Par Gilles Delbos, correspondant de Méta-Média à San Francisco
Fidéliser chaque soir, en access-prime time, des centaines de milliers de téléspectateurs de moins de 35 ans devant une émission politique… Non, ce n’est pas un fantasme de directeur des programmes sur la sellette, mais le défi relevé tous les jours par un immigré Turc aux Etats-Unis.
A Los Angeles, rencontre avec Cenk Uygur et les animateurs de The Young Turks, le show politique en ligne le plus regardé des Etats-Unis... et du monde !
Depuis deux semaines, les Jeunes Turcs font la manche. Il reste 46 jours à Cenk Uygur et à son équipe pour lever 250.000$ sur Indiegogo. Après 15 jours d’appel aux dons, plus d’un millier de fans ont déjà versé 65.000 $ pour offrir à leur émission politique préférée un nouveau studio. Un engagement inédit en faveur d’un programme d’information.
En attendant, l’émission de Cenk Uygur est émise chaque soir, en direct, depuis les studios YouTube Space de Los Angeles, qui les hébergent provisoirement. Une solution temporaire, depuis que le présentateur et ses trente collaborateurs ont été expulsés par Al Jazeera des locaux qu’ils occupaient à Culver City, en banlieue de Los Angeles.
Une occasion de plus pour le journaliste au physique de catcheur de fédérer la communauté de ses fans. Chaque soir, ses éditos au vitriol et son talk show de deux heures, un mélange de Grand et de Petit-Journal, cartonne sur YouTube et sur Roku. Il faut dire qu’avec ses 500.000 téléspectateurs quotidiens en direct, son million trois cent mille abonnés et son milliard de vidéos vues sur YouTube, l’ancien petit immigré turc arrivé à 8 ans aux États-Unis n’a pas l’angoisse des émissions qui risquent la déprogrammation.
« Chaque mois, YouTube nous fait un chèque à 6 chiffres. Les affaires vont bien. Depuis deux ans, nous gagnons de l’argent », explique fièrement Steve Oh, le directeur technique de The Young Turks. «Désormais, nous cherchons un espace que nous pourrons fièrement appeler notre maison, et depuis lequel nous continuerons à diffuser la vérité, ainsi que nous l’avons toujours fait, en toute indépendance et sans aucune censure », souligne Cenk Uygur, le fondateur et animateur du show, aujourd’hui âgé de 43 ans.
Parti pris
En moins de dix ans, le journaliste s’est taillé une réputation de commentateur féroce, avec ses partis pris progressistes et son positionnement à gauche –« liberal » comme on dit aux US- assumé à l’antenne. Tous les soirs, il étrille le personnel politique et ses confrères journalistes des grandes chaînes de télé (avec une forte préférence pour ses camarades ultra conservateurs de Fox News, tout de même).
Jamais il n’hésite à dire ce qu’il pense quand il commente l’actualité ou quand il s’empoigne en direct avec des invités sur les drones ou le cyber-espionnage version Obama, deux sujets qui le révoltent particulièrement.
« Quand je pense qu’on a soutenu ce Président de toutes nos forces, pour découvrir ensuite qu’il avait mis en place des procédures d’écoute et de surveillance dignes de l’ex RDA », soupire-t-il au passage, en fronçant les sourcils.
Des studios… comme à la télé !
Cenk Uygur et son complice de l’ombre Steve Oh nous reçoivent dans les studios où ils ont produit leur émission pendant plus de deux ans. Un vaste loft, qu’ils ont depuis quitté, au deuxième étage d’un immeuble qui abrite aussi une chaîne câblée thématique sur le tennis.
La rédaction, les plateaux, les services informatiques, l’administration, le maquillage, le montage, tout le monde est installé dans le même open space, façon start-up. Côté production, le matériel est professionnel. Des caméras de plateau dernier cri, une Louma qui manœuvre au dessus de fonds verts et de décors interchangeables, les jeunes Turcs n’ont rien à envier aux « vraies » émissions de télé.
Pourtant leur production n’est diffusée que sur Internet. Mais sur la toile, the Young Turks –TYT pour les intimes- n’est pas n’importe qui. C’est l’une des rares chaînes d’info de YouTube à avoir dépassé le milliard de vidéos vues.
Long et engagé
Paradoxalement, la recette qui fait le succès de TYT est assez éloignée de ce qui fleurit habituellement sur le net. Chez les Jeunes Turcs, rien à voir avec les clips de quelques minutes qui pullulent habituellement sur la toile.
