Métavers et Web3, une feuille de route pour la France

Dotée de compétences à la fois du côté de la French Tech (technologies) et de la French Touch (création), la France semble bien positionnée pour jouer un rôle clé dans le développement du Métavers (des métavers) et du Web3 en Europe. Cette semaine a été remis au gouvernement un rapport sur les orientations pour le développement des métavers en France. Rédigé par Camille François, Directrice mondiale confiance et la sécurité chez Niantic et chercheuse à la Columbia University, Adrien Basdevant, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies et membre du Conseil national du numérique, et Rémi Ronfard, chercheur à l’Inria, le rapport résume en dix propositions l’enjeu des nouvelles technologies immersives et participatives pour la France.

Par Kati Bremme, Direction de l’Innovation et de la Prospective

Au-delà de ces dix propositions formulées par les 3 experts, déjà largement relayées dans les médias, Méta-Media a lu les 115 pages du rapport pour vous partager les idées qui nous paraissent importantes à retenir pour les médias.

Métavers versus Web3

Même si une partie des éléments constituants du futur Métavers est déjà dans la poche de millions de citoyens européens sous la forme des scanners sophistiqués LiDAR (« Light Detection and Ranging ») intégrés par défaut aux iPhone Pro, le rapport démontre bien à quel point la confusion règne face à la polysémie du métavers. Il y a le Métavers avec un grand "M", à l'image d'Internet avec majuscule pour décrire l'évolution de la transformation digitale à venir d'un côté, et les métavers de l'autre côté, qui comprennent les instanciations ou implémentations des principes du Métavers entre-autres dans des univers déjà existants, comme les MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur), des protométavers, au croisement des jeux vidéo 3D et des réseaux sociaux, souvent des métavers "voxelisés" en attendant le développement de métavers hyperréalistes.

 

Le rapport pose dès le départ une séparation entre deux écosystèmes que l’on aime à mélanger dans le marketing autour des métavers : d’un côté les technologies immersives (VR, AR, XR), et de l'autre côté les éléments du Web3 (blockchain, NFT). Métavers et blockchain ne sont pas nécessairement consubstantiels, "mais certains métavers pourraient reposer sur des technologies de registres distribués". L'échange de biens numériques est en effet une composante importante de l'économie des métavers, mais aussi un frein pour des organismes de service public pour embrasser cette nouvelle philosophie basée sur la propriété.

Source : Page 37 du rapport de la Mission exploratoire sur les métavers

On y distingue 4 types de métavers :

  • Les métavers sans casques (immersion extéroceptive) ni chaînes de blocs L’archétype de ces métavers est Second Life, qui est un monde virtuel fermé avec une économie fermée utilisant sa propre monnaie (le Linden dollar)
  • Les métavers avec casque mais sans chaîne de blocs (immersion proprioceptive) VRChat, Rec Room et Sansar
  • Les métavers sans casques mais avec chaînes de blocs comme Decentraland et The Sandbox
  • Les métavers avec casques et chaînes de blocs Leur nombre limité à ce jour pourrait constituer un indicateur du faible couplage qui existe entre le web immersif et le Web3.

Le rapport s'essaie aussi à une définition du métavers : "Un métavers est un service en ligne donnant accès à des simulations d’espaces 3D temps réel, partagées et persistantes, dans lesquelles on peut vivre ensemble des expériences immersives."

Pour comprendre la compléxité de l'écosystème métaversique, les experts du rapport proposent l'exercice de la Joconde Métaversique, un clin d’œil à André Malraux, qui aimait prendre l’exemple de la Joconde pour expliciter sa politique culturelle : une même oeuvre peut-être déclinée dans les différentes technologies du métavers et du Web3, à travers une application AR, une expérience VR, des tokens, ou même une DAO.

Les atouts français (et les défauts)

Pour la France, le positionnement face à ces technologies est clairement un enjeu de soft power, qui ne peut réussir que par la réconciliation de la souveraineté technologique et la souveraineté culturelle. Les capacités et compétences sont déjà présentes en France (grandes structures comme Ubisoft, Dassault Systèmes, Ledger, industrie de la création, formation...), mais il s'agira de les faire collaborer mieux : "l’écosystème français est complexe, et formé de très nombreuses structures et associations dont les missions se recouvrent et se confondent, ce qui contribue à une certaine confusion", résume le rapport. Plutôt que de tenter de "créer le Google européen du métavers", le rapport préconise un rapprochement de la recherche publique et la création artistique.

