Liens vagabonds : Le futur du journalisme selon la boule de cristal du Nieman Lab
Fidèle à sa tradition annuelle, le Nieman Lab de Harvard publie les prédictions médias des voix les plus influentes du journalisme américain. Un exercice difficile, tant l’optimisme semble aujourd’hui mis à l’épreuve. Les luttes pour préserver un journalisme visible et opérant se multiplient, dans un contexte marqué par un recul historique de 10 % de la liberté d’expression à l’échelle mondiale entre 2012 et 2024, selon l’UNESCO, conséquence d’une autocensure croissante et d’attaques de plus en plus fréquentes contre les journalistes, en ligne comme hors ligne. Voici notre sélection.
« Les rédactions vont s’attaquer au défi des 5%»
« Il faut s’attendre à ce que de nombreux responsables de rédactions passent l’an prochain à déterminer ce qui fait exactement la singularité de leur marque dans l’océan de contenus en train d’émerger », prédit Alexandra Borchardt, experte médias. Le constat est rude : dans certaines rédactions, seuls « 5 % » des contenus relèvent d’un journalisme original, le reste pourrait être produit par une IA. Après des années de « journalisme du copier-coller », transformer une dépêche en article percutant ou produire du contenu de service devient le terrain des machines. Pour survivre, les rédactions doivent oser « arrêter de faire » ce qui était confortable et routinier, et se concentrer sur ce qui crée de la valeur : des marques personnelles fortes, une expertise de niche que l’IA ne peut égaler car le contenu généré par IA “a tendance à converger vers la moyenne”, des enquêtes qui rendent les lecteurs fiers de « leur » média, et un journalisme local profondément ancré dans les communautés.
« L’année où les journalistes abandonneront la conférence de presse »
« 2026 sera l’année où les journalistes abandonneront la conférence de presse », avance Nik Usher, professeur associé en communication à l’université de San Diego. Il appelle le journalisme à se « désolidariser de sa dépendance aux anciens lieux fiables où l’on s’attend à ce que l’actualité se produise ». Trop souvent, ces rendez-vous ne produisent que des « citations superficielles » ou servent à détourner l’attention vers des polémiques « tape-à-l’oeil et ridicules ». Les récentes controverses autour des accréditations au Pentagone rappellent d’ailleurs que « le bon journalisme ne dépend pas d’un accès privilégié ». À l’heure où la plupart des événements publics sont enregistrés, l’intelligence artificielle peut assurer une couverture factuelle minimale, permettant aux journalistes de renoncer au rôle « quasi sténographique » et de réinvestir l’enquête, le terrain et l’invention de nouveaux espaces journalistiques. « Ce qui semble être un moment de recul et de repli pour la presse libre est en réalité une opportunité en or pour les journalistes d’être enfin libres de remettre en question les normes conventionnelles sur la manière de rapporter et de collecter l’information », assure-t-il.
« Le déficit d’infrastructures pour les créateurs déterminera le prochain chapitre du journalisme »
« Les 18 prochains mois détermineront si le journalisme par les créateurs se développera de manière durable; avec des normes, des partenariats équitables et l’indépendance éditoriale protégée, ou s’il sombrera dans les dynamiques d’exploitation de l’économie plus large des influenceurs », prévient Liz Kelly Nelson, fondatrice de Project C, une communauté et plateforme de formation pour journalistes indépendants.« Au cours des trois derniers mois, j’ai eu presque exactement la même conversation encore et encore; avec des agrégateurs, des entreprises médiatiques, des financeurs, des plateformes technologiques. Tous posent la même question : “Comment travailler avec les créateurs journalistiques ?” »Pourtant, aucun d’eux n’a de cadre, d’outil de découverte ou de norme pour distinguer un créateur journalistique d’un simple créateur de contenu. « C’est ce déficit d’infrastructure qui déterminera le prochain chapitre du journalisme », souligne Liz Kelly Nelson. Pour elle, l’industrie doit créer des ressources partagées, les financeurs investir dans des systèmes durables, et les plateformes reconnaître que les créateurs journalistiques nécessitent « des normes différentes, des structures de partenariat différentes, une distribution et une promotion différentes, et une rémunération équitable ».
