Mais qui donc a inventé la post vérité ?

Par Hervé Brusini, Direction de l'information, France Télévisions

Est-il encore temps ? La suite le dira. Pour l’heure, la post vérité semble faire fortune. A la une des dictionnaires qui recherchent les mots nouveaux de notre vocabulaire, et de toute une corporation, la formule fait mouche. Il est vrai que le malaise est si puissant autour du journalisme que ce diagnostic de post vérité s’est imposé oserait-on dire, comme « une vérité d’évidence ». Le mensonge, la contrefaçon, le mépris des faits que nous constatons aujourd’hui relèveraient donc d’une maladie que l’on peut enfin nommer. Nous voici entrés dans l’ère de la post vérité. Ou plutôt de la post-truth, car la notion est américaine. Sa genèse est bien particulière. Elle est apparue à la fin du XXe siècle, avec principalement deux promoteurs aux objectifs clairs.

Une brève histoire de la post vérité

Harry Frankfurt d’abord. Après avoir rédigé dans un journal, une sorte de pamphlet intitulé « On Bullshit » en 1986  (ou «  De l’art de dire des conneries » traduit en France aux éditions 10/18), il a publié  20 ans plus tard « On Truth » (« De la vérité » aux éditions 10/18). L’homme est un philosophe adepte de la pensée analytique chère à Bertrand Russell. Il affirme ne pas avoir voulu régler de compte avec la philosophie post moderne et le chef de file français qu’il désigne, Jacques Derrida.

« Je me suis efforcé, affirme-t-il, de comprendre ce que je voulais dire chaque fois que je manifestais mon opposition ou mon dédain à l’égard de quelque chose en le qualifiant de ‘conneries‘ ».

De fait, c’est le courant français qui est dans le collimateur. Aux yeux de Frankfurt, en affirmant la relativité de la notion de vérité, les intellectuels français ont selon lui basculé ni plus ni moins dans le baratin.

Ralph Keyes, l’autre théoricien du concept providentiel rédige en 2004  The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life (L’ère de la post vérité : malhonnêteté et tromperie dans la vie contemporaine). C’est d’abord un manifeste moral. Méfiez vous de tout ce qui se réclame d’une forme de nouveauté, dit en substance Keyes. Gare au « nouveau journalisme », à la « nouvelle histoire » prévient l’auteur.

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« Une flamboyante subjectivité » règne sur tous ces écrits, lance-t-il. Et la valeur vérité d’être mise à mal. Les couples fiction versus non fiction, réalité versus littérature, truquage versus honnêteté constituent les bases de cette mise en garde. L’un des grands responsables désignés par l’auteur n’est autre que Truman Capote et son journalisme littéraire. Keyes évoque longuement les années 90 et 2000, où plusieurs publications ont subi de graves accusations d’articles bidon, rédigés par des reporters de guerre, envoyés spéciaux… chez eux. Aux yeux de l’écrivain théoricien, les « babys boomers à la Peter Pan » comme il les qualifie, portent une écrasante responsabilité dans ce dossier. Fait aggravant, le storytelling des puissants  tels Clinton ou Bush a permis tous les accommodements avec la vérité. Leurs mensonges sont bien connus dans la sphère intime comme dans les conflits internationaux. Sans parler d’internet où l’on ne sait qui se cache derrière une identité d’emprunt, « s’il s’agit d’un chien ou d’un humain » grince Keyes.

Selon lui, « le cyberespace qui privilégie le superficiel à la profondeur, la simulation à la réalité, le plaisir au sérieux » serait  même le lieu de perdition des faits. Voilà donc pour le contexte qui a donné naissance à la notion reine du moment. On le voit, il est loin d’être neutre. Dix ans plus tard, la fortune de la post vérité prend aujourd’hui des allures de piège quasi imparable. Et cela pour deux raisons principales.

