JTI : « un tampon pour se démarquer dans la jungle des réseaux sociaux »

Comment reconnaître une source fiable dans un océan de désinformation ? A l’heure où les fake news se répandent six fois plus vite que les faits avérés, distinguer le vrai du faux devient mission impossible. Notamment sur les réseaux sociaux devenus des « toilettes mondiales, sales et surpeuplées », pour reprendre l’expression de l’essayiste Naomi Klein. Pour aider les internautes à y voir (plus) clair, Reporters sans Frontières a lancé la Journalism Trust Initiative. Ce label, décerné après une évaluation rigoureuse des pratiques des médias, vise à distinguer et valoriser les sources fiables.
Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions
« Notre but, c’est que tous les médias qui font de l’info de qualité se reconnaissent dans JTI. Il leur faut un tampon pour se démarquer dans cette jungle qu’est devenue internet », résume Benjamin Sabbah, responsable du programme de certification chez RSF. Dans un contexte où les discours anti-médias se multiplient, il est essentiel de proposer des contre-arguments solides : un référentiel universel de crédibilité pour répondre aux accusations portées contre le journalisme. Mais à quel coût obtient-on cette certification ? Et suffit-il d’expliquer au public qu’un site est sérieux pour qu’il s’y rende spontanément ? Quels bénéfices concrets cette norme, validée à travers 130 critères, apporte-t-elle vraiment ?
1) De quoi s’agit-il ?
Une initiative pour répondre à la perte de confiance dans les médias : « Tout ce qui peut permettre de démontrer qu’on est rigoureux, indépendants, c’est peu, mais c’est déjà beaucoup dans cet univers de défiance », estime Jean-Marc Four, directeur de RFI au micro de l’Atelier des médias. France Médias Monde, la maison-mère de RFI et de France 24, a ainsi obtenu la certification dès 2023. La confiance des Français dans « les médias » est toujours minoritaire et se dégrade : seuls 32% pensent que l’on peut avoir confiance dans ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité, selon le nouveau baromètre La Croix/Verian/La Poste sur la confiance des Français dans les médias. « Cette défiance envers les médias a été palpable au moment de la crise des gilets jaunes. Jusqu’alors, on bénéficiait d’un capital de confiance assez confortable. Puis, on a sans cesse été pris à parti par beaucoup de monde. Le label est un moyen pour nous de répondre à cette méfiance généralisée », indique Matthias Dormigny, rédacteur en chef adjoint chez l’Observateur, premier hebdomadaire régional à obtenir ce label en France. « Devant la montée de la désinformation, en particulier sur les plateformes numériques, la confiance envers toutes les institutions y compris CBC/Canada est à risque. La certification JTI propose un processus solide, transparent et responsable pour s’attaquer à ce problème », abonde Jon Medline, directeur général, Politiques publiques et Relations internationales (CBC/Radio-Canada). CBC est le premier diffuseur canadien à avoir obtenu la certification.
Le simple fait d’être une marque historique n’est aujourd’hui plus un gage d’attrait. Par exemple, même si la BBC reste la première marque anglophone au monde, la confiance de l’audience a baissé de 19% en cinq ans. D’après le Financial Times, la part des adultes lisant des articles de presse en ligne aux États-Unis est passée de 70 à 50 % depuis 2013. La proportion de Britanniques et d’Américains ne consommant désormais aucun média d’information traditionnel a explosé, s’élevant de 8 à environ 30 %. «La réalité, c’est que, partout où l’on regarde, il n’existe plus d’institutions formelles pour imposer l’attention du public sur un sujet donné, ni de règles fondamentales sur qui parle et qui écoute », résume le journaliste américain Chris Hayes. D’où l’intérêt de redorer son blason et de le faire savoir.
Une norme internationale transparente : Pour favoriser un climat de confiance, la JTI, pensée comme une norme ISO, c’est-à-dire un standard international, mise sur la transparence. Avec JTI, tout est désormais publié, contrairement à d’autres instances qui peuvent garder certains détails confidentiels, comme l’Arcom. La certification repose sur un questionnaire de près de 200 questions, qui évalue les pratiques : transparence sur les propriétaires, existence de mécanismes de correction, gestion des contenus générés automatiquement, application d’une ligne éditoriale, source de revenus, preuve du respect de garanties professionnelles. L’ensemble des réponses à cette évaluation sont ensuite rendues publiques sur la plateforme JTI dans un rapport de transparence. Celui-ci peut faire l’objet d’un audit externe par un organisme tiers indépendant (type Deloitte) qui certifie l’exactitude du rapport et la conformité aux standards éthiques et déontologiques de la JTI. Ce processus complet de vérification peut ainsi s’étendre sur plusieurs mois.
