Israël/Hamas : faut-il se couper des réseaux sociaux ?

A l’ère des réseaux sociaux, la guerre éclate sur nos écrans, entre un mélange d’horreur incompréhensible et de posts superficiels. Depuis le 7 octobre, date de l’attaque du Hamas sur Israël, des photos d’atrocités se propagent sur la toile, sans aucune modération.

Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions

Les plateformes sont inondées de vidéos ultra violentes de meurtres de civils, d’appels à la haine. Cadavres de personnes âgées devant des stations de bus, berceaux tachés de sang, corps d’enfants brûlés : l’horreur se porte à un clic. Au-delà de la violence extrême, le flux de ces contenus interpelle, notamment sur X (anciennement Twitter). « On n’a jamais vu d’attaque terroriste avec autant d’images disponibles, estime Philippe Corbé, le directeur des rédactions de BFM-TV. Des milliers de petits moments filmés nous arrivent dans tous les sens ». Au milieu de cette nuit noire, les fake news, devenues armes de propagande, sont la norme. Comment garder le recul nécessaire et se préserver de la violence à l’ère de l’apocalypse informationnelle ? 

Un niveau de violence et de désinformation sans précédent

« En 2015, une photo des corps des victimes prise à l’intérieur du Bataclan, avait été relayée sur les réseaux sociaux. A l’époque, les plateformes avaient réagi rapidement en supprimant le cliché », se souvient Jacques Pezet, journaliste au service CheckNews de Libération. Il s’agissait alors d’une défaillance isolée. Aujourd’hui, des contenus d’une même violence déferlent librement sur les réseaux sociaux, sans modération. « Ce phénomène prend une ampleur inédite », estime-t-il. Sur X, Telegram, Snapchat ou encore Instagram, les vidéos d’exécution prolifèrent.

En plus de la violence de certaines images, celles-ci se révèlent fausses ou sorties de leur contexte. Les Décodeurs du Monde recensent ainsi régulièrement les fausses images et vidéos qui circulent depuis le 7 octobre : un avion israélien prétendument abattu par le Hamas, la destruction d’une église orthodoxe de Gaza annoncée à tort, une vidéo d’enfants dans des cages présentés comme des otages israéliens du Hamas, un tir de missile issu d’un jeu vidéo, une militante palestinienne violentée présentée comme une Israélienne kidnappée.  Pour Achiya Schatz, directeur de FakeReporter, un groupe d’activistes israéliens qui observent et dénoncent la désinformation en ligne, ces contenus ne font qu’ajouter à la confusion ambiante : « Les vrais vidéos sont suffisamment choquantes sans que les gens partagent celles qui sont fausses ».

Capture d'écran: Le Monde

Lorsque surviennent des événements majeurs, ils déclenchent généralement une vague de désinformation, mais la rapidité avec laquelle les fakes news relatives à ce conflit se sont répandues reste inédite. Or, « lorsque l’environnement de l’information est pollué par la désinformation, il est plus difficile de discerner ce qui se passe et donner un sens aux informations disponibles », juge Alessandro Accorsi, analyste du cabinet d’études Crisis Group.

Des politiques de modération défaillantes

Devant ce déluge, les plateformes font face à un défi complexe : celui de prendre des décisions rapides avec des informations limitées, considère le Washington Post. Elles doivent trouver un équilibre entre la protection des utilisateurs contre les contenus violents, haineux et trompeurs et la nécessité de respecter la liberté d’expression, de détenir du matériel d’intérêt journalistique et des preuves potentielles de crimes de guerre. Sur YouTube de Google, et Facebook et Instagram de Meta, les expressions de soutien au Hamas sont par exemple interdites. Dans les faits, aucune personne affiliée au groupe n’est autorisée à utiliser leurs plateformes. TikTok a fait également savoir que le Hamas est également interdit sur son application. 