2016, année zéro de l'ère post vérité

D’abord, la notion est  simple, sans frais. Elle a ce mérite de résumer ce que chacun a tant de mal à définir. Cette post vérité ressemble aux tableaux de Magritte, elle prétend rendre compte, mais elle n’est qu’un leurre. Car avec, ou plutôt à cause d’elle, le monde de l’information se définit comme il est souvent tenté de le faire, en suivant une logique binaire. Il y a ce qui est de l’information et ce qui n’en est pas. Il y a la vérité face au mensonge, la vérité face à la manipulation, la vérité face à l’erreur, ou même face à la connerie. Plutôt séduisant. En tout cas pas épuisant.

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Mieux, cette définition pour le moins économique de l’info se veut frappée au coin du bon sens. Mais un bon sens borgne, puisqu’il manque l’essentiel. L’autre mâchoire du piège est que le mode de production du journalisme est passé sous silence. L’info se définit ici par défaut, en fermant les portes de ce qu’elle ne doit pas être, mais sans jamais ouvrir sur ce qu’elle est. Cette approche  balaye sans crainte toute l’histoire des discours, de l’Antiquité à nos jours et n’hésite pas à lui donner les couleurs d’un pêché presque originel. Pour preuve, à en croire le défenseur de la post truth, Hérodote ou Thucydide doivent s’apprécier comme on a pu le faire pour un Tom Wolfe, dans leur rapport à la réalité. « La frontière entre fiction et non fiction, dans leurs cas est allée du vague à l’inexistant », écrit R. Keyes. Peut-être. Mais l’art de l’enquête a aussi, bel et bien été inauguré, fondé par les deux grands anciens. L’un a fait le tour de la Méditerranée, il est allé sur le terrain, il l’a arpenté pour voir, interroger et recueillir les récits… L’autre a collecté toutes sortes de données, il a recoupé des témoignages, venant ainsi compléter les libertés coupables du premier avec la véracité des faits.

Au fil du temps, tout un dispositif de production de vérité s’est ainsi constitué, dont le journalisme est l’héritier.  Le reportage,  l’interview, et si l’on veut quand on aime ce mot, l’investigation appartiennent à cet art d’établir la vérité. Mais cela importe peu pour les tenants de la post vérité. Seule compte la morale de celles et ceux qui sont chargés de faire le récit de l’histoire. Une morale qui traque le mensonge, presque jusqu’à l’obsession. Cela constitue d’ailleurs l’essentiel des ouvrages de Frankfurt ou Keyes. Si le porteur de nouvelles, commet la faute de travestir la réalité, il provoque la défiance, la suspicion, ces maux qui depuis tant d’années gangrènent nos démocraties. Ce point est capital. Il vise à affirmer que les sociétés modernes en seraient venues à renoncer à la vérité. 

La post vérité, un choix de société ?

Tel est le diagnostic posé par le dramaturge serbo-américain Steve Tesich en 1991. Une époque, remarquons-le au passage, où internet inaugure à peine ses premiers sites. Ce serait pourtant lui l’inventeur de l’expression « post truth » dans son acception la plus contemporaine. S. Tesich affirmait alors dans l’hebdomadaire américain The Nation :

« Nous devenons rapidement des prototypes d'un peuple que les monstres totalitaires ne pouvaient concevoir que dans leurs rêves. Jusqu'à présent, tous les dictateurs ont dû travailler dur pour réprimer la vérité… Fondamentalement, en tant que peuple libre, nous avons décidé que nous voulons vivre dans un monde post-vérité. »

Autrement dit, après le Viet Nam, le Watergate, la lassitude, l’écoeurement populaire ont commencé de dévaloriser la vérité. Pire, nombreux sont ceux qui en seraient venus à écarter la vérité parce que toujours synonyme de « mauvaises nouvelles » telles que la corruption ou les manipulations essentiellement politiques. Aux yeux de cette « opinion » mieux vaut désormais  un « gouvernement des mensonges » - titre de l’essai de Tesich - qui protège des méfaits de la vérité. Conclusion : Bienvenue, mister président Trump ! Car, moi citoyen, je préfère mon émotion personnelle et/ou collective aux dires, écrits et images des producteurs de vérité indésirable, à savoir la presse. Ma, notre vérité est LA vérité, pas celle des professionnels, celle-là, c’est LEUR vérité.

