Guerre en Ukraine : le retour du reportage...et des reportrices

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

Ils -- elles, surtout désormais -- sont aujourd'hui aux avant-postes des médias d'information.

Par leur truchement, les séquences se succèdent, auprès des populations, des combattants, des officiels. Tantôt visions d’horreur, tantôt moments d’humanité. Reportrices et reporters accompagnent, témoignent de la guerre en Ukraine, au long cours. On connait mieux qu’hier leur nom. On les salue, conscients que nous sommes des difficultés de leur métier. Certains y laissent d’ailleurs la vie. C’est la guerre, avec ses centaines de milliers de victimes...Le reportage est de retour, avec en première ligne les femmes journalistes...

Le reportage : L’enseignement de l’antiquité

Raconter la guerre, la montrer, en somme la faire vivre à celles et ceux qui sont au loin, voilà bien le travail des reporters.

Dans leur périlleux exercice, ces femmes et hommes de l’info, s’inscrivent dans l’histoire du long parcours des narrations. Car l’art du récit est bel et bien étroitement lié à l’art de la guerre. Dès les premières lignes de son récent livre intitulé « La part d’ombre, le risque oublié de la guerre », l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau évoque cet enracinement dans l’antiquité.

« C’est en grande partie pour dire la guerre, la guerre des grecs contre l’empire perse, au début du Vè siècle – qu’en occident tout au moins, le genre de récit apparu sous la plume d’Hérodote a pris le nom d’« histoire » au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui... »

Et l’auteur de citer Thucydide et Homère dans la même perspective. Le journalisme, et singulièrement le reportage appartiennent à cette histoire de l’histoire. Les enseignements en sont bien connus : pour qu’un récit soit crédible, il faut voyager, regarder, vérifier. Juste un dernier mot que l’on doit à un inconnu du nom de Lucien de Samosate. Dans « l’Histoire véritable », un ouvrage truculent, il affirme que tous ces grands noms, conteurs de guerre, sont autant de menteurs et tricheurs, et donc que nul n’est innocent en matière de vérité. Voilà, pour le reportage en soi

On cherchera en vain hélas quelque apport féminin venu de cette période. Mais avec le temps...

Naissance de la presse : Un monde d’hommes

Presque deux mille ans plus tard, voici le journalisme triomphant.

Fin XIXè, début XXè, une industrie de l’information de masse vrombit au rythme des rotatives. A eux 4 ou 5, les grands quotidiens nationaux tirent à des millions d’exemplaires. Les feuilletons attirent le lecteur qui est passé par les bancs de l’école obligatoire depuis 1882.

Les « publicistes » ou « nouvellistes » comme on disait alors, sont en écrasante majorité des hommes. Avec les feuilletons, Ils font aussi bouillir la grande marmite des ventes par d’horribles récits de crimes, catastrophes, et autres faits divers. Ces « petits reporters », sont les habitués d’autres milieux essentiellement masculins, les bistrots, bas-fonds, hôtels borgnes, commissariats ou prétoires.

Le mot « reporter » qui les désigne a fait son entrée dans les grands dictionnaires en 1875-1879, non sans souligner l’origine anglaise de l’appellation. Le « grand reportage » lui, naît véritablement avec précisément, la guerre. Encore une affaire d’hommes.

Les occasions ne manquent pas : les conflits de Crimée, La guerre franco-prussienne, ou turco-russe... Dans son livre « les journalistes en France, 1880- 1950" , Christian Delporte écrit : «mêlé directement au conflit qu’il décrit, le journaliste risque sa vie et se transforme en héros ».

L’information côtoie l’aventure. On parlera même de « reporterisme », sous la plume de Pierre Giffard avec son « Sieur de Va-Partout, Souvenirs d’un reporter en 1880". C’est un « Sieur », il ne viendrait à l’idée de personne qu’il puisse être aussi « Dame de Va Partout». Et pourtant...

Femmes journalistes, de haute lutte

Pourtant elle va tenter d’infiltrer ce monde de la presse en pleine effervescence.

Car une autre effervescence secoue nombre de pays, le féminisme. A titre d’exemple, un premier pas est tenté entre autres par la formation. La première école de journalisme en France a bien été créée en 1900 par une femme, Jeanne Weill. Son pseudonyme était Dick May, consonance masculine, sonorité anglaise, de quoi se garantir un certain laisser passer en ce territoire hostile. Dreyfusarde, très proche du courant sociologique, et du socialisme, La fondatrice de l’École Supérieure de Journalisme va subir les pires railleries. Machisme et antisémitisme associés.

