BeReal : les médias doivent-ils partir à la conquête de l’authenticité ?

BeReal, une application française fondée en 2020 par Alexis Barreyat et Kevin Perreau, a pour seule ambition d’être l’anti-Instagram et de présenter aux utilisateurs une image de la vie réelle. Alors qu’une partie des utilisateurs semble se détacher de l’offre actuelle des réseaux sociaux par manque d’authenticité, BeReal se présente comme la promesse d’un Internet à la hauteur de leurs attentes. Toutefois, qu’en est-il de BeReal dans la circulation de l’information ? Les éditeurs et les marques médias peuvent-ils y trouver une place ? 

BeReal, la recherche de l’authenticité 

BeReal est née d’une idée d’Alexis Berreyat, qui après avoir étudié à l’école de codage 42 en 2013, s’est retrouvé chez Go Pro. Un emploi qui lui aura inspiré une "antipathie profonde pour les influenceurs" qu’il croisait lors de grands sportifs internationaux tant “la différence entre l’image qu’ils montrent face caméra et hors caméra est incroyable”. Le jeune homme imagine alors BeReal, avec la volonté d’inciter les utilisateurs à partager des moments lorsqu’ils ne s’y attendent pas et donc à “montrer à [ses] amis qui vous êtes vraiment, pour une fois”, en supprimant les filtres et les opportunités de mise en scène, de trop réfléchir ou de modifier des photos. 

Le principe de l’application est simple : tous les jours à une heure aléatoire, les utilisateurs sont invités à prendre une photo d’eux dans une fenêtre de deux minutes et à la partager. La photo partagée comprend une photo de la caméra frontale et une photo de la caméra arrière prises simultanément pour illustrer ce que la personne est en train de faire sur le moment. Les BeReal des amis sont accessibles seulement après que l’utilisateur ait lui-même posté sa photo, et il est seulement possible de réagir par selfie ou emoji aux posts des autres. Sur BeReal, aucun like : une photo n’est pas jugée en fonction du nombre de réactions. Et en 24h, les compteurs sont remis à zéro : les posts sont supprimés et tout est à refaire. Un principe d'honnêteté expliqué avec une touche d'humour par le Saturday Live Show :

Comme Clubhouse il y a quelques années, BeReal a connu un succès auprès des jeunes générations, boosté par les campus universitaires. Début février 2022, l’application développe un programme d’ambassadeurs dans les universités. BeReal organise des soirées étudiantes, gratuites pour ceux qui ont téléchargé l’application et ajouté cinq amis. Un succès fulgurant qui a permis à l’entreprise d’une quarantaine d’employés de grimper dans les meilleurs classements de l’App Store. Après des réussites étasuniennes et anglaises, BeReal se développe finalement en France courant de l’été 2022. Pas d’influenceur, pas de filtre, peu chronophage et réaliste, BeReal séduit tant par sa simplicité d’utilisation que par ses promesses d’authenticité. 

Le succès de la commercialisation de la nostalgie

BeReal est devenue cet été l’application la plus téléchargée de l’App Store, devançant Tiktok, en cumulant 29,3 millions de téléchargements et en passant de 10 000 utilisateurs actifs il y a un an à 10 millions en août. BeReal, valorisé à 600 millions de dollars, a réussi à séduire et à lever 30 millions de dollars en 2021, et 85 millions de dollars en 2022 et ne compte pas s’arrêter là. 

