Blockchain et médias – une révolution en cours ?

Par Kati Bremme, France Télévisions, Direction de l’Innovation et de la Prospective

Internet décentralisé tel que l’a rêvé son fondateur, solution miracle à la crise de confiance que subit le journalisme, ou encore modèle économique sans faille pour une industrie attaquée par la concurrence des GAFANs, la blockchain semble le remède à tous les maux qui gangrènent les médias. Technologie pour les uns, philosophie pour les autres, la blockchain serait-elle réellement en train de révolutionner l’audiovisuel ? Quels sont les secteurs impactés par la blockchain ? Eléments de réponse lors de la conférence « Blockchain et médias » du SATIS SCREEN4ALL 2018.  

Avant de dégager les pistes concrètes pour les médias, il s’agit déjà de partager une définition commune de la blockchain.

Qu’est-ce que la blockchain ?

On vient juste de fêter les 10 ans du Bitcoin, la cryptomonnaie devenue symbole par excellence de la blockchain. Souvent réduit à cette monnaie décentralisée, la blockchain, avec ses principes de désintermédiation, traçabilité et consensus, est applicable à bien d’autres secteurs. Eric Minoli, CTO du groupe médias TFO au Canada, explique le modèle à l’aide d’une image : « Lorsque vous regardez un match de football, l’arbitre représente la personne décisionnaire qui va ou non valider un but, il est l’instance de référence. Si des jeunes jouent au même sport dans la rue, sans arbitre, chaque jeune peut décider si le but est valide. L’information n’est plus centralisée, elle est au niveau de chaque joueur qui va avoir connaissance du score. Et si le score doit être changé, chacun va devoir valider de manière implicite le nouveau score… Cette façon de fonctionner repose sur le principe que tout le monde a la même information. Le blockchain s’apparente à ce même principe. »

Fondée sur une technologie disruptive des échanges sur un réseau « indélébile » et en théorie impossible à pirater ou falsifier, la blockchain voit ses utilisations aller de la gestion des droits d’auteur jusqu’à la rémunération en passant par la collaboration entre utilisateurs qui assurent la sécurité et la non-falsification des informations fournies.

Plus concrètement, on peut distinguer 3 champs d’application pour les médias : 

  • L’information, avec la blockchain comme moyen de regagner la confiance par la transparence
  • La création, à travers une collaboration simplifiée par le réseau, la gestion des droits d'auteur et les contrats intelligents
  • La distribution, en y apportant une monétisation maîtrisée et une fidélisation par les token

L’information : reconquête de la confiance et nouveau modèle économique

Avec la double crise de confiance et de rentabilité qui affaiblit le journalisme, le remède miracle pour sauver l’information serait, selon certains, la blockchain.

A défaut d’exemple français, le projet américain Civil illustre le rêve d’un nouveau journalisme basé sur la blockchain, qui veut instaurer un lien direct entre le lecteur et le média, éliminer l'influence de la publicité dans les médias pour renforcer leur crédibilité et ainsi augmenter l’indépendance financière.

Cette ambitieuse initiative pour soutenir un journalisme de qualité associe un réseau de rédactions à une « constitution », sorte de charte éthique de la collaboration. Les lecteurs intéressés payent les médias basés sur Civil selon leur modèle (à l'article, par abonnement) dans n'importe quelle monnaie, un moyen de s'affranchir d'un modèle économique basé sur la publicité et des abonnements contraignants. Chaque transaction est validée par les utilisateurs (des « mineurs ») de la chaîne, y apportant une notion de valeur, et de confiance. Même si la tentative d’instaurer sa propre crypto-monnaie par une levée de fonds vient d’échouer, Civil continue sa construction d’un web vérifiable.

Ce modèle d'un nouveau journalisme veut offrir aux citoyens et aux diffuseurs d’informations une plus grande transparence dans la fabrication de l’information et garantir la traçabilité par la preuve numérique : d’où viennent les faits, qui les diffuse, quelles ont été les étapes de validation, quelles sont les différentes opinions concernant ces informations. On peut savoir facilement par qui un contenu a été créé, s’il a été modifié ou dénaturé et à quel moment, un outil efficace pour lutter contre les informations falsifiées. Le consensus décentralisé assure par ailleurs la sécurité et la non-falsification des informations fournies par la collaboration entre utilisateurs.