La JTI se concentre sur les processus de production journalistique, plutôt que sur les contenus eux-mêmes. Une bataille à la fois… Les questions posées sont concrètes : « quand vous diffusez de la publicité, est-ce clairement identifié comme tel ? » ou encore « est-ce que les conflits d’intérêts sont signalés ? ». Un cas précis rapporté par Benjamin Sabbah illustre ce principe: « Dans un média local, la patronne du journal était aussi l’épouse du maire. Nous leur avons demandé de préciser ce lien chaque fois qu’ils parlaient du maire, par souci de transparence envers leurs lecteurs. Ils ont répondu : « Nous ne sommes pas à l’aise pour le faire. » Résultat : ils n’ont pas publié leur rapport de transparence. ». La JTI met également en lumière des lacunes inattendues. De très gros médias, parfois issus de l’après-guerre, ne disposaient pas de chartes éditoriales, malgré leurs importants tirages, avant le processus. Dans un contexte où tout va très vite, de nombreuses rédactions repoussent sans cesse le moment d’écrire un document officiel de dix pages, considérant que les règles sont implicites.
JTI, un examen de conscience ? Plutôt une « revue déontologique » répond Pascal Doucet-Bon, directeur délégué de l’information chez France Télévisions. Au sein du groupe audiovisuel, il a fallu démontrer l’existence d’une bonne quinzaine de procédures, liées aux contenus mais pas seulement. Par exemple, l’assistance psychologique pour les techniciens vidéo et les monteurs, exposés à des images de guerre particulièrement éprouvantes. «J’ai mené une enquête auprès du service de sécurité pour vérifier si un numéro d’aide existait (ce qui est le cas) et, à cette occasion, j’ai interrogé les principaux concernés. J’ai ainsi évalué l’efficacité de ce dispositif au sein de notre propre média : le numéro ne répondait pas toujours, il y avait des améliorations à apporter. C’est précisément l’objectif de ces labels : s’assurer que les bonnes pratiques sont respectées et constamment perfectionnées », détaille Pascal Doucet-Bon.
«On n’impose rien aux médias, cela repose sur une démarche volontaire », précise Benjamin Sabbah. L’objectif n’est pas de compliquer un secteur déjà en difficulté, qui doit naviguer entre une multitude de labels le plus souvent inconnus du grand public. « Ce n’est pas une usine à gaz, mais un outil pour encourager des pratiques vertueuses », poursuit le responsable de RSF, qui y voit avant tout une démarche d’auto-régulation. Plus de 1700 médias dans 100 pays participent au mécanisme de la Journalism Trust Initiative, élaboré par un comité de 130 experts (journalistes, institutions, organismes de régulations, éditeurs et acteurs des nouvelles technologies). « Notre objectif n’est pas simplement d’assurer la survie de médias tels qu’ils existent, mais de mettre en place des procédures vertueuses pour la société, en se demandant quel type de média on veut défendre : sans mettre en place des procédures hostiles, qui créeraient des barrières pour les nouveaux entrants », expliquait Christophe Deloire, alors secrétaire général de RSF et instigateur du projet imaginé en 2019, aujourd’hui disparu.
2) Vers un référencement algorithmique préférentiel
Au-delà de rétablir la confiance, il s’agit également d’avoir, sous une bannière commune, plus de poids face aux plateformes; de mieux se faire entendre afin d’obtenir une meilleure visibilité, ou une visibilité tout court. A l’époque du dérèglement médiatique, l’enjeu est d’apparaître sur le feed des réseaux sociaux, d’émerger du chaos face à des plateformes qui marginalisent l’information professionnelle. Le 7 janvier, Facebook a annoncé mettre fin à son programme de fact-checking, qui a toujours été une “distraction” par rapport à ce qui a été la priorité principale de l’entreprise : augmenter l’engagement pour vendre plus de publicité. « Souvent Meta varie, bien fol qui s’y fie. Meta veut montrer qu’il redevient une plateforme de réseau et non plus un partenaire de presse », estime Pierre Louette, président de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) et PDG du groupe Les Echos-Le Parisien. Et à l’ère des créateurs de contenu, les plateformes de Mark Zuckerberg sont suffisamment alimentées en vidéos et images pour garantir engagement et rétention.
Dans ce contexte, certains plaident pour une obligation de visibilité des médias dans les algorithmes des plateformes. « Il faudrait engendrer une obligation de visibilité dans les algorithmes des réseaux sociaux », défendait ainsi Sibyle Veil, présidente de Radio France, lors de Médias en Seine. C’est toute l’ambition de JTI. En “souscrivant” à cette certification, les médias peuvent prétendre à un traitement algorithmique préférentiel. Ce label vise à imposer aux plateformes des critères d’indexation plus favorables à l’information fiable.
Reporters sans frontières (RSF) se charge du dialogue avec les géants du numérique, avec une position affirmée : « Vous nous dites depuis toujours que ce n’est pas à vous de définir ce qu’est un média ni ce qu’est l’info. Tant mieux, c’est une trop lourde responsabilité. Avec JTI, nous construisons un catalogue mondial de médias fiables. Utilisez-le ». Un dialogue d’autant plus stratégique que JTI est désormais cité dans l’European Media Freedom Act. Adopté le 7 mai 2024, ce texte constitue la première législation européenne consacrée à la liberté des médias. Il renforce le droit à une information fiable et s’appuie notamment sur la certification JTI. Désormais, les plateformes comme Facebook ou X sont incitées à s’appuyer sur ce label pour identifier les médias fiables, lesquels devraient bénéficier ainsi de garanties contre la modération et la suppression arbitraires de leurs contenus.