Le rapport imagine aussi un « métacampus » à Paris, où seraient représentés les chercheurs de toutes les disciplines concernées, avec des filiales dans les régions, et la création d'un équivalent d’un institut innovant interdisciplinaire (sur le modèle, par exemple, du MIT Media Lab ou de l'Ircam). Celui-ci serait "à la fois un laboratoire de recherche en informatique dédié aux arts immersifs, un lieu de coordination entre chercheurs et artistes pour la création d’œuvres immersives innovantes dans les métavers et un comptoir d’expertise pour toutes les institutions culturelles concernées".

En attendant :

La commande publique pourra-t-être l'un des leviers pour répondre au besoin de souveraineté culturelle et technique et pour faire le lien entre structures françaises et institutions européennes, en y ajoutant des investissements dans des initiatives de recherche interdisciplinaire (informatique, neurosciences et sciences sociales) de grande ampleur et à long terme, utilisant les dispositifs existants (France 2030, PIA 4, PEPR, ANR).

Il s'agira aussi de lancer dès maintenant le travail d’adaptation de l'encadrement législatif, notamment du règlement général sur la protection des données (RGPD), la législation sur les services numériques (DSA) et la législation sur les marchés numériques (DMA), aux enjeux métaversiques face à la nécessité de la mise en place de nouveaux "neurodroits" mis sur la table par le bioéthicien Marcello Ienca, et au besoin de réguler les transactions financières pour maîtriser la perception d'impôts. Le CNC exhorte déjà à un soutien fort aux entreprises, qui pourrait aller au-delà des limites imposées par le régime d’encadrement des aides d’État, et à étendre les principes de protection des œuvres européennes indépendantes (issues de la directive SMA) à l’ensemble des plateformes numériques proposant des contenus culturels. "Les métavers extra-européens pourraient se voir imposer des obligations d’investissement dans la création française et européenne", garantissant la présence forte de l’imaginaire européen dans ces nouveaux environnements numériques, sur le modèle de ce qui a été mis en place dans l’audiovisuel.

Santé, architecture, industries et jumeaux numériques, travail - les applications utiles des métavers sont évidentes, mais le rapport s'interroge, notamment pour l'éducation, sur l'utilité de déployer ces environnements dans des mondes virtuels pérennes et partagés par des millions (ou milliards) d’internautes. Le rapport met aussi en avant l'importance du choix de format et de canal de diffusion dans le métavers, qui sont tout sauf neutres : "Chacun relève d’un modèle économique qui lui est propre et qui peut pénaliser lourdement les institutions culturelles qui s’y risquent". Une raison de plus de tendre vers des solutions souveraines européennes.

Les « gatekeepers » qui apparaissent avec chaque choix de format et de canal de distribution, page 67 du rapport

De nouveaux médias immersifs

En plus de l'étape clé des Jeux Olympiques 2024, mise en avant comme une "opportunité de rassembler les acteurs autour de projets concrests au sein d'un consortium public / privé pour proposer des actions de grande visibilité" (entraînement / compétitions, transport / tourisme, coulisses / échanges avec les athlètes), le rapport met l'accent sur la capacité de transformation du métavers pour le secteur culturel et les médias. Après la radio et la télévision, qui diffusent les images et les sons, les nouvelles technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée permettraient désormais de diffuser le théâtre, la danse, l’architecture, la sculpture et l’opéra, dans leur dimension spatiale et immersive, une ultime étape de la « conquête de l’ubiquité » imaginée par Paul Valéry, ou l'oeuvre d'art totale.

Les auteurs du rapport citent Louis B. Rosenberg, CEO & Chief Scientist d’Anonymous AI, pour qui le Métavers marque "la transition sociétale entre les médias “plats” vus à la troisième personne et les médias immersifs vécus à la première personne". Sans aller dans le détail des cas d'usage pour les médias, -qui restent donc à inventer-, le rapport se concentre surtout sur la façon dont les "technologies de capture de mouvement et vidéo volumétrique permettront à terme de prendre part à des représentations virtuelles immersives". Pour les auteurs, le développement du Métavers "va également susciter de nouvelles formes artistiques plus interactives, par hybridation avec le jeu vidéo, entre théâtre immersif et drame interactif".

Le créneau des studios de production d’art immersif serait une autre opportunité dont la France peut s’emparer, d’autant plus que Google et Facebook ont abandonné le terrain en fermant leurs propres studios Oculus Story Studio (2014-2017) et Google Spotlight Stories (2016-2020). Du côté de l'IP et des droits, il s'agira d'insérer l’usage spécifique d’une œuvre dans les métavers dans les contrats/clauses de cession de droits, conformément à l’article L. 131-3 du CPI qui impose la cession des droits d’auteur par écrit et leur délimitation dans l’étendue, la destination et la durée.