Mais dans l’ensemble, ces mesures restent cosmétiques. Sur Telegram, plateforme de messagerie très influente, la modération de contenu demeure très faible, pratiquement inexistante. Elle héberge un canal du Hamas qui diffuse ouvertement des images et des vidéos macabres d’israéliens à plus de 120 000 abonnés. Une vidéo, avec plus de 77 000 vues, montrait ainsi un militant non identifié piétinant le visage d’un soldat mort. « Sur Telegram circule une grande quantité de discours de haine préoccupants. Des organisations de la société civile israélienne ont dénoncé la large présence de groupes Telegram d’extrême droite israéliens, où les gens incitent à la violence ou s’organisent pour acheter des armes et commettre des attaques », alerte Alessandro Accorsi. Et les images choquantes naissent souvent sur Telegram, avant de trouver leur chemin vers d’autres réseaux sociaux. Le phénomène s’était déjà produit lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en 2022. Dans la plupart des cas, les contenus ne sont pas vérifiés au préalable ou ont été sortis de leur contexte pour correspondre au récit promu par la personne qui les a postées.

Twitter, réseau de l’enfer

Twitter est devenu le refuge pour les publications et les vidéos retirées par d’autres plateformes pour violation de leurs règles. Soit, un « dépotoir toxique de haine et de désinformation », où il s’agit de « crier dans le vide, peu importe si les accusations sont infondées » (Los Angeles Times), « une forêt de désinformation si dense qu’il est devenu extrêmement difficile de la pénétrer » (The Guardian), « un asile dirigé par ses pensionnaires » (Garbage Day), tenu par « un apprenti sorcier de 52 ans », « une zone de guerre sans éthique » (New York Times). Naviguer aujourd’hui sur X pour obtenir des infos de dernière minute signifie désormais devoir se confronter à des discours xénophobes, des vidéos trafiquées, et « des bots diffusant plus de désinformation que Facebook en 2016 ».

Une vidéo virale sur la plateforme prétendait ainsi montrer un combattant du Hamas abattant un hélicoptère israélien. Il s’agissait en réalité d’un extrait du jeu vidéo Arma 3.  On y a également vu des célébrations de feux d’artifice algériens présentées comme des attaques israéliennes contre le Hamas, une photo complètement fausse de Cristiano Ronaldo tenant le drapeau palestinien, publiée par un compte se faisant passer pour un journaliste de la BBC avec un coche bleu. Presque tout ce qui est devenu viral sur Twitter ces derniers jours est faux, assure Matt Binder du média Mashable.

Ce tsunami de fausses informations était inévitable compte tenu des efforts continus d’Elon Musk de ne pas réglementer son Far West. Au cours de la dernière année, il a ainsi procédé à des licenciements massifs de modérateurs de contenus, rétabli des comptes précédemment bannis et autorisé les utilisateurs à payer pour obtenir un coche sur les réseaux sociaux. Ceux qui sortent le porte-monnaie peuvent ainsi voir leurs contenus promus par l’algorithme.

Depuis le rachat de Twitter en octobre 2022 par Elon Musk, « chacune de ses décisions a fragilisé un équilibre informationnel déjà précaire, analyse William Audureau du Monde, l’une de ses premières décisions a été de renverser la hiérarchie de l’information. Fini la mise en avant de comptes certifiés – célébrités, médias, États, journalistes, censés être comptables de leur parole ». Justin Peden, journaliste d’enquête et de vérification en ligne (Open Source Intelligence) américain estime que les médias qui n’ont pas payé pour le badge bleu de X ont désormais moins de visibilité que « les crétins xénophobes boostés par l’algorithme ».

La situation est tellement grave que même les experts les plus aguerris ne s’y retrouvent plus. Les chercheurs en OSINT chevronnés se font piégés par de faux comptes. « Il est désormais presque impossible de distinguer ce qui est un fait, ce qui est une rumeur, ce qui est une théorie du complot. Les changements de Musk n’ont pas seulement rendu X inutile en temps de crise. Ils l’ont rendu pire », met en garde Mike Rothschild, chercheur spécialisé dans les théories du complot. Les journalistes s’égarent et expriment leur effroi.

