Guerre du streaming, acte 1 - la nostalgie comme arme de conquête

Par Philippe Jean Poirier, journaliste couvrant l'actualité numérique. Billet invité présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2020] Tous droits réservés.

Les plateformes de streaming s’arrachent les séries à succès des années 1990 et 2000 à coup de millions, sinon de milliards de dollars. Ces séries ont certes marqué notre imaginaire, mais il y a tout de même lieu de se demander si la nostalgie, à elle seule, constitue un modèle d’affaires viable. Analyse.

Quand The Wall Street Journal a révélé que la série la plus regardée sur Netflix était The Office, les blagues ont afflué sur le Web :

Sur Twitter, plusieurs avaient déjà souligné l’ironie de voir une plateforme qui investit des milliards de dollars pour créer de nouvelles émissions attirer un auditoire qui préfère le confort de ses vieilles pantoufles en réécoutant des sitcoms à succès.

Le phénomène dépasse Netflix. Ce sont tous les services de télévision par contournement (OTT en anglais) qui, en ce moment, s’arrachent les vieilles séries:

Cette surenchère s’explique par l’entrée en course de nouveaux joueurs sur le marché de l'OTT (et pas les moindres: Disney+, HBO Max, Peacock, Apple TV+, etc.). La stratégie retenue jusqu’à maintenant est de miser sur la nostalgie des vieilles séries pour conquérir cet espace.

«Tous nos choix, particulièrement au début, nous les faisons stratégiquement pour que [les téléspectateurs] se reconnectent à notre héritage», a déclaré au site Deadline Bonnie Hammer, dirigeante du numérique à NBCUniversal.

Que penser de ce choix?

L’attrait du «comfort food»

La stratégie de recourir à du contenu recyclé pour alimenter une plateforme de contenu n’est pas nouvelle.

«La télévision américaine a toujours été un mélange de contenu nouveau et recyclé, rappelle Amanda Lotz, auteure du livre We Now Disrupt This Broadcast: How Cable Transformed Television and the Internet Revolutionized It All. Ce secteur d’activité est depuis ses débuts basé sur les revenus de la revente de licences, encore et encore. Jusqu’à la fin des années 1990, la quasi-totalité des émissions scriptées présentées à l’antenne étaient des rediffusions.»

George Burger, cofondateur de vMedia et observateur des tendances télévisuelles, explique l’utilité d’un tel procédé: «À l’époque, on cherchait à occuper du temps d’antenne en achetant des licences de séries comptant de nombreux épisodes.»

Cette raison ne tient évidemment plus dans un contexte de visionnement en ligne. Pourtant, les séries à succès gardent toute leur pertinence:

«Les plateformes de streaming font face à un problème de turn rate très élevé. Les gens s’abonnent quelques mois, visionnent en rafale leurs séries préférées, puis se désabonnent. Les plateformes cherchent un appât pour convaincre les gens de revenir chaque soir. Ces séries sont donc utilisées pour promouvoir l’engagement. Les sitcoms fonctionnent particulièrement à cet égard. C’est du comfort food pour les auditeurs.»

Cette stratégie semble se confirmer lorsqu’on regarde les données de visionnement de Netflix rapportées par The Wall Street Journal: les sitcoms The Office et Friends cumulent le plus grand nombre d’heures d’écoute, loin devant les séries maison comme Orange is the New Black et Ozark.

La nostalgie, un modèle qui a ses limites

Amanda Lotz émet toutefois un doute sur l’attachement réel que ces séries créent envers la plateforme:

«Je suspecte plusieurs des visionnements de Friends et The Office de se dérouler en arrière-plan, surtout en ce qui concerne les seconds visionnements. Les séries à succès sont conçues pour rejoindre un public large, mais je serais surprise qu’elles occupent une place cruciale dans les pratiques de visionnement actuelles. Je sais que certaines personnes l’affirment sur Twitter, mais je soupçonne qu’il s’agisse de l’exception. Ces mêmes personnes accordent aussi beaucoup de valeur aux séries originales de Netflix et autres, qu’ils écoutent avec beaucoup plus d’attention.»

George Burger souligne pour sa part les limites d’un modèle de diffusion qui reposerait uniquement sur la nostalgie et le contenu recyclé:

«On pense toujours que l’on veut regarder son émission préférée d’il y a 20 ans… Mais, en réalité, on passe très peu de temps à revisionner du vieux contenu. Quand les clubs vidéo sont apparus, je me souviens m’être dit: « Wow, je vais pouvoir faire du rattrapage et voir plein de vieux films ». Mais ce sentiment ne dure pas. Et ça ne constitue pas un modèle d’affaires viable à long terme. Éventuellement, 80% des tablettes des clubs vidéo étaient garnis de films datant de moins d’un mois.»

Pour George Burger, il ne fait aucun doute qu’une plateforme doit produire du contenu original pour se démarquer:

«Tu dois absolument avoir une marque maison qui se distingue, une sorte de locomotive qui attire la clientèle sur ta plateforme. Netflix est devenue populaire grâce à House of Cards et Orange is the New Black. HBO a atteint ses sommets de popularité grâce aux Sopranos. Tu as toujours besoin d’un contenu original fort. C’est ce qui crée le buzz.»

La bataille du contenu «recyclé», premier acte des streaming wars?

Quand Netflix a décidé d’investir massivement dans des productions originales, précisons qu’elle ne cherchait pas tant à créer le «buzz» ou satisfaire à la demande de ses audiences qu’à protéger ses intérêts futurs:

«Le pivot de Netflix d’un modèle de distribution à un modèle de production et distribution s’explique par le fait qu’une fois qu’elle a prouvé qu’il y avait un modèle d’affaires dans le streaming, elle était à la merci des studios pour le contenu, explique Amanda Lotz. Netflix a anticipé le courant actuel où les studios veulent devenir leur propre distributeur

Comme de fait, l’arrivée des nouvelles plateformes d'OTT a passablement dégarni le catalogue de Netflix. Ce qu’il faut comprendre, toutefois, c’est que ces nouveaux joueurs ne s’arrêteront pas en si bon chemin. Peacock, HBO Max et Disney+ investissent elles aussi à grands frais dans du contenu original. (Le meilleur exemple étant la nouvelle série The Mandalorian, se déroulant dans l’univers de Star Wars, produite pour plus de 100 M$.)

La bataille du contenu «recyclé» n’est finalement que le premier acte… d’une guerre au contenu beaucoup plus large, qui ne manquera pas de nous faire rire, rêver et, surtout, voyager à travers des univers de fiction toujours plus foisonnants.