Le programme est long, ses séquences parfois interminables. A 18 h, le show commence par un talk sociétal assez enlevé mais classique, en général animé par la charmante Ana Kasparian et deux ou trois chroniqueurs au langage fleuri. Les sujets de société s’enchainent, souvent légers, très orientés vers les préoccupations de la jeunesse étudiante, et en général illustrés par les vidéos qui font le buzz sur Internet. Aucune coupure pub, seuls les clips incitant à s’abonner, à donner pour aider l’émission, rythment les changements de séquence.
C’est alors que débute le show de Cenk Uygur. Seul à l’antenne pendant 45 minutes, il commente l’actualité du jour, enchaîne les longs éditoriaux saignants sur les politiques, leurs propos et leurs décisions. Il joue de son physique imposant, occupe l’écran, éclate de rire, s’énerve, imite les politiques… Tous les soirs, c’est un véritable one man show que Cenk Uygur anime avec une énergie incroyable. Un spectacle impressionnant, porté par sa présence et son talent d’acteur, qui lui permet de tenir l’antenne seul pendant plus d’une heure sans pause.
Car vient ensuite le « Twitter storm ». Pendant 15 minutes, Cenk répond en rafale aux questions que posent en direct les spectateurs via le réseau social. Nouvelle pose et enfin, Ana Kasaprian revient pour une dernière séquence où le débat s’engage entre les deux animateurs autour d’une dizaine de brèves.
C’est long, mais c’est aussi pensé pour être redécoupé en « meilleurs moments » qui essaimeront dans l’heure sur la toile. Des extraits souvent drôles et bien sentis, toujours engagés. Car à la différence des autres émissions politiques, les jeunes turcs sont fiers d’assumer leurs opinions progressistes. Ils en sont convaincus, ce positionnement « politisé» contribue au succès de leur émission, loin du robinet d’eau tiède des commentateurs des grandes chaînes. Steve Oh souligne aussi l’importance pour le programme d’« engager son audience ».
Mobiliser, fédérer les fans, tisser « du lien » avec eux, c’est le crédo des Young Turks. L’appel au don pour financer le nouveau studio en est une illustration très concrète. « Nous encourageons aussi les visionnages collectifs de l’émission. On annonce les rendez vous à l’antenne –du style ‘retrouvez vous à Sacramento dans tel bar pour nous regarder ensemble ‘-, car on veut que les gens dialoguent entre eux devant l’émission, comme nous, nous dialoguons ensemble dans l’émission. D’ailleurs, entre nous aussi, on n’hésite pas à s’engueuler ! Il ne se passe pas une semaine sans qu’un technicien, ou moi, par exemple, ne prenne à partie Cenk en direct parce qu’on n’est pas d’accord avec ce qu’il raconte. Et ça passe à l’antenne, en direct ! Voilà ce qu’aiment les jeunes téléspectateurs, du dialogue et de l’imprévu. »
Anti-establishment
Cenk Uygur en est convaincu, son rôle est de « porter le fer contre l’establishment et les medias officiels ». Et Internet est parfait pour cela. « On n’a pas besoin de la télé », sourit-il. Son complice Steve Oh confirme.
« Les jeunes nous regardent parce qu’on est les seuls à parler de leurs problèmes. On leur parle du Trésor Américain, mais aussi des concours de cuite qu’ils font dans leurs universités. Ils nous soutiennent, parce qu’on parle leur langage. S’ils ne s’intéressent pas aux autres émissions politiques à la télé, c’est juste parce que ce que l’on y raconte n’est pas intéressant pour eux. Les politiques et les journalistes n’y font que des monologues. Les jeunes veulent du dialogue, du vrai ».
Il insiste aussi sur le besoin d’authenticité de ces jeunes téléspectateurs, sur leur exigence d’être connectés en permanence avec les animateurs, via les réseaux sociaux. « Ils en ont marre des robots de l’info. Quand on traite d’un sujet, comme l’infidélité par exemple, ils attendent de nous qu’on soit vraiment sincères, qu’on dise ce que l’on pense et ce que l’on ressent, pas qu’on enchaine des propos convenus censées illustrer l’opinion générale ».
En creux, c’est toute l’information politique telle qu’elle est fabriquée par les télés que les Jeunes Turcs battent en brèche. Et les résultats sont sans appel. Leurs spectateurs ont en moyenne 35 ans, quand ceux qui suivent les informations politiques sur Fox News tournent en général autour de 71 printemps. Sur CNN, la moyenne d’âge est de 68 ans, sur MSNBC, de 64 ans…
« Et quand on compare nos audiences, en fait, nous sommes vus par beaucoup plus de monde qu’eux. Les shows politiques de CNN font 600.000 téléspectateurs, nous, en cumulé, on atteint le million et demi ! Alors, on n’a vraiment aucun complexe à avoir par rapport aux télés. Leurs émissions sont justes beaucoup plus chères et moins vues que les nôtres», conclue Steve Oh.
Gilles Delbos