Un succès expliqué par de nouvelles tendances et de nouveaux rapports aux réseaux sociaux. En effet, pour de nombreux observateurs, ce que l’on voit sur BeReal n’est pas tant un retour de l’authenticité qu'une certaine idée de l'internet de l'ancien temps. BeReal engagerait un autre type d’intimité entre les utilisateurs, et un retour en arrière “à une époque où les réseaux sociaux étaient ennuyeux. Sur le ton des vlogs banals des années 2000 ou des anciens statuts Facebook, les utilisateurs sont invités à partager leur intimité (banale) quotidiennement, avant que ce contenu disparaisse au lieu d’être enregistré de manière permanente. Si pour le New York Times, BeReal traduit la nostalgie d’un temps où internet était le récit de journées ennuyeuses et ordinaires, pour The Verge, l’application française prend aussi les codes de l’ancien rendez-vous télévisé quotidien à une heure fixe. BeReal surfe alors sur la définition de l’authenticité de l’auteur Rob Horning, à savoir la “commercialisation de la nostalgie” à travers la mise en avant d’un mode de vie décapitaliste, prémassifié et prémondialisé. 

Cette lassitude des réseaux sociaux mainstreams aujourd’hui - et donc du succès d’un réseau social disruptif - aurait été favorisée par la pandémie et par la remise en cause ou au moins la critique d’un monde faux, enjolivé et gouverné par les algorithmes. Une petite révolution dont les racines se retrouvent dans des tendances Instagram, Facebook ou Tiktok comme l’unfiltred aesthetic, ou l’esthétisme du sans filtre : prendre de manière (faussement) désinvolte des photos naïvement floues, mal cadrées, "no filter" ou mal éclairées. Or, à l’ère de la guerre féroce entre plateformes, la promesse de BeReal n’a pas échappé aux réseaux sociaux historiques. Depuis quelques semaines, ils sont nombreux à imiter la tendance BeReal et à l’adapter à leur plateforme. Instagram travaille sur une fonctionnalité “IG Candid Challenge” qui invite les utilisateurs à un moment aléatoire de la journée une invitation à publier une photo dans un délai de deux minutes. Tiktok développe exactement le même concept, avec la plus value de la vidéo, dans sa fonctionnalité “Tiktok Now”; et Snapchat travaille sur le moyen de pouvoir prendre simultanément une photo avec la caméra avant et arrière d’un smartphone. 

Alors que s’étiole le concept de BeReal, la jeune licorne française se retrouve en compétition avec les squales des médias sociaux, tandis que son développement tant en termes de modèle économique que de support technique et technologique se poursuit. 

Modération et confidentialité des données 

En tant que plateforme sociale, la question de la sécurité des données ainsi que de la modération se pose automatiquement. En épluchant les conditions générales d’utilisation (CGU), on se rend rapidement compte que BeReal n’est ni beaucoup plus sûr, ni beaucoup plus dangereux que d’autres réseaux sociaux plus établis. Les images, réactions et localisations (si vous avez autorisé BeReal à y accéder) sont stockées jusqu’à trois ans sur leurs serveurs. À la différence de Facebook, Snapchat ou Instagram par exemple, il est toutefois trop tôt pour savoir si la collecte de ces données aura un objectif marchand dans le futur. Bien que les concepteurs affirment le contraire, ces données, par le biais de l’image ou de la localisation collectées ponctuellement permettraient de dresser facilement un profil d’utilisateur.

Pour ce qui est de la désinformation, Bereal possède un avantage pour la freiner : l'absence d’effets de réseaux. À la différence d’autres plateformes sociales, BeReal ne met (initialement) pas l’accent sur la viralité ou sur la large portée. Fonctionnant par des groupes de petits nombres d’individus, il demeure compliqué d’étendre sa portée à d’autres personnes que les groupes de pairs (en dehors de la Discovery Page qui est très aléatoire). Les individus diffusant de la désinformation sur la plateforme - qui ne peut que se pratiquer par le biais de l’image - ont donc moins d’impact, la plateforme ayant plutôt tendance à dissuader ce genre de comportements comme le mentionne Frances Haugen, lanceuse d’alerte de Meta. À noter toutefois que  BeReal ne dispose pas d’équipe de modération, mais s'appuie sur un filtrage automatisé.

Est-ce que les médias ont leur place sur BeReal ? 

