L’Intelligence de la plume dans la plaie Artificielle

C’est au retour d’un périple en Afrique qu’Albert Londres eut cette formule en ouverture de son livre ‘Terre d’ébène’ : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » La formule est restée célèbre. Le reporter répondait ainsi aux violentes attaques du lobby colonial qui tentait de faire taire celui qui dénonçait les traitements inhumains réservés aux travailleurs noirs sur les travaux de la voie ferrée Congo Océan en 1929. Aujourd’hui, c’est une question autrement plus complexe qui agite (entre autres) le monde de l’information, l’usage de l’IA souvent perçu comme une menace particulièrement redoutable. Mise au goût du jour, la formule serait alors la suivante : L’intelligence de la plume dans la plaie artificielle.
Par Hervé Brusini, président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur en chef de France Télévisions

The Sea Shepherds, AI documentary in Somalia (1976) Stanislas de Livonnière
Re-présenter un récit
Le document est confondant. Et cela dès la première image (disponible sur Youtube). Deux jeunes hommes noirs semblent nous fixer. Ils sont filmés à hauteur de buste. Derrière eux, un désert craquelé, et une vache étendue, morte. La caméra se déplace vers la droite et dévoile la présence d’un troisième personnage … En quelques secondes, le résumé iconique d’une situation humanitaire visiblement désespérée. En voix off, le commentaire anglais confirme : « Pasteurs depuis des millénaires, ils ne connaissent que leurs troupeaux, les points d’eau et le coran… Une errance ancestrale brutalement interrompue par la sécheresse… » Puis c’est un plan en hauteur tourné grâce à ce qu’on imagine être un drone. On aperçoit comme un village bidonville du désert. Un plan très rapproché du museau d’un chameau signale un retour sur terre plutôt sinistre. « 17 000 morts, 700 000 bovins, 200 000 chameaux, 2 millions 300 000 chèvres et moutons décimés, de larges étendues de territoire dévastées », poursuit le commentaire. Et de nous montrer une masse d’animaux en train d’agoniser. Lent travelling macabre, éclatant de couleurs sous un ciel brumeux, avec quelques rares nuages. Très au loin des montagnes, plus près, des cases en terre. Un décor de poussière, de mort. « Une ‘catastrophe’ à l’échelle de ce petit pays de 3 millions 500 000 âmes… » vient ponctuer le commentaire à la quarantième seconde de cette vidéo de 4 minutes 32, décidément édifiante.
La suite du récit est celle d’un transfert de population organisé avec les moyens de l’armée soviétique de l’époque. Convois de camions, avions Iliouchine, et les pasteurs de se retrouver au bord de l’Océan Indien. Tous devenus pêcheurs. Brutale transition pour ces femmes et ces hommes qui n’avaient jamais croisé ces machines, ces uniformes, cette mer… Tout cela, sous vos yeux, avec bruit de moteurs, clapotis des vagues, gros plans des visages et musique locale… A une remarque près, et la précision figure dès l’ouverture : « Histoire vraie » est-il affiché, mais avec « son et image de synthèse. Barawe, Somalie, 1975 ». Autrement dit, c’était il y a 50 ans, et tout ce qui est montré, comme tout ce qui se fait entendre est entièrement réalisé par IA. La stupéfaction est d’autant plus forte qu’à l’issue du document, une mention dévoile d’où vient cette histoire : « D’après un reportage de Christian Hoche prix Albert Londres 1978 ». Autrement dit, vous voilà en somme, en présence du premier prix Albert Londres de presse écrite reconstitué en vidéo via les technologies génératives. De quoi nourrir plus qu’une curiosité à l’endroit de l’auteur et de ses intentions. « Je travaille un peu comme un dessinateur de BD, explique Stanislas de Livonnière, responsable de la cellule Data et innovation au Parisien Aujourd’hui en France. Je suis passionné par le story board à mettre en place… Je suis tombé par hasard sur l’article de C. Hoche. Signé par un journaliste rigoureux, le texte constitue la base de ma fabrication. Je détermine ensuite les plans, les cadres en détaillant tout ce qui les compose au son comme à l’image, jusqu’au vieillissement des chemises des somaliens. Pour fabriquer ce film, j’ai mobilisé une douzaine de technos, vidéos ou photos, dont certaines sont interdites en France. Ça m’a pris à peine quelques jours, nous avons maintenant les moyens d’Hollywood à notre disposition pour illustrer, reconstituer, le passé, le présent ou le futur. C’est une véritable nouvelle frontière qui s’ouvre pour le journalisme. L’invention m’intéresse pour faire mieux. Un nouveau métier est en train de naître… »
Cette histoire d’histoires a des allures de parabole décodable au gré des points de vue.
Le refus de l’IA par principe
On peut y voir l’horreur à ne surtout pas commettre. L’intrusion de « l’image artificielle » dans le sanctuaire de l’information, du réel. La manipulation y est d’emblée liée au pixel. Par principe, l’opposition à l’innovation du moment, recommande de la combattre, ou à tout le moins de s’éloigner d’un pareil usage. Et la multiplicité des risques d’être passés en revue, du mensonge à la fake news, en passant par les biais les plus extravagants. Sans compter avec les cauchemars du reporter qui se verrait désormais inutile. La présence sur le terrain des guerres ou des catastrophes étant « imaginée » par l’artifice numérique, vivent les économies générées par le système du calcul au plein sens du terme.
Certes, ces périls sont bien réels et l’éducation aux médias come la vigilance du métier s’avèrent indispensables. Mais l’IA est bien là, comme une déferlante mondiale. Le souci salutaire de la déontologie oblige à mentionner le recours à ce moyen nouveau. Un garde-fou que l’on peut juger modeste. Son mérite est néanmoins de garantir une visibilité, même si – pour risquer une comparaison hasardeuse – le nutriscore n’empêche pas la consommation de produits délétères. De plus, à l’échelle européenne aussi, les dérives, les risques engendrés par la technologie nouvelle sont pris en compte par l’IA Act entré en vigueur ce 2 février. L’ambition étant de « construire une IA digne de confiance » grâce à la réglementation mise en place.
Un effet inattendu de l’IA