« Le métier ne s’apprend pas, il est affaire d’un talent inné », chantent en chœur les opposants qui se recrutent chez Barrès ou Drumond.

L’école n’y survivra pas. Soit. Mais le courant féministe a ses militantes, il inspire des femmes combattantes, intrépides. Évoquons quelques-unes de ces pionnières, qui le méritent bien.

Madame Durand avec son journal La Fronde fait pour des femmes, avec des femmes, et rien que des femmes, en sera le flamboyant oriflamme.

Et la reporter Séverine le plus ardent des reporters. Ses textes pour défendre le droit à l’avortement sont étonnants de modernité. Autre figure, Marcelle Tynaire qui écrit dans le Petit Journal. En pleine guerre mondiale, elle marquera par ses conférences sur la femme française en Italie, en Angleterre...

Mais il y a aussi ses écrits dans la revue pétainiste Voix Françaises...  Et que dire de Titaÿna ? L’intransigeant, Le Petit Parisien feront connaître ses exploits. Pilote d’avion, globe-trotter, Titaÿna s’enivre de son amour du risque. Elle basculera du côté sombre de la guerre, celui de la collaboration.

L’immense écrivaine Colette est également du nombre de ces femmes engagées dans l’écriture de terrain. Elle se cachera souvent derrière des pseudonymes. Le Journal, ou  Le Matin sont ses employeurs. Pendant la grande guerre, elle est à Verdun, et rédige des articles sur l’état de la Bataille.

D’ailleurs, elle précise :« LA journaliste écrit-elle, est généralement un reporter, un moins bon chroniqueur, un critique un peu myope, un excellent directeur de rubrique.».

Pas de doute, elles sont résolues à forcer les portes par tous les moyens. La reporter Simone Téry ira jusqu’à la grève de la faim, un séjour en asile psychiatrique pour défendre ses écrits. Elle incarne la jonction entre féminisme et grand reportage.

En 1929, elle constate : « Il n’y a pas bien longtemps en France que les femmes ont pris d’assaut la forteresse escarpée de la presse... ». Il est vrai que la jeune femme a de qui tenir...

Sa mère se nommait Andrée Viollis. En 14-18, elle était infirmière ET journaliste.

Le Petit parisien la fait connaître en publiant « ses impressions de guerre». Puis, la voilà en Irlande en pleine guerre civile. Ce sera ensuite l’URSS, l’Afghanistan, l’Inde, le conflit sino-japonais... Elle, qui fit un portrait d’Albert Londres pour lui attribuer le titre de Prince des reporters, fut en réalité son égal. Et sa notoriété de l’époque parfois même plus importante.

Londres lui rendit la pareille avec un papier admiratif. Dans les nouvelles littéraires, il reconnait : « Parmi les malandrins que nous sommes, une femme, un jour demanda place. Nous la rencontrâmes dans le train. A la frontière, elle défendit victorieusement ses droits de reporter. Elle devait avoir trop d’argent dans son sac et pas assez de visas sur son passeport. Elle s’appelait Andrée Viollis et les jours où la bascule était généreuse, elle pouvait peser 47 kg. Du fait que cette femme voyageait sans malle et sans carton à chapeaux, nous comprîmes tout de suite qu’elle avait la vocation."Derrière le salut se cache encore une vision très masculine. La consœur semble estimable parce qu’elle ressemble aussi furieusement à un homme.

Un péril commun la censure

Mais qu’ils soient reportrices ou reporters, tous font face à un péril commun : la censure, le bourrage de crâne.

Avec son festival de grands espaces blancs dans les colonnes des journaux ou des trop plein de mensonges. Difficile de se déplacer, de vérifier quoi que ce soit, la propagande vendait ses fariboles. Les reporters, enfin certains, un temps obéissant, firent entendre leur désaccord. Les poilus aussi, qui étaient écœurés par les mensonges des grands journaux. Ils ont publié leurs propres quotidiens avec leurs textes et leurs photos.

La mort omniprésente sur le champ de bataille, s’afficha bientôt de façon particulièrement spectaculaire dans les magazines comme Le Miroir, J’ai Vu, Sur Le Vif, l’Illustration.  Ils bravèrent les interdits. On payait cher pour le cliché hors-norme du massacre.

Une mission de la presse fut mise en place. Elle était composée de reporters , exclusivement des hommes, des « embeded », qui accompagnaient l’armée mais surtout que l’armée accompagnait au plus près. Albert Londres qui en fit partie, en sera exclu. Une « mauvaise tête » ont dit les gradés. Alors il est allé « voir ailleurs » dans les Dardanelles, Grèce, Turquie.