La montée en puissance d’une plateforme qui plaît aux jeunes peut être (très) tentant pour les marques et les médias. Dans les derniers mois, on voit d’ailleurs naître quelques exemples de marques ayant créé leur propre compte BeReal. C’est par exemple le cas de la chaîne de fast food Chipotle qui utilise la plateforme pour partager des codes promotionnels et ainsi engager avec ses consommateurs les plus jeunes. 

D’autres marques comme ELF, spécialisé dans les cosmétiques, ont suivi la tendance du partage de codes promotionnels, offrant un incitatif à ajouter le compte en “ami” sur la plateforme. L’office du tourisme des îles Fiji s’est aussi lancé pour contourner le #TravelPorn d’Instagram dont l’impact du tourisme de masse a tendance à altérer les espaces préservés. Bien que ces stratégies promotionnelles encore peu nombreuses sur la plateforme semblent rencontrer leur petit succès, ces dernières semblent s’opposer aux codes anti-consuméristes de la plateforme, suscitant la méfiance de BeReal : 

Plus que la plateforme en elle-même, le format qu’elle propose semble s’inscrire dans la culture populaire. Des programmes comme Love Island misent alors sur les références des plus jeunes grâce à la culture memes

Face à ces exemples, on peut se demander si les médias d’information peuvent trouver leur place sur la plateforme. Plusieurs éléments semblent indiquer qu’il est peut-être trop tôt pour inclure BeReal dans la stratégie numérique globale des marques médias. Tout d’abord le format : BeReal ne permet que l’image statique avec très peu de texte, sans son et vidéo, qui correspondent pourtant aux codes contemporains des réseaux sociaux. La communication passe seulement par l’image, et permet donc peu de contextualisation de l’information. Le manifesto de BeReal repose aussi sur la spontanéité ; ainsi un contenu éditorialisé s’écarte de la norme, et suscite la méfiance des utilisateurs mais aussi des concepteurs, comme c’est le cas pour Chipotle. Les utilisateurs de BeReal sont à la recherche de contenu trivial, voire “ennuyeux” et utilisent la plateforme pour échapper à la surcharge informationnelle des autres canaux. Si BeReal devient un espace informationnel et mercantile, ils passeront leur chemin. Finalement, d’un point de vue organisationnel, la gestion des réseaux et de la publication sur la plateforme nécessite beaucoup d’organisation et de flexibilité pour les community managers devant se rendre disponibles dans les 2 minutes de la notification BeReal s’ils veulent publier à l’heure. 

BeReal, dans sa forme actuelle avec l’unique format que la plateforme offre, n’est pas vraiment adapté aux médias d’information dans leur stratégie au quotidien. Des opérations ponctuelles peuvent être menées pour du contenu à portée “virale” comme c’est le cas pour Love Island - à utiliser avec modération selon la ligne éditoriale du média en question. Pour les médias voulant tout de même se lancer sur la la plateforme, il est d’autant plus important d’en respecter les codes de bon usage. La spontanéité, l'absence de mise en scène et de textualité mais aussi la possibilité d’utiliser un incarnant (journaliste, présentateur, chroniqueur…) pour la photo de la caméra avant, sont obligatoires. 

Est-ce que BeReal va rester BeReal ? 

BeReal est donc, sur le papier, la promesse d’un espace libéré de contraintes, où les utilisateurs peuvent être eux-mêmes, sans artifices, et à l'abri des stratégies mercantiles. Toutefois, la réalité semble un peu différente. Nos usages sur les réseaux sociaux ne sont pas organisés en silos et les (mauvaises?) habitudes que l’on crée sur certaines plateformes se répercutent sur les autres. Les mécaniques de FOMO (cf Fear Of Missing Out) développés  sur Instagram - par la valorisation de l'esthétisme et du matérialisme - vont ainsi se répercuter sur BeReal. Plus il y aura une masse critique d’utilisateurs sur BeReal, plus le risque de mimer les “bonnes pratiques” d’Instagram sera grand

