Dans le collimateur de Matryoshka

Entre Noël et le jour de l’an, je profite des vacances hivernales. Alors que je promène avec ma fille, je reçois un mail d’une collègue de Reporters sans frontières (RSF) : « Bonjour à tous, J’espère que vous allez bien et que les fêtes de fin d’année se sont bien passées. Je suis tombée sur une fake vidéo faite sur RSF qui vient de sortir à l’instant. Je suis à disposition si besoin ». Je clique sur le lien qui suit le corps du mail.

Par Thibaud Bruttin, Directeur Général de Reporters sans Frontières

En un clic

J’y découvre une vidéo sur la plateforme X, aux armes du Figaro, qui expose que RSF a perdu un procès contre le réseau social. À l’annonce de l’amende record que l’ONG aurait été condamnée à payer, j’aurais tenté de mettre fin à mes jours… Bienvenue, en un clic, dans le domaine de la fiction rendue possible par la malveillance d’acteurs étrangers, la dérégulation des réseaux sociaux et l’usage de l’IA générative !

Tout n’est pas échevelé dans cette vidéo : une plainte pénale, bien réelle, contre la société dirigée par Elon Musk, a été déposée par RSF en novembre 2024, en réaction à certaines de ces vidéos de propagande usurpant l’identité de notre organisation. Mais la procédure est toujours en cours…

J’appelle aussitôt Le Figaro qui me fait comprendre que l’incident leur paraît regrettable mais que, au-delà de signaler à X la vidéo en question, leur action s’arrêtera là, tant le phénomène s’avère malheureusement fréquent. Je m’engage dans la procédure de saisine pour usurpation d’identité proposée par la plateforme. Entre autres demandes, je dois fournir des documents d’identité sur une plateforme en ligne et me faire photographier par la webcam.

Malgré les nombreux signalements effectués par RSF, le réseau social X n’a pas procédé à la suppression de tous ces contenus mensongers. Plusieurs mois après leur diffusion, ces vidéos continuent de circuler, preuve supplémentaire du manque de régulation des plateformes. RSF en informe le parquet et se constitue partie civile pour diffamation. Je me joins à cette plainte, à titre personnel. Début mars, RSF publie une enquête détaillée sur les faits, qui a pour conséquence d’entraîner une réaction russe, qui prend la forme de… multiples autres vidéos du même tenant.

Un même modus operandi

L’événement que je raconte prêterait à sourire, s’il n’était répété, s’il ne semait pas le doute et s’il n’avait pas des ressorts macabres. Depuis juillet 2024, Reporters Sans Frontières (RSF) est la cible d’une campagne de désinformation. A chaque fois, le même modus operandi : des vidéos circulant en ligne lui attribuent des propos, des informations ou des positions favorables aux intérêts de la Fédération de Russie que l’organisation n’a jamais tenus.

Les sujets des vidéos tournent presque tous autour de l’Ukraine. L’une d’elle, à partir de laquelle nous avions révélé en septembre 2024 le circuit de diffusion et la reprise de son contenu fallacieux par plusieurs membres des autorités russes, affirme ainsi que RSF aurait identifié « 1 000 signes néo-nazis dans l’armée ukrainienne ». Une autre vidéo indique que RSF aurait recensé « 4 300 cas de pression contre des journalistes en raison de leur couverture de l’Ukraine ». Ces narratifs, totalement faux, sont habituels de la désinformation russe sur l’Ukraine, dont la portée a été renforcée après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022.

Ces contenus utilisent la crédibilité de RSF et s’emparent de la charte graphique de médias d’information réputés pour potentiellement manipuler l’opinion publique afin de légitimer le discours du Kremlin. En à près de neuf mois, RSF a identifié au moins une vingtaine de vidéos usurpant son identité ou sa charte graphique, et parfois les deux. Elles circulent sur X, sur Bluesky ou sur Telegram via plus de 500 posts.

Une diffusion orchestrée

Si certaines de ces vidéos ont circulé à bas bruit, plusieurs ont été massivement diffusées, cumulant parfois plusieurs centaines de milliers de vues. Sur X, quelques-unes de ces vidéos ont été visionnées et partagées des centaines de fois en quelques instants seulement par des bots, créant ainsi une fausse impression de viralité et de crédibilité. Pire encore, certains de ces contenus ont été repris au plus haut niveau de l’État russe. La porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a ainsi relayé le 28 août 2024 la prétendue étude de RSF sur les penchants nazis de militaires ukrainiens lors d’un point presse, donnant à cette fausse information une légitimité supplémentaire.

Parallèlement, des influenceurs pro-russes sur Telegram participent à la diffusion de ces contenus. Dernier exemple en date : le canal “Ucraniando”, qui compte plus de 29 000 abonnés, a notamment contribué à diffuser une vidéo affirmant que RSF se réjouissait du gel des subventions octroyées par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). Derrière ce compte, une femme se faisant appeler Lisa Vukovic partage du contenu sur l’Ukraine en reproduisant le narratif pro-russe à destination du public hispanophone.

Portal Kombat et Matriochka

À peine une heure après sa publication, la vidéo est reprise sur la version espagnole du portail News Pravda, qui mentionne cette chaîne Telegram comme source. Ce site de propagande fait partie d’un vaste réseau structuré identifié par VIGINUM, l’agence française chargée de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères. Baptisé “Portal Kombat”, il compte 193 portails d’information et défend l’invasion russe en Ukraine.

VIGINUM a repéré une autre campagne, dans laquelle s’inscrit cette vague de désinformation contre RSF. Intitulée Matriochka”, son mode opératoire implique la diffusion de faux contenus usurpant l’identité de médias principalement occidentaux, dont RSF. Considérée comme une ingérence numérique malveillante par l’agence, Matriochka témoigne de l’ampleur et du caractère structuré de ces campagnes d’ingérence, qui ne se limitent pas à RSF mais ciblent de nombreux médias et organisations à l’échelle internationale. Par l’usurpation d’identités crédibles et la diffusion massive de faux contenus, ces manœuvres cherchent à saper la confiance dans l’information et à remodeler la perception des événements au profit du narratif du Kremlin.

En un sens, l’acharnement de la propagande russe est un témoignage de l’efficacité de RSF. Ma conviction demeure que les contenus mensongers et trompeurs, qui utilisent la réputation de l’organisation pour propager de fausses informations, illustrent non seulement les dangers de la désinformation russe, mais aussi les conséquences de l’inaction des plateformes comme X, l’ineffectivité de la lutte contre les ingérences informationnelles et la passivité dangereuse des médias d’information quand ils sont attaqués.

La mise en œuvre de loi SREN et du DSA paraissent bien timides au regard de l’exigence de maintien d’un débat public de qualité alors que les plateformes tech plaident, avec le concours du gouvernement américain, une dérégulation au nom du free speech. L’actualité met à l’agenda la notion d’ingérences étrangères mais la volonté politique peine à se transformer en politique publique efficace.

A l’issue d’une intervention publique, une haut fonctionnaire européenne, au printemps 2025, me demande s’il n’est pas trop tard, si nous n’avons pas perdu la guerre de l’information. Mais avons-nous seulement commencé à combattre?

Illustration : KB

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