Le conflit s’y enlisait, Londres est revenu en France en juillet 1917, et au début d’un article pour le Petit Journal, il écrivit : « Aussi que ceux qui n’aperçoivent plus distinctement le paysage tragique de la guerre parce qu’il leur est trop familier ou qu’ils en sont trop loin, viennent avec moi. Je vous emmène, suivez le nouveau débarqué : nous allons voir ».

Voir, encore et toujours, exigence du reportage plus forte que l’interdit. Condition de vérité du récit de guerre comme aux antiques débuts. Au sortir du conflit, la presse connut une défiance d’importance. Et l’on parla de déontologie et d’éthique pour tenter de rétablir un peu de lien avec le public. Une charte vit le jour. Pour « un journaliste digne de ce nom » sont ses premiers mots, ils viennent d’une guerre. Valables pour les hommes comme pour les femmes.

Seconde guerre mondiale : les reportrices intrépides

Qu’on nous permette ce bond dans le temps. Avant d’évoquer notre période actuelle, comment ne pas adresser ce salut aux formidables reportrices de guerre du second conflit mondial.

Pour ne prendre que les grands noms étrangers, pour l’image comme pour l’écrit, les Gerda Taro, Margaret Bourke – White, Clare Hollingworth ou encore Martha Gellhorn et son fameux « J’ai vu les bombardiers arriver, et larguer leurs livraisons... J’ai entendu les explosions et j’ai applaudi comme tous les autres imbéciles ».

Toutes furent grandes reportrices, lucides sur ce métier du journalisme... qui restait encore principalement celui des hommes.

Le reportage entravé

L’image est verte, vision nocturne, des points tillés blancs traversent les écrans. Un peu plus tard, cette fois le spectacle est en noir et blanc. C’est un viseur, une croix semble désigner une cible. Un nuage apparaît soudain. On a compris. Un bombardement par avion vient de toucher droit au but.

De longues colonnes de fumée noire ont jeté le désert dans l’obscurité. On aperçoit la puissante flamme de puits de pétrole. Début 1991, l’opération « Desert Storm » est lancée par les États-Unis et ses alliés contre Saddam Hussein qui vient de tenter d’envahir le Koweit. Et ces quelques séquences résument à peu de choses près une guerre encore fraîche dans les mémoires. Une sorte de triste jeu vidéo, diront les abondantes critiques.

Une journaliste de télévision, Martine Laroche Joubert est à Bagdad. La direction lui donne l’ordre de rentrer. Elle en concevra longtemps un souvenir amer... Les hommes envoyés sur le terrain constituèrent l’essentiel des troupes journalistiques. Mais les quelques femmes présentes ouvraient la voie aux reportrices en zone dangereuse.

Un vrai changement. De fait, c’est le reportage lui-même qui était à nouveau menacé. Au fil des jours, malgré les coups de gueule des reporters, ce conflit ne laissait quasiment rien voir des combats. A nouveau "embeded" avec les armées en présence, les journalistes travaillaient sous la coupe de la « com » américaine. On en était réduit à indiquer à l’antenne par qui et comment les images étaient visées, filtrées. Mentions indispensables dans ce vide organisé de l‘information. L’essentiel du grand show se jouait en studio, avec cartes et spécialistes militaires à la retraite. L’information sur cette guerre aura été à l’unisson du grand mensonge qui l’avait déclenchée.

Le reportage retrouvé

Avec les affrontements en Ukraine, pour les chaines d’info en continu, le dispositif est globalement le même. Mais là s’arrête la comparaison. En réalité tout est différent.

Et d’abord, il y a bien sûr la nature même de la guerre : la résistance de tout un peuple face à l’agression du voisin russe. Certes, sur les plateaux, les gradés sont fidèles au poste, mais leur parole n’a plus l’exclusivité des explications. Ils sont confrontés à d’autres experts, justement des journalistes de terrain connaisseurs d’un conflit qui hélas, ne date pas d’hier : la guerre du Dombass et son démarrage en 2014. Et puis surtout, il y a l’image. Contrairement à ce qu’il se passait 20 ans auparavant, elle montre les destructions, les horreurs. La mort massive occupe les écrans. Et ce sont les reporters qui font ce travail de témoignage. Principalement des reportrices.

Femmes journalistes aux avant-postes

L’histoire l’a montré. La lutte féministe a permis aux femmes de commencer à progresser dans l’accès aux métiers jusque là réservés aux hommes. Et le journalisme n’y a pas échappé. En la matière, même si cette ascension ne date pas d’aujourd’hui, le regain actuel du combat des femmes a accéléré le processus. Presse écrite, radio, télé, les reportrices sont bel et bien aux avant-postes de la guerre en Ukraine.

