Lectures d’été #1

Les beaux jours sont là. L’occasion parfaite pour lever le pied, prendre du recul — et pourquoi pas, plonger dans quelques lectures (ou écoutes) qui interrogent notre rapport à la technologie, aux médias et à la culture. Que vous soyez en vacances ou simplement en quête d’inspiration, voici nos suggestions à glisser dans vos valises ou vos playlists.
Newsroom Robots : Where Journalism’s Value Lives When AI Tells the Story: In Conversation with Gina Chua

Et si l’intelligence artificielle permettait enfin au journalisme de s’adresser à l’ensemble des publics — y compris ceux que le marché publicitaire a toujours jugés trop marginaux pour être rentables ?
C’est autour de cette hypothèse que s’est articulée une conversation avec Gina Chua, rédactrice en chef de Semafor et figure de référence sur les enjeux d’innovation dans les médias. Enregistré à l’Université de New York dans le cadre d’un événement organisé avec le réseau Humans in the Loop, cet échange revient sur les expérimentations concrètes qu’elle mène avec l’IA et leur portée stratégique pour les rédactions. Ancienne dirigeante de Reuters et du South China Morning Post, Gina Chua adopte une approche très personnelle de l’intelligence artificielle. Elle décrit ses longues sessions de prototypage nocturne avec Claude, un agent conversationnel, comme du vibe coding : une forme d’idéation rapide, où les idées deviennent des outils opérationnels en quelques heures. Parmi ses expérimentations : un moteur de recherche multilingue, des assistants automatisés pour appliquer les chartes éditoriales ou encore un système d’analyse de contenus. L’une des avancées les plus marquantes de cette démarche : le développement d’un outil de sécurité éditoriale baptisé JESS (Journalist Expert Safety Support). Ce chatbot, conçu en partenariat avec Newsroom Robots Lab, l’ACOS Alliance et le Journalism Protection Initiative de CUNY, vise à rendre accessibles aux petites rédactions des connaissances expertes en matière de sécurité, habituellement réservées à de grandes structures dotées d’équipes dédiées.
🎧 Tous les podcasts de Newsroom Robots de Nikita Roy
Empire of AI: Dreams and Nightmares in Sam Altman’s OpenAI – Karen Hao

Dans Empire of AI, Karen Hao livre une enquête incisive sur les dérives du secteur de l’intelligence artificielle à travers une immersion de plusieurs années au cœur d’OpenAI, l’entreprise qui a catalysé la révolution des modèles de langage avec ChatGPT. Ce qui devait être, selon les déclarations de Sam Altman, une organisation à but non lucratif guidée par l’éthique, s’est progressivement mué en acteur central d’une nouvelle forme d’empire technologique — concentrant capital, infrastructures, données et main-d’œuvre à une échelle quasi impériale. Karen Hao possède un profil rare : passée par le MIT, elle connaît intimement la science qu’elle couvre. Ce double regard – d’ingénieure et de journaliste d’investigation – lui permet de démonter les récits de la Silicon Valley avec une rigueur redoutable. En s’appuyant sur ses sources internes à OpenAI, elle revient en détail sur l’éviction puis le retour spectaculaire de Sam Altman, révélant les luttes de pouvoir à la tête de cette industrie opaque.
Mais au-delà d’une simple chronique d’entreprise, Hao dévoile les effets systémiques de cette course à l’IA : consommation énergétique démesurée, exploitation de main-d’œuvre à bas coût dans le Sud global, extraction massive de ressources naturelles. En donnant la parole à des ingénieurs de San Francisco, des nettoyeurs de données kényans ou des militants chiliens, elle tisse une fresque mondiale des inégalités accentuées par l’IA. Ce livre n’est pas un manifeste ni une simple investigation technologique, mais un récit lucide et informé sur les forces qui redessinent l’économie, la politique et nos imaginaires — depuis les centres de commande de la Silicon Valley jusqu’aux marges où s’accumulent les coûts humains.
Careless People – Sarah Wynn-Williams
Ancienne diplomate néo-zélandaise, Sarah Wynn-Williams rejoint Facebook en 2011, où elle gravit les échelons jusqu’à devenir directrice des affaires publiques mondiales. Elle est licenciée en 2017, officiellement pour « mauvaises performances », selon Meta. Dans Careless People, elle livre un témoignage rare sur six années passées au cœur de l’entreprise, entre ambitions démesurées et aveuglement stratégique.
Le livre revient sur plusieurs épisodes-clés : l’inaction de Facebook face à la violence politique en Birmanie, son rôle dans l’élection de Donald Trump en 2016, les jeux d’influence au sein de la direction, entre Mark Zuckerberg, Sheryl Sandberg et Joel Kaplan. L’autrice décrit une entreprise plus préoccupée par son image que par les conséquences de ses choix.
Meta conteste vivement ses accusations, qualifiées d’« obsolètes » et de « fausses » par une porte-parole. Reste un récit glaçant, qui montre comment une entreprise devenue incontournable a trop souvent choisi de regarder ailleurs…