« J’ai vu tellement de contenu signalé, réfuté, et réfuté à nouveau que je pense avoir atteint les limites de la capacité de mon esprit à comprendre la réalité », déplore le journaliste Ryan Broderick.

Face à ce chaos informationnel et à Elon Musk, qui devient « complice des terroristes » selon l’ADN, les médias préfèrent lever les voiles. « X, est une toute petite plateforme en Suède aujourd’hui. Swedish Radio a quitté Twitter au printemps, le compte de la rédaction aussi, mais nous n’empêchons pas nos journalistes d’y être », déclarait récemment Cilla Benkö, DG de Swedish Radio. En Australie, ABC n’a plus que quatre comptes Twitter. NPR a quitté Twitter – avec des effets négligeables. Le trafic a diminué d’à peine un point de pourcentage, après le départ du média.

Devant un tel désastre, la seule institution qui reste dans le jeu de la modération est l’Union européenne. Mardi 10 octobre, le commissaire de l’Union Européenne, Thierry Breton, a rappelé à l’ordre Elon Musk, menaçant le réseau social de sanctions financières s’il ne répond pas, ou de manière incomplète, à sa demande de compléments d’information sur sa gestion du conflit Israël-Hamas. Date limite : 18 octobre.

Un manque de modération qui profite à la violence

Les groupes extrémistes profitent de ce manque de réglementation au sein des réseaux sociaux, en particulier X et Telegram, pour diffuser un flot d’images aussi choquantes les unes que les autres. Ce brouillard est une aubaine pour celui qui souhaite diviser, créer le chaos, attaquer ses ennemis et semer davantage de confusion. Pour le journaliste Nicolas Carvalho, « l’assaut sur le terrain s’est doublé d’une guerre de propagande sur les réseaux. La volonté du groupe terroriste Hamas est de montrer un terrain israélien affaibli qui a subi la violence du Hamas, sur le canal Telegram notamment ». Il s'agit de démoraliser l'adversaire. Le Hamas recrute parmi ses commandos des hommes chargés de montrer les tueries. L’organisation utilise également le compte Facebook de leur victime pour diffuser son exécution en direct. Côté israélien, un canal publie une vingtaine de vidéos chaque jour, prises sur les lieux des atrocités. 

La peur et la confusion font partie intégrante de la stratégie, selon un responsable du Hamas, autrefois chargé de la création de contenu sur les réseaux sociaux pour le Hamas, qui a accepté de s’exprimer auprès du New York Times sous couvert d’anonymat. Pour lui, le groupe souhaite établir sa propre narration, et cherche le soutien de ses alliés via les réseaux sociaux. « Lorsque l’État islamique a publié des vidéos de décapitations sur les réseaux sociaux, les séquences ont servi de cri de ralliement pour les extrémistes qui ont rejoint sa cause, et de guerre psychologique contre ses cibles », a-t-il expliqué.

La violence en ligne appelle à davantage de violence, s’inquiète Imran Ahmed, du Centre de lutte contre la haine numérique. Les mensonges diffusés en ligne sont les contenus aux risques les plus dommageables : « Les mensonges alimentent la haine. Ils agissent de manière réflexive à la fois pour créer de la haine et pour la renforcer, observe-t-il, les conséquences dans le monde réel de ces mensonges sont des violences dans les rues, des innocents blessés, et potentiellement des vies perdues, car certaines de ces images et vidéos sont conçues pour susciter les réactions les plus extrêmes possibles ». 

Le risque traumatique

Tout le monde n’est pas armé pour faire face aux images violentes. Se les prendre en pleine face sur les réseaux sociaux peut avoir des conséquences extrêmement graves. D’après Bruno Boniface, psychiatre spécialiste en traitement des psycho traumatismes, cette expérience « peut provoquer des réactions émotionnelles qui sont proches du syndrome post-traumatique », avec un risque de « distanciation », avec son entourage.

