Liens vagabonds : Lecture en péril, survivre à l’ère du Brain Rot
« J’étais autrefois un plongeur sous-marin dans l’océan des mots. Maintenant, je survole la surface comme un homme sur un jet ski », écrit Nicholas Carr dans The Shallows. Cette métaphore illustre parfaitement l’érosion de la lecture profonde, celle qui exige concentration et lenteur. “Aujourd’hui, même les étudiants en littérature ne lisent plus de longs romans. Maintenant au lieu de trois romans par semaine, beaucoup ont du mal à finir un seul roman en trois semaines”, constate le spécialiste de Shakespeare Sir Jonathan Bate et enseignant aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
Le coupable est tout désigné : les réseaux sociaux. Temps d’attention réduits, quête incessante de dopamine et addiction au défilement perpétuel, les causes semblent évidentes. Et comme pour souligner l’ampleur du phénomène, le terme “brain rot” (pourrissement du cerveau) a été désigné mot de l’année par Oxford, autrement dit, l’abrutissement numérique qui mène à une mémoire aussi trouée qu’un gruyère. L’utilisation du terme a augmenté de 230% entre 2023 et 2024. L’attention fragmentée et l’impatience induites par les écrans ont relégué la lecture approfondie au rang de pratique menacée.
Le Brain Rot : quand notre matière grise se dégrade
Ce terme, apparu en ligne dès 2007, illustre parfaitement les conséquences d’une surconsommation numérique. Michael Rich, pédiatre et fondateur du Digital Wellness Lab, explique dans les colonnes du New York Times que ses patients utilisent « brainrot » pour décrire « ce qui arrive lorsque l’on passe beaucoup de temps en ligne. On en vient à transférer sa conscience vers l’espace numérique, à filtrer tout à travers le prisme de ce qui a été posté ou pourrait l’être ».
Cette omniprésence des écrans ne va pas sans conséquence. L’allongement du temps passé devant eux grignote inévitablement celui consacré à la lecture. Dans un article du Financial Times (repéré par Philippe Corbé), Maryanne Wolf, dans Reader, Come Home, rappelle que la lecture n’est pas une compétence innée mais apprise. Or, la plasticité cérébrale fonctionne dans les deux sens : use it or lose it. Choisir d’abandonner la lecture, c’est potentiellement renoncer à des capacités critiques comme l’analyse, la mémoire et l’empathie.
Les chiffres confirment cette tendance. Une enquête récente menée par la Reading Agency montre que seulement la moitié des adultes britanniques lisent encore régulièrement pour le plaisir, contre 58 % en 2015. Plus inquiétant encore, 35 % des répondants sont des lecteurs déchus, des amateurs de lecture qui ont abandonné cette habitude au fil du temps. Le temps consacré aux écrans est dix fois supérieur à celui passé dans les livres, selon l’étude du Centre national du livre “Les jeunes Français et la lecture en 2024”.
Vers une Renaissance Littéraire ?
Pourtant, tout n’est pas perdu. La génération Z et les milléniaux commencent à prendre conscience de l’urgence et cherchent à inverser la tendance. Un exemple marquant de cette contre-culture se trouve dans la renaissance des blogs, notamment via Substack. Sur la plateforme, les utilisateurs se félicitent de passer moins de temps sur les réseaux sociaux et plus de temps sur Substack à lire de longs articles. Ils comparent la pratique à celle de lire les journaux.
Le 27 décembre 2024, une utilisatrice de X a illustré cette démarche en publiant une photo d’elle entourée de trois piles de livres représentant les 100 ouvrages qu’elle avait lus dans l’année, avec le commentaire : « 110 livres lus cette année ». Bien que son post ait suscité des accusations d’exagération, certains internautes ont rapidement souligné que cet exploit était tout à fait réalisable, à condition de troquer une partie de son temps passé sur écran pour des moments de lecture.
dO pEoPlE likE tHiS hAvE rEaL jObS – someone with 15 hours screen time everyday https://t.co/bufgBFjLDP
— himothy chalamet (@s3ns3iowen) December 28, 2024
Dans le monde des médias, on sollicite le retour aux formats imprimés, refuge face à la frénésie numérique. Ladina Heimgartner, PDG de Ringier Media Suisse, a déclaré récemment au congrès de la Wan-IFRA à Copenhague que l’imprimé est le nouveau luxe, un symbole de loisir et un remède au stress numérique quotidien. « Je parie qu’en 2025, les gens auront un regain d’appétit pour les publications imprimées », prédit Aimee Rinehart, sur le blog du NiemanLab. The Onion a ainsi relancé une édition mensuelle papier après une décennie en ligne.
Construire une Forteresse d’Habitudes
La volonté seule ne suffira pas à inverser cette tendance. Il faut se « construire une forteresse d’habitudes ». Pour prévenir le brain rot, il est essentiel de limiter le temps d’écran, désactiver les notifications inutiles et privilégier des moments de lecture prolongée. Lire seulement six minutes par jour peut réduire le stress de deux tiers, tout en stimulant la pensée critique et l’empathie. Comme le rappelle Philip Yancey, « la mort de la lecture menace l’âme ». Les livres façonnent nos identités, nourrissent notre imagination et renforcent nos capacités intellectuelles. Malgré le déclin apparent, la lecture trouve de nouveaux défenseurs et pourrait devenir un refuge de plus en plus sollicité face à l’agitation numérique.