Des récits au plus près des populations, en forme de portrait de famille, mais aussi au plus près des combats, à l’écoute du moral des troupes, tentative d’en savoir un peu plus.

Des femmes sont sous casque lourd et gilets pare-balles, la mention « Presse »  barrant leur torse. Comme on dit à présent, elles et ils documentent. Femmes de terrain à l’unisson de leurs collègues hommes, à moins que ce ne soit le contraire. Fait unique dans un conflit, on instruit pendant les combats, les crimes de toute nature, assassinats, viols, enlèvements. Aspirations à la justice. Ces scènes ne sont pas sans rappeler les terrifiantes atrocités de l’ex-Yougoslavie qui vit un tribunal pénal international agir. Une guerre de siège qui fut couverte par des grands reporters exposés au danger des sniper, des hommes, quelques femmes, de la française Mémona Hinterman à l’américaine Christiane Amanpour pour ne parler que de la télé.

Le reportage est un combat permanent

Mais en Ukraine aussi, l’exercice journalistique a ses limites.

Le front demeure inaccessible. Ici également, on est peu ou prou embeded, en tout cas « autorisé » ou pas à suivre tels ou tels soldats, ou escouades.

Côté russe, la messe est dite. Mais les reporters tentent de rendre compte de cette réalité-là . C’est leur devoir. Ils parviennent parfois à se faufiler entre les mailles de la propagande, du contrôle.

L’unique contre-exemple d’une guerre offerte au regard le plus large, le plus proche, le plus cruel, fut celle du Vietnam. Le documentaire « La section Anderson » constitue la référence du genre. Comme des icônes de la guerre, GI’s à la dérive, combats contre un ennemi invisible. Et par-delà, les violences extrêmes infligées aux femmes, aux enfants... Napalm, colère mondiale, les images de terrain eurent de lourdes conséquences politiques.

Autre différence notoire, les journalistes s’installent dans la durée en Ukraine.

Mission longue, on connait mieux le terrain, les personnes, le danger. Et l’on ne renvoie plus forcément les femmes à « leurs conditions physiques fragiles ou leur qualité de mère de famille », pour entraver leur pratique.

Fait absolument remarquable, à côté des professionnels de l’info, qu’ils soient ukrainiens ou venus d’autres pays, il y a cette multitude de vidéos qui montre la guerre.  Qui les tourne ?

Y-a-t-il des femmes vidéastes qui tournent les images de la plateforme Telegram grande pourvoyeuse de vidéos ? Une sorte de classement de confiance s’est d'ailleurs plus ou moins mis en place du côté des grands médias. Un peu comme à l’époque de ces vidéastes syriens devenus citoyens journalistes, témoins cruciaux de la barbarie des troupes de Bachar. Dans le grand affrontement des images, la vérification chère à l’ancêtre Thucydide est plus que jamais indispensable.

Le reportage et l’épreuve de vérité de la guerre

Reportrices ou reporters, sont donc plus que jamais au centre de ce qu’est fondamentalement la guerre : une épreuve de vérité.

Dans cette épreuve la présence enfin acquise par les femmes est un gage de progrès, d’assurance collective.

Dans son récent livre « Pourquoi la guerre ? » le philosophe François Gros apporte sa vision. Il rappelle l’injonction radicale que provoque le conflit. Il faut choisir, se déterminer. Voilà qui accroit singulièrement l’importance de la fonction du journalisme de terrain. Car savoir ce qu’il se passe, permet aux citoyens de mieux comprendre les raisons de leur choix.

Une citation souvent rabâchée, vient ruiner tous les espoirs de clarté dans la confusion des affrontements. « La première victime de la guerre, c’est la vérité »

Elle n’est ni de Kipling ou de Churchill. En fait, elle est signée Philip Snowden, en introduction d’un ouvrage intitulé « Guerre et vérité » paru en 1916.

Snowden qui fut le premier Chancelier de l’Echiquier travailliste, autrement dit ministre des Finances ajoute: « Ignorer les faits, ne pas vouloir entendre la vérité, cela devient un péché, pour lequel la pénalité devra certainement être payée tôt ou tard... »

Il parle avec les mots de son temps. Mais on peut en tirer la conclusion qui s’impose. En donnant à voir, lire et entendre, le reportage et les reportrices enfin retrouvés, aident les démocraties à franchir l’épreuve de vérité que constitue la guerre.