La création : une collaboration simplifiée par le réseau, une origine maîtrisée et des « Smart Contracts »

Confiance, indépendance et maîtrise de coûts pour l’information : des applications qui peuvent aussi représenter une solution pour optimiser la production et la distribution des œuvres audiovisuelles. Dans les médias et la publicité, des utilisations commencent à arriver, notamment pour la monétisation des contenus, la publicité ciblée à la télévision, ou pour déterminer la réputation d’un média. Seul problème : la blockchain est encore sous-utilisée, ce qui nuit logiquement à son usage.

La blockchain peut enregistrer différents types de preuves liées à la propriété intellectuelle : preuve de paternité, de propriété, de premier usage, d’authenticité, de provenance ou de contrefaçon. Elle permet de former des registres immuables et distribués, enrichis au fil de l’eau et de façon sécurisée, tout en restant facilement consultables par tous à tout moment. En matière de gestion des droits d’auteur, ou de simple référencement des oeuvres, c’est un atout, en rupture avec la logique de fichier centralisé qui prévaut aujourd’hui.

Arnaud Cheyssial de la société IPO©­AMP explique le principe de son outil de copyright universel en blockchain permettant de donner date certaine à toute création. Grâce à la blockchain Ethereum, Ipocamp délivre une preuve internationale au profit de tout créateur souhaitant valoriser et protéger ses créations, qu’elles soient artistiques, innovantes ou d’affaires. Le certificat horodaté permet d’opposer aux tiers la paternité et l’antériorité de toute création et de protéger au fil de l’eau tout processus créatif. Autre exemple américain de la gestion du droit d’auteur : Po.et entend créer un dispositif de gestion automatisée des licences, permettant de former un marché mondial du contenu numérique, quel que soit son format. Tout ebook, tout article de presse ou de blog, toute image ou tout enregistrement numérique seront dûment identifiés pour « stocker à terme plus de méta-données qu’un ISBN, mais en service gratuit ». 

La blockchain est aussi un moyen de faciliter la collaboration de différents artistes, notamment par la mise en place d'un « Smart Contract », ou contrat intelligent, qui permet des transactions programmables, conditionnées à des événements futurs, et qui garantit aux artistes de percevoir la partie de la rémunération qui leur est due en temps réel. Le contrat intelligent décrit les conditions commerciales de cession des droits et établit un fiduciaire décentralisé. Il enregistre ensuite toute la consommation de contenu et déclenche la distribution transparente des revenus générés. Il deviendra par exemple facile de faire évoluer le prix d’une oeuvre en fonction de son succès.

Du côté du service public, le groupe Media TFO figure parmi les pionniers dans le monde à avoir conçu un prototype blockchain pour l’audiovisuel.  Lancé en mars 2018, le projet a été testé avec différents partenaires, notamment le le CNC en France, le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) et la CBC au Canada. L’origine de leur "Proof of Concept" de blockchain se trouve dans la problématique de la gestion manuelle de dix-sept types de droit différents traités chez TFO. Avec un objectif : faciliter, automatiser tous les flux et les processus. Basé sur un modèle de blockchain privé, ce sont surtout les Smart Contracts qui ont intéressé le groupe audiovisuel. Le projet Blockchain TFO a ciblé l’ensemble des acteurs de l’industrie des produits culturels numériques, et plus spécifiquement les films, émissions de télévision et contenus numériques. Le prototype a reproduit  les contrats de production, la participation des artistes, la distribution et les contrats de financement. Les conclusions de ce premier test sont attendues avec impatience.

 

La distribution : une monétisation maîtrisée et une fidélisation par les token

Internet a depuis longtemps disrupté le monopole des diffuseurs, mais uniquement pour le remplacer par de nouveaux monopoles avec Netflix et Amazon. Ces dernières années, nombre d’acteurs se sont établis en complément de la chaîne de valeur historique des médias : les artistes deviennent créateurs directs de contenu, les agrégateurs et plateformes influent sur la distribution des contenus et par conséquent des revenus. L’arrivée de la blockchain permettrait définitivement de contourner les intermédiaires grâce à ses moyens de paiement et ses contrats décentralisés propres. Les intermédiaires seront remplacés au profit des échanges pair à pair qui entraînent une baisse des coûts des transactions. Un changement qui peut ébranler tout le modèle économique des médias : distribution des revenus, publicité, droit d’auteur...

