Plaidoyer pour le journalisme mobile

@TheMirrorStyle​ et GadgetReview

Par Nicolas Becquet, journaliste, formateur et responsable des supports numériques de L'Echo. Billet invité

La couverture médiatique post-attentats a mis en lumière ce qu'on savait déjà et depuis longtemps: les smartphones permettent de capter un événement en temps réel et sous tous les angles. Autre confirmation, les journalistes sont à la traîne, voire absents de cette révolution de la production légère en mobilité, pourtant si prometteuse.

Si dans les rédactions, il y a un consensus sur la nécessité de choyer les « mobinautes », toujours plus nombreux et parfois majoritaires dans l'audience des sites d'info, il en est tout autrement de la production d'information en mobilité, avec un smartphone ou une tablette.

Il y a quatre ans, vouloir tourner et monter une vidéo avec son téléphone relevait de l'expérimentation hasardeuse. Aujourd'hui, les progrès techniques ont totalement changé la donne. Puissance de calcul décuplée, réseau 4G, vidéo full HD voire 4K, autonomie en progression, applications sophistiquées se rapprochant des standards professionnels, formats sur-mesure pour la diffusion sur supports mobiles, etc.

Avec un minimum de préparation, tourner, monter ou diffuser une vidéo en direct est devenu un jeu d'enfant. Pourtant, dans les médias francophones, la pratique relève encore de l'anecdote.

Parmi les exceptions, on compte Le Télégramme et Ouest France qui, dès 2011, ont introduit l'iPhone dans leur rédaction. Cet été, la  rédaction suisse Léman Bleu a tourné tous les sujets de ses JT à l'iPhone 6, une expérimentation jugée concluante. Et depuis cette année, Europe 1 créé ses vidéos avec un smartphone. La presse locale s'intéresse aussi aux outils légers pour couvrir des événements sportifs ou des faits divers. Enfin, via Circom, l'association qui regroupe l'ensemble des télévisions régionales publiques en Europe, certaines chaînes forment leurs journalistes.

Le Master Journalisme et médias numériques de Metz ou l'Institut Pratique du Journalisme (IPJ) ont également franchi le pas en dispensant des ateliers MoJo (Mobile Journalism). Un mouvement suivi par certains Clubs de la presse en France et en Belgique qui forment des indépendants et des pigistes soucieux d'enrichir leur offre de contenu tout en multipliant les sources de revenus. Rue89, de son côté, a produit un cours en ligne (Mooc) très convaincant et intitulé Ecrire et produire une vidéo: les nouveaux formats web et mobile.

Les formateurs, qui se comptent sur les doigts d'une main, multiplient les ateliers, tout média confondu. Le développement de la vidéo occupe une bonne place parmi les priorités stratégiques des médias, mais comme pour tout processus de formation, si le fonctionnement des rédactions ne s'adapte pas aux nouvelles pratiques, les usages ne décolleront pas et resteront réservés à quelques journalistes-bidouilleurs.

Si vous êtes sceptique sur le potentiel du journalisme mobile, l'expérience proposée par la Radio Télévision Suisse avec son projet Exils fournit un cas d'étude convaincant. Un journaliste suisse, Nicolae Schiau, a suivi cinq réfugiés de la frontière syrienne vers l'Europe. Muni d'un téléphone et d'une GoPro, il a raconté en temps réel son périple. Un usage inventif et immersif qui illustre parfaitement la philosophie du journalisme mobile.

Il faut également noter le travail de France 24 dans le domaine du journalisme mobile et notamment son utilisation de Periscope. Ces expérimentations sont intéressantes car elles ne consistent pas à reproduire le storytelling télé traditionnel, mais tentent de saisir les opportunités de la mobilité et du direct.

Le journaliste Julien Pain en a fait la preuve lors d'une conférence de presse de Vladimir Poutine à Moscou, début mi-décembre. Via Pericope et Twitter, il a interrogé plusieurs personnes (journalistes et citoyens) venues poser une question au chef du Kremlin. Culturellement éloignée, la réalité russe n'a jamais été aussi proche et vivante grâce à la spontanéité du direct. Julien Pain a également rencontré la femme d'un opposant, des enfants dans une classe et des “pro Putin hipsters”,... Ce carnet de voyage à travers Moscou en direct était inhabituel, excitant et intéressant à suivre.

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Sylvain Mornet, responsable du pôle vidéo de France 24, a aussi expérimenté le direct lors du ComicCon, à Paris, ainsi que pour la réouverture du Musée de l'Homme. Les séquences Periscope ne sont malheureusement plus disponibles, mais il est encore possible de consulter les vidéos Twitter comme celle-ci ou de lire ce cas d'étude dans la Social Newsroom Review (UER).

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BBC et RTE en tête

De l'autre côté de la Manche, on prend la question du journalisme mobile très au sérieux. En 2 ans, un millier de journalistes de la BBC et de la RTE (Télévision publique irlandaise) ont été formés à cette technique et 3.000 portables distribués. L'objectif affiché est de créer des reportages dotés d'une grammaire et d'une syntaxe adaptées aux usages mobiles, tant dans le processus de création que par les modalités de diffusion. La BBC a d'ailleurs créé une application dédiée pour collecter son, image et vidéo : Portable News Gathering.

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Porté par une poignée de journalistes, dont  Glen Mulcahy, Robb Montgomerry, Neal Augenstein ou Marc Settle,  Philip Bromwell, le MoJo a désormais son festival, le MoJoCon. Cette année, l'évènement a réuni journalistes, professionnels de la vidéo et start-ups développant applications et accessoires dédiés.

