Une année de désinformation : des stratégies de communication très établies

Quels ont été les principaux sujets de désinformation ces douze derniers mois ? Quelles nouvelles méthodes sont apparues pour amplifier la portée des fausses nouvelles ? Une étude menée par France Télévisions examine entre autres les stratégies de communication des acteurs de la désinformation.

Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information

D’après NewsGuard, une start-up qui lutte contre les fake news, 20% des vidéos partagées sur TikTok contenaient des informations erronées en 2022. 40% des sujets de désinformation sont diffusés par l’intermédiaire de Facebook, ajoute l’EDMO (European Digital Media Observatory). Une étude menée par France Télévisions dans le cadre du projet “A European Perspective”, initiative soutenue par la Commission européenne, met en avant ces chiffres alarmants. Et explore les multiples visages de la désinformation au cours des douze derniers mois. L’objectif de l’enquête ? Fournir une vue synthétique de l’écosystème de la désinformation et proposer des solutions pour contrer ce phénomène insidieux. Voici le quatrième article de notre série consacrée au rapport Trends and patterns on disinformation.

1Cinq grand thèmes dans les sujets de désinformation en Europe

 

Depuis ces douze derniers mois, cinq grands thèmes émergent parmi les sujets de désinformation en Europe : la guerre en Ukraine, la pandémie Covid-19, les élections nationales et régionales, la crise énergétique et le changement climatique. Autour de ces sujets gravitent également dans l’espace médiatique de la désinformation : l’islamisation de l’Occident, les discours anti-migrants ou encore le séisme en Turquie. 

                                 

2La guerre en Ukraine, principal sujet de désinformation en Europe

 

Depuis février 2022, la guerre en Ukraine est rapidement devenue le principal sujet de désinformation en Europe. A ce titre, elle est d’ailleurs appelée par les médias « guerre de l’information », en raison de la diffusion à grande échelle de la propagande sur les réseaux sociaux. « La guerre en Ukraine n’est pas seulement menée par les soldats sur le champ de bataille ; elle l’est aussi dans le champ informationnel afin de gagner les cœurs et les esprits des populations », estimait en février 2023 le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell. Sur ce terrain de l’information, plusieurs camps s’affrontent. 

D’abord, les pro-russes. Ils prennent pour cible en priorité Volodymyr Zelensky, le président de l’Ukraine, le gouvernement ukrainien, la population ukrainienne ainsi que les forces du pays. Leur stratégie de communication s’articule autour de plusieurs axes : dégrader l’image publique de Zelensky, ternir l’image des Ukrainiens, discréditer les médias occidentaux. Ils propagent plusieurs idées : ce ne sont pas les Russes qui commettent les attentats, mais les Ukrainiens, les médias occidentaux diffusent de fausses nouvelles sur la guerre ou encore les Ukrainiens sont majoritairement corrompus et des pro-nazis. 

Depuis le début de l’invasion, Vladimir Poutine justifie ainsi l’envahissement de la Russie en Ukraine par une volonté de « dénazifier l’Ukraine et le régime de Kiev », et a évoqué des « néonazis qui se sont installés à Kiev et ont pris en otage l’ensemble du peuple ukrainien ». Cet argument fallacieux a été rapidement dénoncé par Joe Biden, en mars 2022 : « Poutine a le culot de dire qu’il “dé-nazifie” l’Ukraine. C’est un mensonge ».

                                     

Si cette propagande mensongère, diffusée sur les réseaux sociaux, a été pointée du doigt par différents gouvernements et historiens, les affirmations répétées de Vladimir Poutine et d’autres responsables russes ont tout de même atteint leurs cibles. Au moins un politicien américain a ainsi remis en question l’aide apportée à l’Ukraine, rapporte le média Factcheck.org. « Il est choquant de voir que le Congrès est prêt à envoyer 14 milliards de dollars d’équipement militaire en Ukraine, et qu’il faille se demander si cet argent et cet équipement militaire ne tombent pas entre les mains des nazis en Ukraine », a ainsi déclaré en mars 2022 la députée Marjorie Taylor Greene. 

Dans le contexte de l’invasion, les anti-UE ont également une stratégie de communication très établie. Ce groupe vise à atteindre l’OTAN et ses partisans, les institutions et les gouvernements de l’UE. Ils entendent insister sur les conséquences négatives de la guerre et minimisent l’impact négatif des sanctions sur l’économie de la Russie. Leur discours ? Les sanctions contre la Russie et les aides militaires sont inutiles ou détournées, les migrants sont mieux traités que les nationaux, ou encore que la guerre en Ukraine provoque de graves difficultés financières pour la population européenne.

Ainsi, au mois de septembre 2022, sur Telegram et Facebook, sont apparus de fausses informations sur un prétendu détournement de l’aide européenne à l’Ukraine. « Presque toute l’aide de l’UE finit apparemment sur le marché noir », pouvait-on ainsi lire sur les réseaux sociaux. Ces affirmations s’appuyaient sur un prétendu rapport du Groupe d’Etats contre la corruption (Greco)... qui n’existait pas ! Le Greco et la Commission européenne ont tous deux démenti auprès de l’AFP que la majeure partie de l’aide ait disparu en Ukraine. 

Enfin, les pro-Ukraine sont également très actifs sur le terrain médiatique. Ils visent à déstabiliser Vladimir Poutine et le gouvernement russe. Leur stratégie de communication se définit par une exagération des abus commis par les Russes en Ukraine, et par une désinformation autour de la stratégie nucléaire russe. 