Life in Three Dimensions: How Curiosity, Exploration, and Experience Make a Fuller, Better Life – Shigehiro Oishi
Dans cet essai, le psychologue Shigehiro Oishi remet en question les définitions conventionnelles d’une « bonne vie », en introduisant une troisième dimension souvent négligée : la richesse psychologique. S’appuyant sur quarante ans de recherches en psychologie positive, Oishi revisite deux modèles dominants – la quête du bonheur d’une part, et celle du sens de l’autre – pour en souligner les limites respectives : complaisance, stagnation, voire regrets pour le premier ; enfermement, sacrifices mal orientés ou fidélité à des causes devenues obsolètes pour le second. Contre ces deux approches, l’auteur défend l’idée que l’exposition à la diversité, à l’incertitude et aux expériences transformatrices constitue un levier essentiel d’épanouissement. Ce concept de « richesse psychologique », développé au fil de ses travaux récents, invite à envisager la vie non pas comme une trajectoire linéaire ou morale, mais comme un terrain d’exploration et de complexité, propice à la croissance intérieure.
À travers des études empiriques, des portraits personnels et des références littéraires, Life in Three Dimensions offre une grille de lecture originale et nuancée de l’existence humaine. Sans rejeter les apports du bonheur ou du sens, Oishi propose de les compléter par une ouverture assumée à l’inattendu – une posture intellectuelle stimulante, bien qu’elle puisse sembler déstabilisante dans un monde en quête de repères stables.

Culture Deep – Alice Bolin
Comment préserver son individualité dans un monde saturé de tendances, de contenus et d’injonctions culturelles ? Dans Culture Deep : Notes on the Pop Culture Apocalypse, Alice Bolin explore cette question à travers une série de sept essais sur notre époque hyperconnectée. Elle y décrit un glissement collectif vers une pensée formatée, où « une part de nous souhaite abandonner le contrôle, que quelqu’un d’autre nous dise quoi faire ». Résultat : nos vies se laissent façonner par des logiques d’imitation, de conformisme, de groupthink. TikTok devient un vivier de doctrines express, les débats de fond se transforment en injonctions lifestyle, et l’éternel rewatch de séries rassurantes remplit nos soirées.
« La technologie actuelle est excellente pour nous distraire quand nous sommes épuisés, mais incapable de répondre à nos vrais problèmes », écrit-elle dans un essai consacré au streaming. Une critique acérée d’un système où la culture pop, loin d’émanciper, agit souvent comme un outil de contrôle au service d’un capitalisme de l’épuisement.

There Are No Girls on the Internet – Bridget Todd
Sous ce titre provocateur, There Are No Girls on the Internet démonte les clichés et donne la parole aux voix que l’on entend trop peu. Animé par Bridget Todd, le podcast part d’un constat simple : malgré leur rôle clé dans l’histoire du web, les voix marginalisées — femmes, personnes non-binaires, minorités — restent reléguées en arrière-plan.
Chaque épisode d’environ une heure mêle témoignages, analyses culturelles et enquêtes sur les coulisses d’Internet. Bridget Todd y explore les effets concrets des décisions des géants de la tech : modération des contenus, reproduction des biais algorithmiques, invisibilisation des identités en offrant un regard rare dans le paysage du journalisme tech, souvent dominé par des voix uniformes. Un podcast pour comprendre Internet autrement — depuis ses marges, là où il s’invente vraiment. Dernier épisode en date : une plongée critique dans le culte de la minceur sur TikTok.

Le Code a changé: Amour et sexualité au temps des algorithmes – Aurélie Jean
Dans Le code a changé, Aurélie Jean examine la manière dont les algorithmes redéfinissent nos relations amoureuses et sexuelles à l’ère numérique. De la rencontre au désir, de la cristallisation affective aux nouvelles formes d’intimité, les technologies influencent désormais nos comportements les plus intimes — souvent sans que nous en ayons pleinement conscience. S’appuyant sur des exemples concrets (applications de rencontre, objets connectés, pornographie à la demande, messageries instantanées), l’autrice décrit l’« algorithmisation » progressive de l’amour. Elle analyse ses effets : accélération des émotions, reconfiguration des normes sociales, biais discriminatoires, hyperpersonnalisation, mais aussi montée du narcissisme ou confusion émotionnelle. Elle explore également l’émergence de nouveaux liens avec des agents conversationnels ou des robots sexuels.
Mais loin de tout rejet technophobe, Aurélie Jean plaide pour une appropriation lucide de ces outils. Comprendre leur logique, c’est aussi apprendre à en déjouer les pièges. Le livre invite à retrouver le sens du lien incarné, la valeur de la parole échangée, l’attention au présent — autant de repères essentiels face à des systèmes qui tendent à formater nos désirs. Par une approche mêlant analyse scientifique, références sociologiques et réflexion philosophique, Le code a changé propose une lecture critique mais accessible des nouvelles médiations amoureuses. Un ouvrage éclairant pour quiconque s’interroge sur les transformations silencieuses que les technologies opèrent au cœur même de nos affects.
