Ils et elles s’appellent Squeezie, Mcfly et Carlito, Léna Situations ou encore Mister Geopolitix. Ils cherchent à créer des contenus attractifs pour les communautés qui les suivent et leurs sujets sont variés, du développement personnel à l’actualité. On les appelle des « créateurs de contenu ». Une qualification qui vise à distinguer des « influenceurs » qui, sur les réseaux sociaux cherchent à influencer les habitudes de consommation des individus en accord avec des marques dont ils se font le relais.
Par Anne Cordier, Professeure des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication
La distinction est de taille, car elle incite à analyser avec finesse la diversité du paysage auquel sont confrontés les publics en ligne. Elle est aussi de taille car l’amalgame trop souvent effectué entre ces deux types de figures nuit à la compréhension des représentations et des pratiques informationnelles des jeunes, et donc à une prise en charge éducative tout à fait pertinente.
De fait, en éducation, la focale adoptée est souvent centrée sur les influenceurs et le brouillage entre information et publicité. Or les créateurs de contenu occupent une place de choix dans l’écosystème informationnel des adolescents. Une exploration de leurs pratiques d’information, loin des préjugés et conclusions hâtives, apporte des clés de compréhension et d’action pour développer une éducation aux médias et à l’information (EMI) intégrant ces figures et leurs contenus dans les apprentissages informationnels.
Des figures inscrites dans le quotidien des adolescents
Les adolescents s’informent au quotidien, que ce soit sur l’actualité ou sur des questions liées à leurs centres d’intérêt, à leurs loisirs ou encore aux programmes et activités scolaires. Ces pratiques d’information sont profondément liées à la personnalité et au parcours biographique de chacun. Une grande pluralité de sujets et d’intentions que la diversité des créateurs de contenu présents sur le web reflète, et qui rythme le quotidien des adolescents, de la santé et la sexualité à l’orientation.
Ainsi, leur curiosité à l’égard du sport, des violences sexistes et sexuelles ou encore de la musique et, de façon plus générale, des pratiques culturelles, trouvent des réponses grâce aux créateurs de contenu, dont les adolescents apprécient le ton et le fait d’aborder des questions non traitées par « la télévision ou même les adultes », selon les mots de Maëva, 17 ans.
Nombreux sont les adolescents qui expriment leur reconnaissance à l’égard de créateurs de contenu qui ont osé aborder via leurs vidéos des expériences difficiles qui font écho à leurs préoccupations. C’est le cas de Mastu qui, en 2022, s’est exprimé sur sa dépression.
Les collégiens et lycéens rencontrés lors d’enquêtes de terrain insistent sur le sentiment de familiarité développé avec certains de ces créateurs avec qui ils disent avoir grandi et ne cachent pas un attachement vis-à-vis de ces figures qui ont contribué et contribuent encore à la construction de leur identité et au développement de leurs sociabilités tout autant que de leurs goûts culturels.
Des figures d’autorité informationnelle ?
Cet attachement affectif marqué à l’encontre des créateurs de contenu, entretenu par une intensité et une quotidienneté de la pratique informationnelle, entraîne-t-il une confiance absolue dans les productions de ces créateurs ?
Entre septembre 2023 et mars 2024, une recherche-action menée auprès de deux classes de terminale, l’une générale spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP), l’autre technologique spécialité sciences et techniques sanitaires et sociales (ST2S), a, entre autres choses, permis de documenter avec précision le rapport entre l’adhésion affective à une source ou figure informationnelle et la confiance attribuée à cette dernière.
Contrairement aux discours répandus présentant la jeunesse comme soumise à ses affects et peu capable de rationalité particulièrement sur les réseaux sociaux numériques, cette étude montre qu’apprécier les publications des créateurs de contenu ne signifie pas leur faire confiance.
D’une part, les adolescents distinguent nettement les créateurs de contenu – qu’ils appellent alors souvent « influenceurs » – qui diffusent du divertissement et du témoignage (comme Squeezie, cité par tous comme référence à propos des jeux vidéo, ou Lena Situations, que les jeunes filles apprécient pour ses publications sur la mode) – et ceux qui produisent du contenu informationnel plus sérieux à leurs yeux (comme Mister Géopolitix ou Jemenbatsleclito, compte de la créatrice féministe Camille Aumont Carnel).
D’autre part, interroger les adolescents sur les modes d’adhésion affective et d’attribution de confiance aux contenus informationnels produits par ces créateurs et créatrices instruits sur les critères de crédibilité qu’ils appliquent pour évaluer ces contenus. Des critères qui témoignent d’une forme certaine de rationalité chez ces acteurs.
