Web3 : indépendance et souveraineté pour les médias ?

En Occident aujourd’hui, Internet est contrôlé par 5 entreprises : Meta, Alphabet, Amazon, Microsoft et Apple. Ces géants de la tech ont la mainmise sur ce qui est créé, sur la manière dont l’audience interagit avec le contenu, sur les revenus liés à ce contenu, et même parfois sur sa propriété. Les créateurs de contenu sont dans une absence totale de souveraineté en ligne et dépendent des plateformes intermédiaires pour leurs revenus, la diffusion et leurs audiences. Bienvenue dans le Web2, le modèle d’internet qui a marqué la dernière décennie. Mais depuis quelques années, un nouveau modèle décentralisé émerge en proposant des solutions à ces problématiques : le Web3. Entre décentralisation, transparence et souveraineté, la nouvelle version d’internet fait émerger de nouvelles opportunités pour les médias et pour les journalistes. 

Isya Okoué Métogo, MediaLab de l'Information

Révolution de la souveraineté 

Le Web3 sera-t-il la solution aux grands enjeux actuels des médias face aux plateformes ? Misha da Vinci y croit. La créatrice de Futur of the World mise sur un nouveau modèle de média social décentralisé, basé sur la blockchain DeSo (Decentralized Social Blockchain). Le projet, lancé en 2021, propose une blockchain privée pour héberger des plateformes et des applications de médias sociaux décentralisés. DeSo est particulièrement scalable pour le développement de réseaux sociaux : contrairement aux autres blockchains sur le marché, qui n’ont pas les capacités de stockage de données que requiert l’hébergement d’un réseau social, DeSo réuni un stockage conséquent accessible et un jeton local comme unité d’échange et preuve de propriété. 

L’objectif d’un réseau social décentralisé ? Supprimer les intermédiaires et rapprocher les créateurs et les utilisateurs. Le Web3 serait l’opportunité de reprendre le pouvoir sur la richesse culturelle, politique et économique créée par les internautes. Le web décentralisé permet à tous les acteurs et utilisateurs de contribuer à façonner internet, et pousse le public à passer d’une consommation passive à une consommation active de l’information : alors qu’avec le Web2 il fallait renoncer à la gérance de ses données, de son contenu et de son identité numérique, le Web3 offre l’opportunité de façonner un internet guidé par les créateurs. 

Un avantage évident du développement du Web3 pour les médias est la souveraineté par rapport aux données et au contenu créé. Par le biais de la blockchain, le Web3 permettrait aux médias de contrôler la diffusion de leur contenu, qui le voit, et comment le public interagit avec - en construisant eux-mêmes leur propre plateforme selon leurs besoins. La relation avec l’usager sera rendue plus directe par la place centrale que ce dernier reprendra. Il pourrait même jouer un rôle actif selon l’algorithme et ses préférences. Par les NFT, il sera possible de maîtriser la souveraineté et la propriété du contenu créé et ainsi de combattre la spoliation de l’information et de sa valeur. Cette dernière possibilité est cruciale pour l'information indépendante et pour la survie des médias aujourd’hui. 

Révolution de la monétisation 

Depuis le boom des médias digitaux, les organismes de presse se sont orientés vers de nouvelles sources de revenus comme les réseaux sociaux, les formats mobiles, la vidéo ou le podcast. Or, de nombreux indices et des essais fructueux avec des technologies du Web3 comme les NFT présagent la prochaine révolution de la monétisation. Grâce à la souveraineté des données et du contenu mais aussi à la relation directe avec le public qu’offre le Web3, les médias pourront reprendre leur indépendance économique face aux plateformes pilotées par les géants de la tech. La suppression d’un intermédiaire entre les créateurs de valeur et les consommateurs permettra de limiter toute spoliation. C’est aussi l’opportunité pour la mise en place d’une rémunération directe par des “smart contracts”’ dans la blockchain.

Cette révolution de la monétisation permet de repenser non seulement le prix et la valorisation de l’information, mais aussi le modèle économique des médias aujourd’hui. Il est possible d’imaginer de nombreux modèles, comme la rémunération directement sur un article, ou bien par un abonnement. Par la cryptomonnaie, la transaction se fera, elle aussi, sans intermédiaire. L’équipe du réseau social décentralisé Diamond, l’équivalent Twitter basé sur la blockchain DeSo, met par exemple en avant un outil de pourboire sur les posts, qui permet de rémunérer directement chaque auteur à l’appréciation du lecteur. Là encore, la relation avec le lecteur évolue, et il est plus facile de s’investir directement dans le contenu d’actualité ou dans le financement d’un média. Le Times Magazine expérimente déjà les possibilités d’un abonnement et d’articles accessibles par l’achat de NFT. Son président, Keith Grossman, imagine la transformation des futurs abonnements en NFT TIMEPieces afin de renforcer la communauté d’abonnés mais aussi de prévoir des redevances sur les ventes futures. Le chroniqueur Kevin Roose de la même maison a aussi montré cette année qu’un article ou un édito peuvent devenir un NFT de valeur

La publicité sera aussi impactée, avec le retour direct du dialogue entre annonceur et éditeur. La transition des médias vers le Web3 semble alors une évolution logique au vue des opportunités de monétisation et de gestion des archives par exemple, mais aussi pour la propriété intellectuelle et les droits (voisins) des contenus. 