D’ailleurs, les concepteurs de BeReal interfèrent eux-mêmes avec leur mission : la notification de 2 minutes de BeReal n’expire pas. Il est possible de publier sa photo à tout moment de la journée après réception de la notification - avec une mention du retard au-dessus de l’image. 

source : Quartz, “BeReal is the social-media app for people who hate social media” de Sarah Todd

Ainsi, les utilisateurs peuvent adopter des stratégies éditoriales visant à choisir le meilleur moment de la journée (un moment où ils sont avec leurs amis, où ils font une activité stimulante…) pour poster leur image. L’usage de BeReal dévie alors de sa trajectoire spontanée pour rejoindre davantage un usage se rapprochant des stories Instagram. Avec ce genre de pratiques, les utilisateurs ne se conforment plus au contrat social qui les liait initialement aux utilisateurs. D’un côté on retrouve des utilisateurs se mettant en scène, et de l'autre, des utilisateurs se présentant “au naturel”, frustrés du non-respect des codes de l'application par les autres. Toutefois, pour le moment, l'application se refuse à la course aux abonnés des stars des autres réseaux sociaux :

Les réseaux sociaux qui essayent de sortir de la norme pullulent sur Internet. Pour les caractériser, on peut se conformer à la théorie des “restaurants éphémères” selon laquelle chaque année, on voit naître un ou plusieurs réseaux sociaux qui semblent attractifs et que l’on veut à tout prix essayer, comme les restaurants éphémères. Toutefois, à la fin de la journée, c’est toujours vers notre restaurant préféré que l’on retourne et le restaurant éphémère est ainsi rapidement délaissé

La spécificité de BeReal reprise à l’identique par les autres plateformes renforce davantage cette théorie. Les utilisateurs risquent à terme de déplacer leurs usages vers les plateformes qu’ils consomment déjà, comme ce fut le cas il y a quelques années avec la fonctionnalité des stories copiée massivement sur Instagram, une fois “volée” à Snapchat. La particularité de BeReal ne devient ainsi plus si particulière et le réseau social risque de s’épuiser s’il ne trouve pas d’autres éléments différenciateurs. D’un point de vue économique, la plateforme risque aussi de s'essouffler. Sans publicité, l’application souhaite développer un modèle économique à la Discord avec l’accès à du contenu exclusif par abonnement. Toutefois, il demeure compliqué d’imaginer le type de contenu accessible en raison du faible nombre de fonctionnalités offertes aujourd’hui par la plateforme. 

Le succès fulgurant de BeReal est symptomatique d’une aspiration des utilisateurs à un autre rapport aux réseaux sociaux. Loin des artifices et des filtres d’Instagram, BeReal représente la nostalgie d’une époque où internet était gouverné par le récit quotidien et peu intéressant de ses utilisateurs "normaux", quand le contenu informationnel était moins étouffant. La fréquence de publication réduite à une seule par jour s'inscrit aussi dans la tendance du Slow Web / Low Tech,  dans un contexte de prise de conscience de l'impact écologique de nos vies sur le numérique. Mais ce flashback temporel se heurte à un marché où les plateformes sont détenues par des géants de la tech qui se ressemblent de plus en plus, dans une course à la croissance. La start-up française d’à peine trois ans voit alors son concept copié sans retenue par Instagram, Tiktok ou Snapchat, perdant peu à peu son avantage concurrentiel. Le nouveau réseau social tricolore se retrouve face à un paradoxe pour s’assurer un modèle économique pérenne : la plateforme peut se tourner vers un modèle à la Discord, en développant des fonctionnalités supplémentaires payantes, mais en restant limité dans ses possibilités de croissance; ou alors s’ouvrir vers d’autres acteurs comme les médias et les marques pour un usage commercial, en perdant l’expérience différenciante que les utilisateurs viennent chercher.