Pour autant, la parabole des « bergers de l’océan » peut avoir une autre lecture. On l’a vu, ici utilisée comme technique de reconstitution, l’IA oblige à un retour sur l’élément d’origine. Ainsi la mise en images de l’article de Christian Hoche interroge le propre travail du reporter. Comment a-t-il conduit son enquête ? Qui a-t-il interviewé ? Où s’est-il rendu ? Quel était l’environnement ? Comment était l’intérieur d’une maison, les vêtements portés, la lumière ambiante…? Les questions sont innombrables. A commencer par celle-ci : Que dit le reporter directement concerné par la « mise en images » de son papier paru dans l’Express il y a 50 ans ? Est-ce que le travail de re-présentation du jeune confrère expert en IA, correspond au vécu de l’ancien journaliste de terrain ?
« De fait, je n’ai pas été le témoin direct de cette histoire, affirme C. Hoche. Quand je suis arrivé en Somalie, ils ont été plusieurs à me la raconter. Alors j’ai commencé un travail d’enquête d’après- coup, si l’on peut dire. J’ai rencontré les interlocuteurs qui l’avaient vécue, dont le président Siad Barré, un employé de la FAO et bien d’autres encore. J’ai donc pu vérifier, recouper ce récit. Alors, j’ai relaté cette incroyable épisode du drame somalien que j’ai intitulé ‘Les bergers de l’océan’. »
Voilà donc une conséquence inattendue causée par l’usage de l’IA. Cette dernière interroge en retour le geste journalistique sur lequel elle s’appuie. La précision des indications données à la machine pour re-créer une réalité artificielle oblige à revenir à la source. Par cet effet feedback, par ce qui est l’apprentissage sans fin dont elle se nourrit, oserait-on dire que l’IA examine le journalisme ? En tout cas, elle pose de nombreuses questions de fond, et en premier lieu, celle de l’image dans l’information. On le sait, elle est prétexte, au cœur d’une action, explicative, illustrative, datée. Mais ce savoir est relatif. La nomenclature est quasi inexistante, elle est pourtant en quelque sorte mise à l’épreuve à chaque instant, en ces temps où l’on parle de ‘civilisation de l’image’ dans les médias sociaux, les plateformes et bien sûr les médias dits classiques. Peut-être ne faut-il pas de nomenclature…
Dans le cas précis des rapports entre IA et journalisme, cette interrogation en retour sur les pratiques professionnelles résonne de la même façon que dans les relations plus globales entre le monde numérique et le métier d’informer. Ce vaste débat a sans cesse pour référence, l’information dite de qualité. Un point crucial, souvent perçu comme une évidence au point de parfois virer à la tautologie. La qualité renvoyant à…la qualité. Avec certes au passage, la vérification, et l’honnêteté pour commencer timidement à définir ce « plus qualitatif » indispensable. Mais il reste bien du chemin à parcourir à travers l’histoire du journalisme pour l’aider à se comprendre, à se penser.
En somme, le vieux monde et sa plume dans la plaie se vivait comme une lutte face aux puissants et aux injustices de tout poil. Bourrage de crâne et censure étaient ses formes de répression. La modernité n’a guère changé l’existence de cette tension démocratique. En revanche, par la technologie, elle a ajouté un autre défi, le rapport de pouvoir intrinsèque celui-là aux discours, et donc au journalisme, dans son rapport au réel, à la vérité. Comment la produit-il ? Avec les mots, les images, l’écriture des histoires, la guerre des récits est à peu près partout déclarée. L’enjeu politique est considérable. Il y va aussi de l’écriture de l’Histoire.
Alors à n’en pas douter, pour relever un tel défi, il faudra un surcroît d’intelligence à la plume dans sa confrontation aux plaies artificielles.