D’après Daniel Eilemberg dans les prévisions pour le journalisme 2022 du NiemanLab, il est également facile d’imaginer que les organisations autonomes décentralisées (DAO) jouent un rôle clé dans le journalisme de demain, même si le modèle n’a pas encore fait ses preuves. Les réseaux sociaux décentralisés de la blockchain DeSo sont d’ailleurs pour la plupart basés sur le financement par des DAO comme DAO DAO. Ces formes de structures juridiques sont caractérisées par une gouvernance multiple et décentralisée, en général un groupe collectif de membres de l’organisation, qui remplace une autorité centrale. Les DAO permettent de s’organiser autour d’un objectif commun et d’un ensemble de principes, mais aussi de collecter des fonds auprès des membres en échange d’un intérêt financier. Pour Daniel Eilemberg, l’utilisation de DAO par les titres de presse leur permettrait de retrouver des abonnés ou des consommateurs investis dans le succès du titre. La plupart des monnaies digitales utilisent aussi des DAO, pour permettre une confidentialité et une sécurité plus importantes que les monnaies standard. Ainsi, même dans le système monétaire des réseaux sociaux décentralisés, on peut retrouver l'indépendance et l’autonomie vis-à-vis des institutions bancaires actuelles et la suppression de l’intermédiaire entre la création, la réception et la gestion d’un revenu. 

Révolution du contenu et de la distribution

Les contenus et leur distribution devront être réinventés, pour correspondre à ces nouveaux usages, manières de consommer et supports de diffusion. La relation plus directe avec le public pourra passer par la création d’un contenu plus personnalisé qui ne sera pas la proie d’un algorithme inconnu. Dans un Web3 interconnecté, on peut facilement rendre l’information disponible selon sa pertinence et la volonté de l’utilisateur. Ce dernier peut avoir sa propre interface pour l’actualité. En outre, la personnalisation va de paire avec la création d’un contenu plus impactant.

Avec moins de rapports d’activités basés sur l’intérêt ou la performance, il est possible d’imaginer des graphiques d’impact qui pourraient fournir aux médias des outils pour personnaliser l’information. Pour la journaliste Isabelle Roughol, ces outils représentent l’opportunité d’aborder davantage les questions écologiques en recommandant un contenu qui pourrait avoir un effet direct sur chaque lecteur. La personnalisation va aussi de paire avec le développement de médias plus diversifiés qui jouent un rôle dans l’intégration d’une conscience globale

Le Web3 peut redéfinir par de nombreux aspects la relation entre les titres de presse et le lectorat, en développant notamment l’idée d’une communauté. Comme le déclare Keith Grossman à propos de la communauté TIMEPieces, le Web3 offre l’opportunité de créer une “communauté basée sur la valeur” de ceux qui s’intéressent aux thèmes du titre de presse. TIMEPieces s'adresse d'abord aux personnes déjà investies dans le Web3 avant d’éduquer les autres.

La confiance en les médias, autre enjeu important pour les démocraties, sera confrontée à de nouveaux outils de vérification de l’information et de traçabilité basés sur la blockchain. Le potentiel des licences et de la certification par les NFT est en lien direct avec la lutte contre la désinformation. Aux Etats-Unis, l’Associated Press utilise déjà la blockchain pour rassembler les preuves des crimes de guerre russes en Ukraine. L’agence s’est aussi associée à une startup blockchain pour explorer les droits de propriété intellectuelle. Par la preuve de légitimité des reportages que peuvent apporter les NFT et la blockchain, il est possible de développer de nouvelles relations entre les groupes médias et leur public. 

“For all the good we’ve achieved, the web has evolved into an engine of inequity and division; swayed by powerful forces who use it for their own agendas.” - Tim Berners-Lee

L’internet centralisé comme nous l’avons connu ces dernières décennies semble toucher à sa fin au profit d’un monde décentralisé, dont les préceptes sont l’autonomie et la souveraineté. Le Web3 offre l’opportunité de s’émanciper des plateformes, en reprenant la main sur la valeur économique, culturelle et politique de l’information et du contenu créé par les utilisateurs. Pour les médias, l’objectif est de supprimer les intermédiaires dans sa relation avec le public. Cette relation directe pourra se fonder sur la propriété et la monétisation du contenu.

Un enjeu clé pour garantir son indépendance économique et la fiabilité des informations relayées, qui peut favoriser la confiance accordée aux médias. Mais l’adoption d’un nouvel internet n’est pas sans risque pour l’industrie. Le Web3 reste un écosystème de niche avec ses utilisateurs et sa culture propre. Les communautés digitales les plus implantées sont parfois tribales et très polarisées. Le risque pour le développement d’un journalisme 3.0 réside notamment dans l’organisation autour d’un objectif commun, qui pourrait transformer l’information fondée sur la vérité en une information partisane ou idéologique qui nous rappellera les bulles de filtre des réseaux sociaux.  

Couverture : Louise Faudeux

Publié par Méta Media / Catégories : web3 / Étiquettes : web3