Avec Tesich, l’argument de fond reste donc le même. C’est bien le mensonge qui aurait infusé lentement son poison dans la société, jusqu’à dissoudre la valeur vérité. Pour autant cette approche ne procure pas de réponses satisfaisantes aux accusations majeures formulées contre le journalisme. La  « perte de contact avec la réalité », le désormais célèbre « divorce entre élites et population », ne s’expliquent pas – si ces reproches sont valides  par ce qui revient à une théorie du mensonge. Or, ces questions taraudent actuellement la presse et la démocratie. Le journalisme se sent bousculé jusque dans ses fondamentaux et la moralité discutable de ses pratiques est loin d’expliquer l’ampleur de la crise.

De fait, chacun peut le constater, l’information n’a jamais connu autant de critères d’exigence, autant de chartes, autant de mises en cause critiques, et cela pour le plus grand bien des citoyens. Elle redécouvre les vertus du questionnement offensif, celles de l’immersion en situation, ou encore celles de l’humilité face aux témoins, simples quidam qui publient maintenant eux mêmes leurs constats.

Ce rappel au regard singulier est plus que salutaire. Car, depuis près de 30 ans, l’information a moins pratiqué l’enquête sur le réel que son examen. Le journalisme ne raconte plus mon histoire, il expose les problèmes que des gens comme moi posent à la collectivité.  Cette info là analyse, classe, compare. La montée en puissance des savoirs économiques, sociologiques a ainsi ouvert les champs désormais sans limite de l’expertise. Tout peut être mis en courbe. La lumière de la statistique fait apparaître des domaines dont on ignorait hier encore l’existence en tant que « fait de société ». Fini le temps du fait divers. L’information a ainsi gagné de nouveaux horizons, au risque de basculer dans le prédictif. Et c’est toute la polémique sur les sondages en politique, ou sur les baromètres, rapports ou études de toute nature en économie. Cet énorme  appareil de savoir a pu donner le sentiment que l’information ne parlait plus des gens mais s’en nourrissait, que les discours journalistiques ressemblaient plus au champ des  préoccupations des gouvernants que des gouvernés.

Cette distance s’est installée lentement, au fil des articles, des images pendant de longues années. Elle-même a d’ailleurs fait l’objet de sondages, de courbes qui alertaient. La tablette ou le smartphone ne sont pas les grands responsables de cette rupture de confiance, ils n’ont fait que l’accélérer, l’exprimer jusqu’au hurlement désormais rendu possible à l’échelle de la planète et en temps réel.

Chacun ressent aujourd’hui la nécessité d’un journalisme rénové face aux nouvelles questions posées par le numérique avec, en particulier, les propositions sphériques des algorithmes qui enferment la curiosité. Un plus de journalisme revalorisé  par sa déontologie, sa transparence quant à ses méthodes et ses sources. Un journalisme d’engagement, soucieux d’aller au-delà des éléments de langage. Un journalisme qui s’explique et n’hésite pas à affirmer sa responsabilité politique en se présentant comme un garant de la validation des faits. De ce point de vue, il n’y a pas une ère moderne de la post vérité, mais plutôt une révolte armée par le numérique de celles et ceux qui ne se sentent pas pris en considération. Une rébellion soutenue, amplifiée, par les nostalgiques des vérités officielles, décrétées à grands coups de menton, et de « théories des faits alternatifs ».

L’effort est donc double, comme un appel au « courage de la vérité » dont parlait Michel Foucault. Il se doit d’être à tout  instant vigilant quant aux paroles et actes de pouvoir. Il vérifie, contrôle, débusque. Et dans le même temps il partage avec son audience sur les arts de faire l’info. Ce n’est pas l’ère de la post vérité, mais bel et bien celle de la vérité 2.0.