombre de cartes de presse, censé récompenser les médias avec de nombreux journalistes et décourager la « course au clic », devrait être pris en compte d’ici à la fin de 2022, selon Google. L’accord ne précise pas le montant exact donné à chaque média. A titre d'exemple, il serait de l’ordre d’un million d’euros par an pour le Monde.

L’élargissement des droits voisins aux magazines en France  

Jeudi 14 avril 2022, c’est au tour du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), qui représente quatre-vingts éditeurs et plus de 400 titres, d’annoncer la validation d’un accord-cadre de rémunération au titre des droits voisins avec Google. Comme pour le reste de la presse, l’accord régit la façon dont les éditeurs négocient à titre individuel avec Google et précise la méthode de calcul de la rémunération. Son montant global avoisinerait les 20 millions d'euros par an. Prisma Media en serait le principal bénéficiaire, totalisant près de la moitié de l'audience digitale de la presse magazine. Certains dirigeants de médias, comme celui du Point, s’opposaient initialement à cet accord. Les difficultés économiques posées par l’augmentation du prix du papier ont accéléré la conclusion de l’accord, face à un besoin de liquidité immédiate. 

Les droits voisins dans les autres pays

Un des premiers pays à avoir trouvé un modèle viable en matière de droits voisins est l’Australie. Le pays a adopté le 25 février 2021 une loi contraignant les géants du numérique à rémunérer les médias pour la reprise de leurs contenus d'information. Cette loi est intervenue deux jours après la conclusion d’un accord avec Facebook qui s’était engagé à investir au moins 1 milliard de dollars dans les contenus d'actualité sur trois ans. Google et Facebook s’étaient pourtant initialement opposés à un tel accord. Pour le gouvernement australien, il s’agit d’une mesure permettant de faire vivre le journalisme d’intérêt public

En Europe, l’ensemble des pays de l’UE n’ont pas encore transposé la directive dans leur droit national. Les pays à l’avoir transposée ou à être en cours de transposition sont les Pays-Bas, la Hongrie, l’Allemagne, Malte, la Croatie, l’Italie, l’Irlande, l’Estonie et l’Autriche. La France et le Danemark ont transposé certains des articles de la directive. L’association Communia a mis en place un outil permettant de voir quels pays étaient les plus avancés dans l’application de la directive.

En Afrique, seul le Maroc a souhaité mettre en place des droits voisins pour les éditeurs de presse. Toutefois, le projet de loi relatif au Bureau marocain des droits d'auteur (BMDA) ne fait toujours pas l'unanimité auprès des professionnels. Il a été une nouvelle fois rejeté le 18 avril 2022.

Droits voisins, les défis à venir

Outre la mise en place de droits voisins pour soutenir la presse dans de plus en plus de pays, de nombreux enjeux demeurent. Ainsi, Sébastien Missoffe, à la tête de Google France, déclarait suite à l’accord avec le SEPM : « Le SEPM, l'AFP, et l'APIG représentent environ deux tiers de l'audience en ligne des publications de presse en France. Nous restons pleinement engagés afin de conclure des accords avec tous les éditeurs et agences de presse concernés par les droits voisins ». Google espère progresser encore prochainement, en signant des accords avec des acteurs individuels, notamment les sites d'information de médias audiovisuels. Google a également signé un accord avec la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe (SAIF) et la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), mettant en place un fonds pour les artistes incluant un accord de licences pour l’utilisation du répertoire d’œuvres des deux sociétés dans les produits de Google.

Il reste également la question de l’arrivée de Facebook News en France. Au vu de la longue bataille menée par Google et de sa conclusion, Facebook a souhaité anticiper la question des droits voisins et a signé un accord avec l’APIG en octobre 2021. Les membres de l’Alliance seront donc rémunérés par Facebook lorsqu’ils diffuseront des titres de presse sur la plateforme.