CETTE SEMAINE EN FRANCE
Indignation après un appel au boycott de “Simone Média”, propriété du groupe Bolloré (Arrêt sur Images)
Webedia (Allociné, PurePeople, Jeuxvidéo.com…) à la peine, départ surprise de son DG (L’Informé)
Fréquences télé : le Conseil d’Etat rejette les recours en référé de C8 et NRJ12 (Le Monde)
Plusieurs sites Internet de grandes villes françaises visés par une cyberattaque (Les Echos)
Les gros rappeurs snobent les médias rap (abcdrduson)
3 CHIFFRES
Netflix a déclaré que ses deux matchs de la NFL diffusés le jour de Noël ont attiré environ 30 millions de téléspectateurs dans le monde entier, dont près de 5 millions de téléspectateurs venus de l’étranger (The Information)
Apple accepte de payer 95 millions de dollars pour régler une plainte concernant les enregistrements liés à Siri (WSJ)
Spotify affirme que les extraits d’émission sont « 33 % plus efficaces que les aperçus pour convertir les visiteurs en auditeurs engagés. » (Spotify)
LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE
Le terme “brain rot”a été désigné mot de l’année par Oxford
Source : Oxford University Press
NOS MEILLEURES LECTURES / DIGNES DE VOTRE TEMPS / LONG READ
Les choses que nous avons mal comprises en 2024 (Semafor)
Que s’est-il passé en 2024 ? (AVC)
Qui fournit les nutriments dans la nouvelle chaîne alimentaire des actualités locales ? (Cjr)
Shen Yun avait besoin de publicité. The Epoch Times a écrit 17 000 articles (New York Times)
Nous sommes tous en « mode sombre » maintenant (The Atlantic)
Capture d’écran The Atlantic
DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION
L’Autorité palestinienne suspend temporairement la diffusion de la chaîne Al Jazeera du Qatar (Reuters)
En tant que psychiatre pour enfants, je vois l’impact des smartphones sur la santé mentale des enfants – et c’est terrifiant (The Guardian)
DONNEES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION
Des groupes de défense de la liberté de la presse appellent l’Iran à libérer la journaliste italienne emprisonnée (VOA)
En Corée du Sud, des YouTubeurs complotistes d’extrême-droite et un président déchu (Next)
Comment les deepfakes électoraux nous ont manipulés (Financial Times)
LÉGISLATION, RÉGLEMENTATION
Donald Trump ne veut pas interdire TikTok parce qu’il obtient des milliards de vues (Newsweek)
Anthropic parvient à un accord avec les éditeurs de musique concernant le différend sur les paroles (The Verge)
Des créateurs poursuivent PayPal à propos de son extension de navigateur Honey (Business Insider)
JOURNALISME
Le déclin de Joe Biden qualifié de ‘histoire la moins couverte’ de 2024 (The Guardian)
Contrôle, censure et « sanctions » : au cœur de l’appareil de propagande du régime d’Assad (The Guardian)
The Atlantic renforce sa couverture politique sous Trump (New York Times)
Reuters et Gannett vont vendre des abonnements groupés (Axios)
Comment j’ai vaincu le sentiment d’être submergée : j’ai surmonté mon addiction aux actualités et découvert des moyens d’avoir un véritable impact (The Guardian)
Elon Musk écrit un article d’opinion pour un journal allemand soutenant le parti d’extrême droite AfD (The Guardian)
STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS
En 2024, le fandom a conquis le monde (Wired)
ENVIRONNEMENT
2025 sera l’année où la technologie climatique apprendra à aimer l’IA (TechCrunch)
Pourquoi le monde a besoin de robots plus paresseux (Washington Post)
RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS
YouTube appelé à promouvoir des programmes pour enfants de ‘haute qualité’ (BBC)
Telegram ajoute une vérification tierce pour lutter contre les arnaques (The Verge)
Une interdiction de TikTok se profile. Les créateurs disent qu’ils y croiront quand ils le verront (Wall Street Journal)
Capture d’écran WSJ
STREAMING, OTT, SVOD
Des sites de streaming sportif illégaux fermés après une répression (Sportico)
AUDIO, PODCAST, BORNES
Le programme partenaire de Spotify pour les hosts de podcast est désormais disponible (TechCrunch)
Comment créer un podcast d’influenceur – pour les enfants (Business Insider)
Le marché de l’histoire est en plein essor (Bloomberg)
Capture d’écran Bloomberg
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION
L’IA pourrait cartographier et manipuler nos désirs, selon des chercheurs de Cambridge (The Times)
OpenAI n’a pas tenu sa promesse de fournir l’outil de désinscription d’ici 2025 (TechCrunch)
Les éditeurs d’une Science démissionnent en masse à cause de la mauvaise utilisation de l’IA et des frais élevés (Wired)
Dieu peut-il nous parler à travers l’IA ? (New York Times)
MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ
TikTok promet de rembourser après l’interdictions pour inciter les annonceurs à continuer de dépenser (The Information)
Par Kati Bremme, Océane Ansah et Alexandra Klinnik