Certaines avancées montrent déjà les effets de cette approche. Microsoft, par exemple, privilégie les médias certifiés JTI dans son moteur de recherche Bing, après un accord signé à l’été 2023 entre l’entreprise et RSF. Mais convaincre les plateformes reste un défi. « Quand on va voir les plateformes, la réponse est souvent : ‘Mon entreprise est internationale, je ne peux pas traiter une demande nationale’. Il faut donc un mécanisme international, neutre et robuste, avec un tiers de confiance clairement identifié », soutient Benjamin Sabbah. Dans un paysage médiatique fragmenté, la lutte pour assurer la visibilité des contenus journalistiques demeure essentielle. Face aux décisions opaques et imprévisibles des plateformes, la presse doit imposer des critères clairs, soutenus par des labels reconnus et des cadres législatifs. L’enjeu dépasse celui des médias : il s’agit du droit des citoyens à une information fiable et accessible.
3) Des annonceurs rassurés
Avec un environnement aussi trouble, JTI constitue un argument solide pour rassurer les annonceurs. « On devance en quelque sorte les attentes des annonceurs. JTI vient répondre à une question fondamentale : qu’est-ce qu’un média de qualité ? » considère Thibaut Bruttin, directeur général de RSF. Face aux revirements des grandes plateformes, notamment Meta, JTI offre un cadre clair aux annonceurs. « L’attitude de Meta a changé. Si ces plateformes deviennent modérées par la foule – ce qui est un oxymore – elles finiront par susciter des questions chez les annonceurs », souligne Pierre Louette. La modération répond avant tout à des impératifs commerciaux, visant à satisfaire les annonceurs. Sans modération, spam, discours haineux et propagande étrangère prolifèrent. Cette perspective inquiète les utilisateurs (donc les consommateurs). Suite aux annonces de Mark Zuckerberg, 71 % des Français envisagent de se détourner ou de boycotter les réseaux sociaux du groupe Meta, selon un sondage Pulsé (Heroiks) !
Dans ce contexte, JTI devient un critère de distinction. Il permet aux annonceurs de sélectionner des médias alignés avec leurs valeurs, d’orienter leurs investissements publicitaires et de renforcer la sûreté de leur marque. « De plus en plus d’annonceurs nationaux veillent à ce que les supports sur lesquels ils communiquent respectent un certain niveau de qualité. Cela existait déjà : j’ai vu des annonceurs attentifs à l’éthique environnementale. Aujourd’hui, ils le sont aussi sur le côté anti-fake news. Il faut s’assurer que les supports utilisés aient bonne presse. On espère que l’obtention de ce label nous aidera à nous démarquer de nos concurrents qui n’en disposent pas et dont la qualité est plus incertaine », observe Matthias Dormigny, de l’Observateur.
Reporters sans Frontières bénéficie du soutien de la Fédération mondiale des annonceurs. En France, l’Union des annonceurs s’est aussi ralliée à cette initiative. Toutefois, Benjamin Sabbah reconnaît que « les échanges restent peu nourris » et plaide pour l’élaboration d’une véritable feuille de route commune. Dans un contexte où les revenus publicitaires des médias s’effondrent – la presse écrite a perdu 50 % de ses revenus en dix ans – l’enjeu est existentiel. « La publicité en tant que telle n’a pas disparu, mais la part allouée aux médias s’est réduite à peau de chagrin. Il faut trouver un moyen de donner une prime au journalisme de qualité », défend le responsable du programme.
Pour que JTI devienne une véritable force de frappe, il est essentiel de mieux la faire connaître. L’éducation aux médias est une piste clé : sans sensibilisation, un label seul ne suffit pas. Si cette initiative n’est pas connue, comment peut-elle convaincre ? « Nous avons obtenu le label, mais le travail ne s’arrête pas là. Il faut continuer à expliquer, car aujourd’hui, seuls quelques avertis – notamment des élus – se questionnent sur sa signification », admet le rédacteur en chef adjoint de l’Observateur, qui a présenté JTI dans ses colonnes. Le débat sur la légitimité des organismes de certification reste vif, mais une chose est sûre : plus il y aura de médias certifiés, plus la norme JTI gagnera en poids et en reconnaissance. « Nous comptons sur la force du nombre », affirme Jon Medline, directeur général des Politiques publiques et Relations internationales à CBC/Radio-Canada. Il insiste sur l’enjeu majeur : « Le plus grand défi commence après l’octroi de la certification. A l’échelle mondiale, comment RSF peut-il faire de JTI une marque instantanément associée à une information fiable ? ». La notoriété du projet doit impérativement croître dans un marché médiatique en pleine mutation. Dans un secteur peu habitué aux normes, où l’information est une matière vivante, c’est une question de survie. Il faut bâtir un cadre pérenne, sous peine de voir le journalisme se marginaliser. Comme l’exprime Thibaut Bruttin : « À terme, le journalisme risque de devenir comme le jazz. On continuera d’en produire, mais ce sera réservé à quelques privilégiés. »