IA mania : « l’inquiétante étrangeté » s’empare des médias

La promesse des intelligences artificielles, apparues en 2022, avec, à leur apogée, l'ouverture de ChatGPT au grand public, est venue bousculer de nombreux secteurs à l’instar de l’art et des médias, qui ont vu le spectre de leur remplacement planer sur les épaules. Mais qu’en est-il vraiment ?

Par Myriam Hammad, MediaLab de l’Information

L’année 2022 a été marquée par l’apparition de plusieurs intelligences artificielles proposant de nouvelles fonctionnalités, certaines ayant particulièrement inquiétées l’ensemble des créateurs de contenus. Pourtant, les IA étaient déjà utilisées au sein des médias : The Juicer de la BBC  permet de taguer les contenus et de les catégoriser, ou bien encore, le Knowledge Map du Washington Post transmet rapidement des informations additionnelles sur un sujet aux lecteurs. Mais qu’est-ce qui a changé et provoqué aussi bien la curiosité, l’enthousiasme, que le rejet ?

Les IA ne nous proposent plus seulement des réponses correctes, mais bien créatives

La nature de l'informatique n'a pas changé, mais nous demandons à présent aux machines des réponses créatives dont le succès est jugé par l'utilité et l’esthétique du produit final. Une révolution est en cours depuis 2017 : l’architecture des intelligences artificielles a été modifiée. Elles sont, et ont été entraînées pendant des mois à traiter tout le contenu qui peut se trouver sur Internet. Elles sont ainsi, en apprenant par des méthodes de deep learning, devenues capables de générer du texte ou des images, dans des styles, des variations, des tons d’une très grande variété, créant par là même le début de la plus grande galerie qui n’ait jamais existé. 

Alexeï Grinbaum, président du Comité opérationnel pilote d'éthique du numérique du CEA. CEA-Saclay/LARSIM rappelle ainsi, à propos de ChatGPT, que « générer de la parole censée n’est pas évident ». La machine analyse la commande qui lui est faite de manière formelle, elle n’a pas la capacité de comprendre, mais la capacité de saisir le liant entre les mots, notamment dans les requêtes qui lui sont adressées. Et c’est ce qui semble fascinant pour les êtres humains. Par ailleurs, celles qui se sont développées ces dernières semaines sont à un niveau qui n’avait pas encore été partagé auprès  du grand public.

Lensa AI qui permet d’ajouter des filtres sur des autoportraits, ces « Magic Avatars » qui fleurissent sur Instagram et TikTok, Dall-E, Midjourney et Stablediffusion, entre autres, génèrent des images numériques, souvent de nature surréaliste, produites à partir de langage naturel : les « prompts » des utilisateurs. Du côté de la génération de texte, ChatGPT a foisonné de retours d’expériences d’internautes, d’articles relayant ses possibilités et ses limites, et attisé une certaine inquiétude parmi les journalistes.

Pourtant, le succès de ces IA est là, comme rappelé par Sam Altman, co-fondateur avec Elon Musk d’OpenAI, l’entreprise qui regroupe parmi les plus célèbres du moment : Dall-E, ChatGPT et Whisper, un outil de reconnaissance vocale automatique.

ChatGPT a été utilisé à de nombreuses reprises pour différents usages : trouver des solutions de codes, rédiger des essais, des articles, des campagnes marketing, des nouvelles ou simplement converser avec l’être humain. Internet regorge aujourd’hui d’exemples d’utilisateurs qui se sont prêtés à l’exercice. Les résultats, plutôt satisfaisants, en ont poussé certains à tester cette IA, à travers le test de Turing, dont l’efficacité demeure controversée au sein de la communauté scientifique. Décrit par Alain Turing en 1950 dans sa publication « Computing Machinery & Intelligence », il correspond à la vérification de la faculté d’une machine à imiter la conversation humaine. Mais ChatGPT n’a pas été conçu pour reproduire la sémantique humaine, du moins pas dans ce qui relève de l’ordre du sensible.

Le rapport de l’Homme et la machine est une question complexe, interrogée par les scientifiques et les philosophes depuis René Descartes, François Rabelais ou Léonard de Vinci : celle de la place de l’automate par rapport à l’Homme, celle de l’exceptionnalité de ce dernier, ou non. Mais plus récemment, le roboticien Masahiro Mori dans La Vallée de l’étrange (1970) explique que plus l’androïd est semblable à un humain, plus il provoque inquiétude et sentiment de malaise. Ici, les IA de création n’ont pas d’apparence physique humaine, mais elles viennent imiter d’une manière qui ne s’était pas encore vue, des talents et capacités, suscitant scepticisme, colère et craintes au sein de certains secteurs d’activité.

Des usages des IA qui sèment la polémique

Lors de l’édition 2022 de la Colorado State Fair aux États-Unis, Jason Allen s’est retrouvé précurseur d’un important débat sur la place des IA au sein de nos sociétés : il remporte la première place dans la catégorie « art numérique » pour son œuvre Théâtre d’opéra spatial, réalisée avec Midjourney. L’affaire crée la polémique, avec un tweet partagé à plusieurs reprises d’un artiste digital, Genel Jumalon. Quelques jours plus tard, il expliquera : « Si l’audience ne prête pas attention à l’art, mais seulement au produit, nous serons tous remplacés. Je ne parle pas que des arts virtuels, mais de tout type d’art. Nous devons nous valoriser dans une mesure plus grande, que celle d’être capable de produire un objet. »

Là où certains perçoivent de nouvelles manières de créer, voire d’apporter une nouvelle génération d’artistes, dans un sens moins conventionnel, — considérant alors le prompt engineering, comme une forme d’art en soi —, d’autres y voient la fin de l’art, et plus généralement, de tout métier nécessitant un haut niveau de maîtrise. ChatGPT est aussi venu questionner les journalistes, mais si l’IA permet de rédiger rapidement, et relativement efficacement, elle ne peut pas (encore) vérifier les informations et produire un contenu approfondi. Il lui a par exemple été demandé, de savoir ce que pouvaient faire les médias pour le climat ? Voici sa réponse :

Dans un autre domaine, celui de la propriété intellectuelle, se sont fait entendre des points de vue créateurs. Pour Stablediffusion, ce sont près de 2,3 millions d’images qui ont été collectées pour faire s’entraîner la machine, sans que le consentement des auteurs à l’origine de ces images ne soit demandé. Dans une tribune publiée dans le Guardian, Kim Leutwyler, une artiste australienne s’est insurgée de la ressemblance quasi identique d’œuvres de certains artistes, avec la réplique proposée par Lense Ai. Aujourd’hui les œuvres et les textes générés par ces intelligences artificielles ne sont pas considérés comme des « oeuvres » et échappent aux règles de droit d’auteur. Les enjeux économiques de ces créations restent ainsi à définir. Au sein de l’Union européenne, un règlement est attendu pour 2023 afin de poser les contours d’utilisation de ces intelligences artificielles pour les rendre « humaines, éthiques, durables et inclusives ».

Porteuses de nouveaux usages, de nouvelles pratiques, et de nouvelles polémiques, les IA apparues ces dernières semaines invitent chacun à s’interroger sur l’usage et l'utilité qu’il pourrait en faire dans son quotidien : assistant personnel, aide à la rédaction, pourvoyeur d’informations, conversation ou outil d’illustration. Mais elles ne pourront exister et continuer à se développer que si l’Humain choisit de les faire entrer dans son univers.