Simon Le Deaut de la société iKAST.io explique son modèle d’une « distribution augmentée » basé sur la blockchain qui veut « aider les fournisseurs de contenus vidéo à mieux monétiser et tracer leurs droits » et rendre plus visibles leurs contenus. iKAST.io et son économie sont alimentés par un token, le KAST, utilisé pour autoriser les échanges entre toutes les parties prenantes de l’écosystème. C’est aussi un moyen de fidéliser une audience à travers un système de récompense des spectateurs pour leurs activités de visionnage, avec la preuve d’expérience qui valide qu’un contenu a bien été visionné. Toutes les activités de partage et de recommandation des utilisateurs vers leur communauté sont également vérifiées et validées grâce à un historique sécurisé des activités sociales et à des codes traçables. Un système de récompense qui gamifiera la consommation.

Avec la blockchain et les micro-paiements on pourra aussi payer une fraction de cryptomonnaie à chaque fois que l’on regarde un bout de film afin que la rétribution que l’on paie aux artistes corresponde à la seconde près à notre consommation. Un modèle qui nécessite un travail de fond sur la fixation des tarifs, mais qui pourrait à terme détrôner le système d’abonnement. En même temps, ce système permettra aussi de s’affranchir de la publicité en la remplaçant par un micro-paiement. Chaque transaction reste tracée finement, un potentiel de revenus intéressant et une source encore plus intéressante pour comprendre le comportement de l’audience.

Centraliser pour mieux décentraliser

Pour mettre en place un circuit de confiance, il sera toujours nécessaire de vérifier à l’entrée l’identité d’une personne physique ou morale qui participe à la blockchain. Pour cela, on a besoin d’organismes centraux qui permettent de valider des informations renseignées dans la blockchain (Carte d’identité ou empreinte pour les personnes physiques, SIRET ou DUNS pour les sociétés).

La blockchain permet de passer d’une société de l’appropriation à une société de l’usage et de partage. Une conclusion unanime de l’ensemble des intervenants de la table ronde : la blockchain est un outil, qui nécessite dans tous les cas l’intervention humaine. Les nouvelles technologies ont en effet permis aux individus de communiquer et de s’organiser entre eux directement sans passer par un intermédiaire. Aujourd’hui, la blockchain permettrait de résoudre le problème des tiers de confiance pour les échanges d’actifs, des votes ou encore les contrats numériques. Une solution rêvée en pleine crise de confiance envers les institutions.

Où en est-on aujourd’hui ?

Il est encore tôt pour concevoir à quel point les applications de la blockchain vont révolutionner le système des médias. La blockchain peut remplacer des monopoles en supprimant les intermédiaires, une révolution culturelle peu probable dans l’immédiat. Elle reste aussi confrontée à un certain nombre de freins : la vitesse (la blockchain Bitcoin ne valide que sept transactions par seconde contre plus de 20 000 pour le réseau VISA), la sécurité (vérification d’une identité numérique), la régulation (vide juridique), sa consommation énergétique titanesque et enfin le frein culturel : sommes nous vraiment prêts à nous passer d’un tiers de confiance ?

Un moyen pour diffuser davantage cette technologie disruptive serait déjà de la normer. Il existe aujourd’hui de multiples protocoles de blockchain en parallèle, sans cadre juridique clairement défini. Pour accélérer l’adaptation de la blockchain, il est incontournable que les différentes plateformes adoptent des technologies capables de communiquer entre-elles. Une idée défendue par les deux représentants du service public dans la table ronde, mais pas forcément intéressante pour les centaines de start-ups qui construisent leurs singularité (et leur modèle économique) autour de la blockchain.

Il reste encore du chemin avant que la blockchain ne passe du « buzzword » aux applications concrètes dans l’industrie des médias. Un dossier à suivre.

Illustration de Une : Hitesh Choudhary sur Unsplash