Premier critère, unanimement mis en avant : le travail info-documentaire réalisé en amont et visible à travers la production (citation des sources, notamment), et l’adéquation entre le contenu proposé et les éléments de cours. Meg note :
« Je regarde la vidéo et je vérifie dans mon cours. Si il dit comme mon prof, alors je peux faire confiance. […] Pas l’inverse, non. Le professeur sait mieux qu’un youtubeur quand même ! »
Deuxième critère appliqué également de façon unanime : la pédagogie déployée par le médiateur créateur de contenus, qui constitue conjointement une raison d’attachement : « Sa manière de faire, elle est attractive. Dr Nozman, il part d’un exemple concret, de la vie de tous les jours, ou alors de ce qu’on voit dans un film, et puis il explique comment c’est possible ou pas, c’est quoi les phénomènes physiques en jeu. C’est passionnant, et j’ai toujours envie d’en apprendre plus », explique Simon.
Troisième critère, qui est sujet à de nombreuses discussions entre les adolescents et les divise : la popularité du créateur de contenu, évaluée à son nombre d’abonnés. Est-ce un critère valable ? Quel lien entre popularité, pertinence et fiabilité ? Ce questionnement, loin d’être nouveau, est renouvelé avec la présence massive des créateurs de contenu dans les écosystèmes informationnels juvéniles. Plusieurs adolescents pensent que la popularité implique une exigence de responsabilité dans le contenu diffusé, à l’instar de Tom : « Le fait qu’il y ait beaucoup de gens qui les suivent, ça les oblige à avoir de la rigueur, parce qu’ils se font vite reprendre, taper sur les doigts en cas de bêtise, ils veulent éviter le bad buzz. »
Au sein de ce paysage foisonnant, une figure d’autorité majeure tire son épingle du jeu : Hugo Décrypte. En février 2024, sur 52 élèves de Terminale, 38 utilisent Hugo Décrypte pour s’informer. C’est la ressource informationnelle qui remporte les suffrages et en termes de plaisir ressenti quand on la consulte et en termes de confiance attribuée (95 % attribuent la note minimale de 8 sur 10 à Hugo Décrypte sur les deux plans). Sa présence en ligne massive – YouTube, TikTok, Instagram, Twitch, WhatsApp… – ainsi que la multiplicité des formats médiatiques mobilisés expliquent cette puissance d’impact. Mais, là encore, les lycéens identifient dans les productions des critères de crédibilité qui les érigent en ressources informationnelles de référence, comme le raconte Vasco :
« Hugo Décrypte, il est presque un journaliste, non ? […] Il cite ses sources à chaque fois, il explique comment on peut affirmer telle ou telle chose, on voit bien que ses sujets sont travaillés, il se lève pas le matin en mode “Salut la Commu ! J’ai rien à vous dire mais j’vais quand même faire une vidéo !” »
Une nouvelle donne pour l’éducation aux médias
La place occupée par les créateurs de contenu dans l’écosystème informationnel juvénile justifie pleinement que l’on s’en (pré) occupe. Pourtant, les résistances et la défiance envers ces figures d’attachement et figures d’autorité informationnelle semblent importantes chez les adultes. C’est ainsi en tout cas que les adolescents le perçoivent et le racontent. Marie note :
« Les profs, comme ils peuvent ne pas connaître, ils pourraient considérer ça comme une source un peu moins fiable que le reste. Et du coup remettre en question notre travail et notre recherche. »
Reconnaître la légitimité des pratiques juvéniles, c’est s’assurer que les adolescents ne soient pas seuls avec leurs questionnements face à des productions qui recèlent de forts enjeux en éducation aux médias et à l’information. Celle-ci est partage de références et d’émotions, que ce soit en famille ou à l’école, où l’intégration de ces ressources apparaît nécessaire pour interroger collectivement la fabrique de l’information, le statut du document, mais aussi la perception d’un discours de vulgarisation. Voilà l’occasion d’affûter le regard critique des élèves et de nourrir leur culture de l’information et des sources.
Une éducation aux médias et à l’information qui intègre les ressources produites par les créateurs de contenu, c’est aussi une éducation qui contribue à la distanciation critique lorsqu’il s’agit de faire prendre conscience aux adolescents des intérêts, économiques et/ou politiques, que certains créateurs de contenu défendent. Il s’agit certes d’identifier les créateurs de contenu dont les productions sont problématiques pour le développement de connaissances dans des domaines aussi cruciaux que la santé, le climat ou l’alimentation, mais aussi ceux dont les publications sont dignes de confiance.
Une éducation aux médias et à l’information qui intègre les ressources produites par les créateurs de contenu, c’est enfin une éducation respectueuse des espaces informationnels en général, précise dans son appréhension des sources, et qui évite les généralisations erronées : « C’est pas parce que c’est sur YouTube que c’est pas légitime. Je trouve ça fou qu’on puisse, en tant qu’enseignants ou médiateurs, confondre le canal et la source ! », s’emporte ce professeur documentaliste qui ajoute trouver « aberrant de ne pas proposer ce type de ressources à (ses) élèves en 2023-2024 ».
Car oui, les pratiques informationnelles des adolescents sont riches et éminemment sérieuses. C’est pourquoi nous nous devons de proposer une éducation aux médias et à l’information qui soit, dans toutes ses sphères de déploiement (école, famille, tiers lieux…), digne de cette complexité, attachée à « faire reliance », et les prendre résolument au sérieux.