Embeddé dans la manif des retraites

« Monsieur, vos lunettes sont par terre ». Nous sommes Place de la République, jeudi 5 décembre dans l’après-midi, au cœur de la manif parisienne sur les retraites, et le jeune « Black Block » me donne un coup de main sous les lacrymos.

C’est qu’il n’est pas si facile, pour un vieux journaliste de salon, de parvenir, en courant, à lire ses textos pour retrouver l’équipe mobile de France Télévisions, tout en gardant fonctionnel autour du visage son encombrant équipement de protection. D’autant que je sors à peine d’une petite situation compliquée ; isolé, piégé, un court instant, contre une façade d’immeubles par une colonne de CRS qui remonte, caillassée, le boulevard de Magenta.

J’ai perdu le contact avec le reporter, le JRI, et nos deux gardes du corps.

Les caméras de surveillance de la préfecture de police sont incendiées, tout comme une baraque de chantier devant la Bourse du Travail. Des pavés volent, les grenades lacrymogènes s'abattent sur la foule, des affrontements éclatent.

Est-ce donc ainsi qu’on couvre un conflit social au 21ème siècle ? Comment faire son boulot de journaliste dans ces conditions ?

Mon statut ?

Observateur. Un peu comme Benalla à la Contrescarpe ! J’accompagne une des équipes mobiles de la rédaction, assignée de midi à minuit à la manif, qui s’annonce dense.

Reporter : Clément Le Goff, qui interviendra en direct dans le 20H et plus tard dans l’émission politique « Vous avez la parole » ; JRI : Loup Krikorian ; plus deux motards FTV, qui gardent à l’écart notre matériel de transmission, et deux gardes du corps. Nous sommes tous équipés de masques à gaz, lunettes de piscine, casques, bouchons d'oreille et liquide pour les yeux.

Mon objectif ?

Tenter de ressentir le rapport des manifestants et des forces de l’ordre à notre équipe, et voir comment travaillent les médias. « Embeddé » cinq heures avec l’équipe, dans et hors du cortège, mon témoignage est forcément limité, ponctuel, et n’a évidemment pas valeur de généralisation.

Ecouter les manifestants : la colère l’emporte sur les retraites

Nous sommes en tête de cortège, composée surtout de gilets jaunes, de manifestants divers (personnels hospitaliers, étudiants, pompiers, ...) et de petits groupes de black block très mobiles. Ça sent parfois la bière, les joints et quelques barbecues improvisés sur les côtés. Bloqué par les black blocs qui veulent en découdre, le cortège prendra des rues secondaires, empêchant le comptage indépendant du cabinet Occurrence.

Très vite nous remarquons, en leur parlant, que le sujet des retraites est, pour ces manifestants, secondaire. Nous ne sommes pas placés, il est vrai, dans les rangs CGT ou Sud. Mais l’essentiel des témoignages évoquent un raz-le-bol, une colère contre une situation générale, une politique, et un homme, le Président de la République.

C’est d’ailleurs le thème de l’émission politique de France2 du soir « Pourquoi tant de colères ? Les Français face au pouvoir », qui sera très regardée. C’est aussi le résultat du sondage Ipsos donné en début d’émission :

Clément Le Goff le dira clairement en y intervenant en direct vers 21h30. Il couvre ce jour-là sa 16ème ou 17ème manif gilets jaunes, et avait perçu, avant novembre 2018, des grondements en régions, notamment autour du sujet sensible des fermetures de maternités.

Le service public est respecté

J’arbore un brassard « Presse » (j’en ai même deux, un à chaque manche !), Clément a mentionné aussi sa branche professionnelle sur son casque qu'il enfile quand ça chauffe, et au début de la manif, Loup porte à l’épaule sa grande caméra TV. Mais le nom de notre média n’est pas identifiable.

En nous présentant, nous essuierons parfois des refus polis d’interviews et quelques remarques peu agréables sur notre profession, mais le plus souvent les mots « France2, France3 ou FranceInfo » serviront, ici, de sésame. Et la bienveillance sera présente dans les échanges. Ce n’est pas toujours le cas, souligne Clément. On nous demandera ainsi pourquoi nous ne sommes pas en grève, avant de reconnaître le besoin de témoigner et d’expliquer.

D’ailleurs, hormis Russia Today et ses micros verts, je n’ai vu dans la manif aucun nom ou logo de média. Des équipes et des photographes se contentent des brassards et casques « Presse ». Ou pas. Et autant le dire clairement, je suis content de ne pas travailler pour BFM TV, chaîne honnie ouvertement par les manifestants qui lui accolent un parti-pris idéologique (mais qu’ils regardent aussi beaucoup).

Dans l’après-midi, Loup préfèrera tourner avec une caméra légère. Il pourra être plus discret, mais nous serons, pour les protagonistes, moins identifiés « télé ». D’ailleurs, nos gardes du corps devront s’intercaler quelques fois pour calmer des radicaux, mécontents de se voir filmer, par exemple, en train de casser des plaques de ciment en bas de la statue de la République et empocher des morceaux, futurs projectiles.

L’objectif des éléments les plus radicaux, qui cassent et brûlent ouvertement, semble être de profiter de la masse des manifestants non violents pour y provoquer une intervention des forces de l’ordre, et des dérapages où les CRS ne feront plus nécessairement la différence.

Correction des forces de l’ordre

Pour transmettre régulièrement des images, qui serviront aux éditions du soir et à Franceinfo, nous franchissons sans grand problème les cordons de CRS qui encerclent les places parisiennes (Nation et République) pour rejoindre les motos. Il faut montrer nos cartes de presse, et j’ai certes reçu d’elles un éclat – et donc un bon bleu sous le genou, mais les forces de l’ordre ont, à chaque fois dans nos cas, été très correctes et professionnelles.

Et une fois hors de la zone de guérilla urbaine, une des choses les plus étranges de cette immersion fut de vivre, à quelques dizaines de mètres, la coexistence d’une vie de grande ville normale (courses, badauds, bistrots, restaus, …). Comme si de rien n’était.

Eric Scherer

ps : En tous cas, c'est clair, nous ne sommes pas en 1995...