Aux Etats-Unis, la vidéo tournée au smartphone a connu une accélération en 2011, quand la rédaction du WSJ a conclu un partenariat avec la plateforme mobile Tout. Via une application dédiée, chaque journaliste peut envoyer un instantané vidéo de 20 secondes repris sur une page dédiée du site ou dans un article.

Périscope et les attentats parisiens

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Mais revenons à ce qui s'est passé le weekend du 13 novembre à Paris et l'appropriation de Périscope par les citoyens. Les « livestreaming » se sont multipliés aux quatre coins de la capitale, jusqu'à la traque dans Saint-Denis.  Les vidéos amateurs ont également été très nombreuses à être diffusées sur les chaînes de télévisions du monde entier, et parfois au prix fort.

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Sauf exception, comme la vidéo tournée par le journaliste allemande Philip Weber, les diffusions en direct sont l'œuvre de particuliers. Les images tremblent, elles sont tournées à la verticale et accompagnées de commentaires spontanés basés sur l'émotion. Autant de défauts rapidement gommés par l'opportunité offerte d'un accès instantané à une situation exceptionnelle en direct.

Au cœur de l'actualité, cette « instantanéité spectaculaire » prime sur toute autre considération et le public est au rendez-vous. Certains « périscopeurs », présents aux endroits symboliques comme la Place de la République, ont ainsi mobilisé plus de 2000 personnes issues du monde entier, par diffusion. Rémy Buisine, Mocktar Kane et Stéphane Hannache font partie des comptes les plus suivis vendredi soir.

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C'est ainsi que, depuis Bruxelles, je me suis retrouvé à suivre, par hasard, les « directs » d'une ancienne top-modèle reconvertie en blogueuse lifestyle qui « périscope depuis son balcon ». Pendant trois jours, Chantal Hoogvliet a utilisé son smartphone pour capter le recueillement, les minutes de silence et l'atmosphère post-attentats, donnant lieu à une troublante prise directe avec la réalité.

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Avec 81.531 abonnés, 700 internautes en moyenne par diffusion et 1.400 en replay, cette « périscopeuse » est parvenue à mobiliser une communauté impressionnante.

Depuis lors, Chantal Hoogvliet, comme les autres vidéastes d'un jour, sont retournés à leurs activités de base : retransmettre des couchers de soleil, leur séance shopping, etc. Le tout accompagné d'émoticônes colorés...

Mais, où sont les journalistes?

S'il est évident que face à des événements aussi tragiques que soudains, les rédactions avaient déjà fort à faire, mais il semble cependant urgent que les médias réfléchissent à ce type de dispositifs légers qui donne les opportunités suivantes:

  • renouveler l'approche d'un événement
  • inventer de nouvelles formes de récits et de formats
  • s'adresser à une audience connectée, mobile et potentiellement internationale
  • profiter des réseaux sociaux, grâce des formats natifs
  • accroître la flexibilité et l'agilité des journalistes sur le terrain

Le potentiel immersif de la diffusion en direct couplé à une expertise et un savoir-faire journalistique offrent des perspectives impressionnantes pour la mise en récit de l'actualité. Le tout pour un coût modique.

Seul journaliste croisé sur Périscope, Pierre Monégier, de la rédaction d'Envoyé spécial. Il a notamment rediffusé en direct la minute de silence au Conseil de Paris, ainsi que certaines prises de paroles, mais toujours en se limitant à laisser tourner, sans ajouter de commentaire.

Périscope « à la papa »

Le paradoxe veut que l'application Périscope soit très utilisée par certaines rédactions, mais en intérieur, bien au chaud. Bref, en studio, avec une mobilité et une spontanéité toute marketing.

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Les bonnes pratiques marketing selon Periscope

Un usage d'une application potentiellement disruptive brisé par une approche traditionnelle calqué sur les modes de production classique (studio, rendez-vous à heure fixe, interview,...).

La vidéo, mais pas seulement

Le journalisme mobile ne se réduit évidemment pas à la vidéo en direct. L'approche multimédia prend tout son sens et offre la possibilité de mêler aisément texte, son et image depuis le terrain. Il existe une foule d'outils conçus pour produire, diffuser et consommer l'information en mobilité, à l'image de l'application Storehouse.

Les étudiants du Master Journalisme et médias numériques de Metz ont pu tester le temps d'une journée les possibilités offertes par le MoJo. Le résultat de cet atelier expérimental ouvre de belles perspectives, si l'on y applique le savoir-faire professionnel d'une rédaction.

Enrichissement d'articles, sujets produits sur le terrain, compléments web, les formats et les déclinaisons sont infinies. Mais si, comme pour l'émergence du « web » au sein des rédactions, on se contente de discourir sur l'importance du tournant numérique sans aligner les moyens pour le faire, il y a peu de chance pour le journalisme mobile puisse, un jour, livrer tout son potentiel.

Les outils sont disponibles

Tentés par le journalisme mobile ? Voici un kit de base, le kit iReporter, avec les applications et les accessoires nécessaires. Il s'agit d'une boîte à outils, légère et peu coûteuse, qui permet d'obtenir des résultats d'une qualité conforme aux standards du web.

Un smartphone ne remplacera jamais une caméra professionnelle, ni le savoir-faire d'un JRI aguerri, mais il sera d'une grande utilité à tout journaliste confronté à la nécessité de témoigner de ce qui se déroule devant lui.

Sur le site mediatype.be :

@NicolasBecquet