3Le Covid-19, un sujet toujours au centre de la désinformation

 

Le Covid-19 a monopolisé la sphère de la désinformation et a persisté malgré un recentrage sur la guerre en Ukraine. Différents acteurs se sont emparés du sujet. 

D’abord, les anti-vax dont la rhétorique persistante vise à atteindre l’OMS, les gouvernements, et les grands acteurs de l’industrie pharmaceutique communément appelé Big Pharma. Leur stratégie de communication ambitionne de susciter la méfiance à l’égard de l’expertise scientifique, d’alimenter les théories du complot et de nier les avantages des vaccins. Ils ne cessent de répéter que le vaccin est mortel, qu’il est dangereux pour la grossesse et l’allaitement, que les tests sur les vaccins ne sont pas fiables, et le Covid-19/monkey pox des canulars.

                                 

On peut ainsi citer une vidéo d’Alex Jones, publiée en juin 2020, où l’animateur d’extrême droite et conspirationniste américain notoire affirme que l’épidémie de coronavirus est un “canular”. « Il s’agit de créer la peur et de tester l’obéissance et le contrôle de la population afin de détruire l’économie et d’instaurer un gouvernement planétaire basé sur la tyrannie médicale », affirmait-il sans ambages. Une prise de parole vue plus d’un million de fois à l’époque, rapporte l’AFP.

Les anti-systèmes occupent également la sphère médiatique. Ils cherchent à atteindre les élites, les personnalités de premier plan (Bill Gates…), l’OMS, les grandes firmes pharmaceutiques. Leur stratégie repose sur l’alimentation des théories du complot, et l’accusation d’utilisation instrumentale des vaccins à des fins spécifiques. Ils soutiennent notamment que les mesures déployées sont inutiles.

4De nouvelles méthodes pour étendre la portée des fausses nouvelles

 

Cette guerre de propagande ne repose plus seulement sur les moyens de communication classiques - c’est-à-dire les vidéos et les réseaux sociaux. Depuis les derniers mois, de nouvelles méthodes émergent pour assurer une portée encore plus grande aux fausses nouvelles. 

Les sites web de désinformation sur le changement climatique se répandent désormais sur Twitter 

 

L’ONG EU DisinfoLab, a repéré plus de 30 sites web spécialisés dans la désinformation climatique, tels que Klimaat Gek ou Climat ETC, produisant du contenu en plusieurs langues. Ces sites souhaitent retarder les politiques de protection de l’environnement. Ils connaissent une grande portée, de 5 000 à plus de 139 000 visites mensuelles. Une autre étude de l’Institute for Strategic Dialogue a pointé une augmentation significative des mentions de ces sites webs marginaux sur Twitter depuis le début de 2022, pouvant atteindre jusqu’à 10 000 mentions par jour.

Une armée de clones médiatiques dans le cadre d’une propagande russe

La propagande russe prend un nouveau visage et joue sur la crédibilité des médias traditionnels. Depuis mai 2022, de multiples clones de médias authentiques ont ainsi été identifiés, par EU DisinfoLab qui s'est associé pour l’occasion à la fondation suédoise à but non lucratif Qurium Media Foundation, fournisseurs de solutions de sécurité numérique et des enquêtes judiciaires aux médias indépendants et aux organisations de défense des droits de l'homme. La particularité des sites identifiés ? Des noms de domaine très similaires à ceux d’origine (Bildeu.com, spiegelco.com, 20minuts.com…) et un design identique. A l’aide de services de traduction automatique, ils diffusent de faux articles, vidéos et sondages sur la guerre en Ukraine et les diffusent sur les réseaux sociaux.

« Nos conclusions montrent que les acteurs de la désinformation à l'origine de cette campagne ont mis en œuvre une stratégie sophistiquée et cohérente de reproduction et d'usurpation de l'identité de médias authentiques, explique le EU DisinfoLab, cette stratégie implique, entre autres, l'usurpation de noms de domaine ou la création de vidéos faussement attribuées à des médias légitimes. Elle comprend également des techniques astucieuses telles que les redirections intelligentes ou le géoblocage des utilisateurs en fonction de leur localisation ». 

Telegram, un amplificateur de désinformation à grande échelle 

Telegram devient un canal de désinformation à grande échelle, grâce à son niveau de cryptage et à sa fonction de partage avancées. De nombreux utilisateurs sont également attirés par l’approche relativement non interventionniste de la plateforme en matière de modération de contenu par rapport à ses homologues plus importants, tels WhatsApp. En Allemagne, en 2020, une cellule d’investigation journalistique,Correctiv, a découvert une campagne de désinformation à grande échelle sur le Covid-19 organisée par un réseau d'environ 650 groupes Telegram répartis dans tout le pays. 

Conclusion

Entre stratégies de communication bien rodées et mutation pernicieuse des fausses nouvelles, il convient au lecteur d’être particulièrement vigilant à l’heure où la liberté de la presse est « noyée » sous la désinformation. Les « capacités de manipulation inédites sont utilisées pour fragiliser celles et ceux qui incarnent le journalisme de qualité, en même temps qu’elles affaiblissent le journalisme lui-même », rappelle le 21e classement annuel de Reporters sans frontières (RSF), publié mercredi 3 mai. 

➡️ Retrouvez l'étude complète (en anglais) ici