Pour le moment, le rapport évoque comme l'une des limites du métavers celle de l’imagination – à quoi bon reproduire le réel si dans le métavers on peut dépasser les limites physiques ? Voilà l'une des opportunités pour la création et les médias qui devront trouver des récits adaptés à ces nouveaux espaces.

Pas de publicité dans le métavers ?

Le rapport avertit sur le modèle économique des métavers : face aux données personnelles multiples qui peuvent être captées par les différents devices pour accéder aux environnements immersifs (l’enregistrement et l’analyse des regards dans les casques VR notamment), un modèle basée sur la captation de l’attention par le traitement des données chéri par le Zuckerverse paraît peu souhaitable, voire dystopique. Il y est même posé la question : Faut-il interdire la publicité dans les métavers ?, une question lancée par les chercheurs Heller et Bar-Zeev, qui remarquent que "dans l’état des connaissances que nous avons des effets de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée sur le cerveau, il n’est pas responsable d’autoriser la publicité dans les mondes virtuels immersifs sans prendre des précautions extrêmes".

Des enjeux écologiques fondamentaux, vers un 'méta-vert' ?

Le rapport pose bien sûr aussi la question de la pertinence de ces technologies : "quel est le gain significatif et durable des espaces 3D temps réel, des visiocasques et des chaînes de blocs pour chaque activité humaine concernée ?" en soulignant qu'il faudrait tenter d’évaluer la pertinence des métavers de différents types pour chaque activité. Les plateformes de métavers aujourd'hui actives se montrent peu enclines au partage de chiffres sur l'impact écologique de leurs activités. Pourtant, dans le contexte de sobriété énergétique actuel, il paraît primordial de quantifier les dépenses énergétiques de ces nouvelles infrastructures dans l’équation de leur développement.

Méta – Vert ! Un débat-fiction autour de la soutenabilité des Métavers / XR* / VR**, organisé par l'Ecole des Arts Décoratifs

Selon Raja Koduri, responsable de l’informatique graphique d’Intel, la démocratisation des métavers à l’échelle de la planète nécessiterait de multiplier par 1000 la puissance de calcul disponible. Face à ce constat, le rapport avance une idée déjà partagée dans des réflexions autour de l'évolution vers l'immersif : "La valeur apportée par un métavers devrait pouvoir être supérieure aux impacts environnementaux générés, autrement dit dépasser le simple divertissement ou la simple spéculation en permettant un progrès significatif par rapport à ce qui pourrait être accompli sans recourir à de tels dispositifs technologiques". Faudra-t-il donc limiter les heures de connexion ou même interdire un métavers du divertissement ? Le rapport cite aussi le chercheur Alain Berthoz qui souligne le risque d’une forme de déni du réel face aux enjeux climatiques.

La conclusion des experts : "Un métavers limité à quelques millions d’utilisateurs dans le monde pour des usages positifs et utiles à la société peut être préférable à un métavers généralisé à toute la population pour des usages nocifs et qui ne serviraient que des intérêts privés"

Conclusion

Le rapport met en avant les atouts de la France pour devenir un acteur important de ces nouvelles technologies, tout en démontrant les limites (technologiques, éthiques, politiques) du métavers, et le besoin d'une meilleure coordination entre French Tech et French Touch, entre recherche publique et création artistique. C'est dans le domaine de la culture que les opportunités semblent les plus évidentes, et un certain nombre d'acteurs culturels en France les ont déjà saisies. Mais une série de questions se pose sur l'évolution et l'adoption des métavers : Ira-t-on vers un appauvrissement ou une démultiplication des émotions ? Est-il acceptable d’avoir dans les métavers des comportements interdits dans la vie réelle ? Doit-on avoir des avatars hyperréalistes ? Comment réguler ces technologies immersives extrêmement invasives en termes d’acquisition de données personnelles  sur notre état émotionnel, voire médical ? Toutes nos activités en ligne méritent-elles d’être monétisées ?, pour n'en citer que quelques-unes.

Aujourd’hui, n’importe qui peut créer une vidéo et la poster sur TikTok, dans quelques années cela pourrait s’avérer être le cas pour les contenus 3D et les mondes virtuels. Pour la France, il ne s'agit pas de "jeter le bébé Métaversique avec l’eau du bain de Facebook" mais de mettre en avant des valeurs européennes pour un métavers écoresponsable, accessible et souverain. Les débats autour des développements des métavers constituent en effet "une formidable occasion de repenser notre rapport au numérique" dans sa globalité.

 

Retrouvez aussi notre timeline du métavers depuis l'annonce de Mark Zuckerberg