L’illusion technologique et le risque d’une « éviction de l’humain »
L’analyse la plus lucide et la plus sombre de 2026 ne porte pas sur la puissance de l’IA, mais sur la fragilité des structures qui l’accueillent. Burt Herman pose un diagnostic sans appel avec le concept de « People Zero » : en automatisant les fonctions éditoriales pour pallier la crise financière, les médias risquent de supprimer leur seule valeur refuge — l’incarnation humaine. Cette déshumanisation est corrélée à la montée du « AI Slop » décrite par Karissa Bell, où l’information est noyée sous une production automatisée à faible coût, rendant la visibilité organique quasi impossible. Pour Rishad Patel, nous arrivons à la fin d’un cycle de dépendance : les médias, n’ayant plus de place sur les plateformes fermées par l’IA, se retrouvent confinés dans des « walled gardens » sans stratégie de sortie, victimes d’un écosystème qu’ils ne contrôlent plus.
La stratégie de la preuve comme rempart contre l’obsolescence
Contre cette entropie, une élite médiatique tente de reconstruire une « monétisation de la certitude ». Scott Klein prône une mutation radicale du processus de production : le « Show your work ». En 2026, l’article n’est plus une fin en soi, mais le sommet d’une pyramide de preuves (données brutes, enregistrements, chaînes de vérification cryptographiques). C’est ce que Basile Simon appelle le passage à un « produit premium de certitude ». Nicholas Thompson nuance ce tableau par un pragmatisme économique froid : le salut pourrait venir d’un rapport de force inversé où les LLM, affamés de données de qualité pour éviter leur propre dégénérescence (l’effondrement des modèles par auto-alimentation), sont contraints de financer la survie des rédactions. L’IA devient alors, selon Bharath Sampathkumar, entre-autres, non pas un rédacteur, mais une infrastructure invisible permettant de transformer le journalisme en un service d’utilité publique ultra-personnalisé.
Vers une Renaissance structurelle : l’ère de la rareté
La Renaissance prophétisée pour 2026 n’est pas une restauration nostalgique, mais une épuration nécessaire. Elle marque l’abandon définitif du journalisme de flux, désormais commodité gratuite produite par les machines, au profit d’une économie de la rareté. Comme le suggère Nikita Roy, nous assistons à une réécriture totale de l’architecture des rédactions : moins de production, plus de curation, d’enquête de terrain et de « vibecoding » (journalistes créant leurs propres outils). Cette Renaissance est celle d’un journalisme qui accepte sa propre contraction pour garantir sa profondeur. En se positionnant comme le seul garant de la vérité dans un océan de simulations, le média de 2026 ne cherche plus l’audience de masse, mais la légitimité souveraine.
Joyeuses fêtes.
CETTE SEMAINE EN FRANCE
- Le Sénat acte la liquidation de “60 millions de consommateurs”, une mauvaise nouvelle pour les citoyens (L’Humanité)
- Rachat de Challenges par LVMH : double offensive de RSF et des syndicats pour faire respecter le pluralisme (RSF)
- Le renoncement à la distribution postale de la presse ouvre la voie aux déserts de l’information (Le Point)
- Un quart des Français visitent les sites d’infos générées par IA recommandés par Google (Next)
- « Fake news » sur un coup d’État en France : Facebook refuse de supprimer une vidéo IA, Macron fulmine (Marianne)
- Une fausse vidéo d’un coup d’État en France devient virale (Le Figaro)

- Blast diffuse un documentaire sur ses coulisses (YouTube)
- Prisma Media : la nouvelle direction envisage un troisième plan de départ, plus de 200 postes menacés (Le Figaro)
3 CHIFFRES
- Le trafic Internet mondial a augmenté de 19 % en 2025, avec une croissance significative à partir du mois d’août, selon Cloudflare.
- Donald Trump porte plainte contre la BBC pour diffamation et réclame 10 milliards de dollars.
- Un rapport de l’UNESCO fait état d’un recul historique de 10 % de la liberté d’expression dans le monde entre 2012 et 2024.
LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE
OpenAI, leader en termes d’usage, est celui qui affronte le plus grand nombre de procès (13), devant Perplexity et Microsoft (5 chacun)

Source : mindmedia
NOS MEILLEURES LECTURES / LONG READS
- L’Amérique pourrait-elle gagner la course à l’IA mais perdre la guerre ? (Financial Times)
- Les États-Unis sont dans une « ère post-news » (Semafor)
- La dissonance cognitive existe-t-elle vraiment ? (New Yorker)
- À l’intérieur de la bulle de l’IA : luxe, secrets et menaces (The Atlantic)
DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION
- En octobre, les podcasts YouTube ont été regardés 700 millions d’heures à la télévision, contre 400 millions l’an dernier, confirmant leur popularité croissante comme nouveau late-show. (Bloomberg)
- Les Oscars arrivent sur YouTube en 2029 (The Hollywood Reporter)
DONNÉES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION
- Un piratage révèle l’existence d’une ferme de téléphones qui inonde TikTok de centaines d’influenceurs IA qui promeuvent des produits sans mentionner qu’il s’agit de publicités (404media)
LÉGISLATION, RÉGLEMENTATION
- Cour suprême autrichienne : Meta doit donner aux utilisateurs un accès complet à leurs données (noyb)
- Le tribunal judiciaire s’est opposé au blocage total de la plateforme de streaming Kick, sur laquelle avait été diffusée la mort en direct du streameur Jean Pormanove (Le Figaro)
- La Commission européenne a renouvelé les deux décisions d’adéquation de 2021 pour la libre circulation des données à caractère personnel avec le Royaume-Uni (Commission européenne)
JOURNALISME
- Le Wall Street Journal va augmenter sa production d’éditos et tribunes sous une nouvelle marque, déclinée sur les réseaux sociaux et sur Substack (Axios)
- La société d’IA ProRata signe un accord de licence avec presque tous les éditeurs danois (A media operator)
- Face au déclin de la presse papier, l’Asahi Shimbun mise sur les événements pour attirer des abonnés (Wan-Ifra)
- L’agence Associated Press lance « AP Verify », une suite d’outils destinés aux rédactions pour faciliter le travail de vérification d’images, de vidéos ou de contenus en ligne (Press Gazette)
STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS
- Hollywood mise gros sur les microdramas verticaux, racontés en séquences de moins de deux minutes (The Guardian)
ENVIRONNEMENT
- Comment les campagnes sur le climat peuvent se démarquer malgré la fatigue publicitaire (The Conversation)
RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS
- Threads ajoute de nouvelles communautés et teste des badges pour les membres très engagés (Techcrunch)
- Les créateurs de droite dominent le discours en ligne. Une nouvelle start-up peut-elle renverser la situation ? (Tubefilter)
- YouTube ferme des chaînes utilisant l’IA pour créer de fausses bandes-annonces de films vues par des millions de personnes (Deadline)

Capture d’écran de Deadline
- Facebook expérimente une restriction des publications de liens pour les comptes et pages professionnelles (Techcrunch)
- TikTok signe des accords avec des investisseurs dans le but d’éviter une interdiction aux États-Unis (New York Times)
STREAMING, OTT, SVOD
- La BBC pourrait passer à un modèle inspiré de Netflix et intégrer de la publicité dans le cadre de réformes radicales (Deadline)
- Instagram lance une application de streaming TV (Bloomberg)
AUDIO, PODCAST, BORNES
- Netflix tente officiellement de remporter la guerre des podcasts (Vulture)
- Les publicités dans les podcasts seraient plus efficaces à écouter qu’à regarder, selon une nouvelle étude, même si la popularité des podcasts vidéo explose (Wall Street Journal)
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION
- L’utilisation de l’IA par le Washington Post pour créer des podcasts personnalisés soulève des doutes quant à leur fiabilité (npr)
- Pourquoi le Washington Post a choisi de lancer un produit d’IA malgré de nombreuses erreurs (semafor)
- Les rédacteurs publicitaires ont été parmi les premiers dont les emplois ont été ciblés par les entreprises d’IA (Blood in the machine)
- Les IA de Politico ont violé les règles d’éthique éditoriale journalistique de Politico (Next)
- Les résumés générés par l’IA de Google ruinent les blogs de recettes (The Guardian)
- Les musiciens en ont vraiment “ras-le-bol” des clones IA (The Verge)
MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ
- Meta ferme les yeux sur une fraude publicitaire massive venue de Chine (Reuters)
- xAI d’Elon Musk peine à vendre son modèle Grok aux entreprises (Tipranks)
Par Kati Bremme et Alexandra Klinnik
Image de couverture : KB + ChatGPT