Pour les journalistes qui travaillent sur ce type de sujet de manière régulière, des précautions sont prises. Pour Jacques Pezet, journaliste à Libération, il est évident que chaque image comporte un risque en soi : « Mon but n’est pas de voir 100 vidéos de dépouilles. Je fais attention. Je sais qu’à chaque fois que je vais travailler sur ce type de sujet, ça va m’atteindre. Je ne sais pas à quel degré. Chaque image peut nous affecter, se marquer en nous et provoquer des traumas ». La direction du média a mis en place une assistance psychologique ponctuelle, par l'intermédiaire d'un psychiatre spécialisé dans la prise en charge des pathologies liées au stress au travail, qui a déjà accompagné la rédaction lors des attentats de 2015 et 2016, lors de procès qui les ont suivi, ou encore au début de l'offensive en Ukraine.

Le dispositif est similaire chez France Info, qui lors d’événements majeurs, met à disposition un numéro vert, disponible 24h/24 pour parler avec des professionnels de santé, explique Clément Legros, journaliste de l’équipe des Révélateurs. Quelques mesures simples mais efficaces sont mises en place pour ne pas se mettre en difficulté inutilement : « On communique beaucoup entre nous. On essaye de ne pas voir les vidéos inutiles, de ne pas activer l'auto-play, de couper le son parfois », partage-t-il. « On peut parfois laisser la vidéo en miniature pour atténuer les effets», rajoute Nicolas Carvalho. 

Se couper des réseaux sociaux ?

Devant ce champ de mines que sont devenus les réseaux sociaux, que faire ? Les journalistes ne peuvent pas se permettre de quitter la partie, d’après le journaliste Julien Pain. « En tant que journaliste, et spécialement en tant que fact-checker, on ne peut pas abandonner le terrain. Qu’on le veuille ou pas, une grande partie des Français s’informent sur les réseaux, notamment les plus jeunes, et les médias ne peuvent pas déserter les plateformes. Il faut continuer à tenter de contrer les fausses informations par un travail de vérification scrupuleux », estime le spécialiste de la lutte contre les fausses informations.

Parmi les internautes, certains préfèrent désormais prendre des précautions particulières. Certains Israéliens ont commencé à éviter les réseaux sociaux de peur de voir des proches disparus apparaître dans des images choquantes. En Israël, les autorités demandent aux parents d’empêcher leurs enfants d’utiliser les réseaux sociaux, pour qu'ils ne tombent pas sur des vidéos traumatisantes d’otages. Ces recommandations circulent non seulement en Israël, mais aussi aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, avec certains pointant TikTok et Instagram en particulier, fait savoir la BBC

Pour ceux qui souhaitent s’informer, en évitant le plus possible les dangers collatéraux, plusieurs initiatives, qui relèvent du bon sens, peuvent être mises en place  : consulter plusieurs sources, vérifier systématiquement l’utilisateur qui partage l’information, ralentir le rythme de nouvelles.

« Il y a beaucoup de nouvelles en temps réel qui doivent être mises en contexte, cet cela ne peut se faire que des heures plus tard », rappelle Alessandro Accorsi.

Dans un conflit comme celui entre Israël et la Palestine, il existe de nombreux chercheurs, journalistes et universitaires qui travaillent sur cette question depuis des années. « Lorsque vous trouvez quelqu’un en qui vous avez confiance et qui possède l’expérience et les connaissances sur le sujet, vérifiez qui ils suivent, avec qui ils interagissent, en qui ils ont confiance et développez un réseau plus large », recommande-t-il.

 

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Enfin, on peut être comme la rabbin Delphine Horvilleur et s’interroger : « Il faut sans doute voir les images et ne pas les voir. Certaines m’ont aidé à comprendre la situation. Face à tous ces témoignages, j’essaie de privilégier le récit des familles. J’ai vu beaucoup de visages de victimes, de gens kidnappés. Peut-être qu’il faut inonder les réseaux sociaux d’autres choses, de la parole des proches pour raconter leur vie, et pas juste leur mort, raconter qui ils sont et pas qui ils ne sont plus »