La créativité doit faire sa propre mue créative

Par Nils Aziosmanoff, président du Cube. Article initialement publié sur Usbek&Rica le 26 mars 2021

Aujourd’hui, chacun s’accorde à penser que le sort de la planète appelle à un sursaut créatif sans précédent. Mais devenir plus créatif dans un environnement assisté par les algorithmes ne s’improvise pas, nous dit dans cette tribune Nils Aziosmanoff, président du centre de création numérique Le Cube.

Dans les années 1930, un miracle est né de la convergence des arts et de l’industrie : le Bauhaus. Cette école révolutionnaire portait un fabuleux dessein : démocratiser le beau par la production de masse d’objets esthétiques jusqu’alors réservés aux élites. Cette aventure a donné naissance au design, véritable levier d’élévation humaine dont les effets sur l’économie sont toujours considérables. L’ère d’Internet peut à présent nous permettre d’accéder à la société du « tous créateurs » grâce à l’intelligence distribuée et aux potentialités du numérique. La créativité du XXIe siècle nous invite à dessiner une nouvelle vision du monde, au service d’une nouvelle conscience pour la planète.

« Détruire est une urgence créative », disait Picasso. Aujourd’hui, chacun s’accorde à penser que le sort de la planète appelle à un sursaut créatif sans précédent. Entre crise sanitairedérèglement climatiqueeffondrement écologiqueruptures économiques et fractures sociales, le monde d’après émerge sous très haute tension. Mais à l’ère du numérique, la question n’est pas de savoir inventer, elle est de savoir inventer de nouvelles manières d’inventer. Étrangement, alors que nous en sommes réduits à cette extrémité, la création artistique semble absente de ce nouvel enjeu de civilisation.

De tout temps, les arts et la culture ont formé le socle dynamique des civilisations. Nos récits et nos représentations nous ont permis de « faire société ». Par sa puissance d’évocation, l’art transcende les cultures et nous relie les uns aux autres grâce à son pouvoir d’inclusion unique. Comment, dès lors, expliquer sa mise au ban de la société, son déclassement au non essentiel ? Plus étonnant encore, pourquoi les arts numériques restent-ils ignorés de l’institution ? Intelligence artificielle, virtualités, réseaux sociaux ou connectivité nous invitent à réinventer la fabrique des imaginaires.

De détenteur d’un savoir, le travailleur est appelé à devenir créateur de possibles

« A l’ère de l’économie de la connaissance, les gagnants seront les créatifs. » Ces mots de l’économiste Jeremy Rifkin nous rappellent que face à l’essor des IA, la compétence créative sera de plus en plus recherchée. L’entreprise agile fonctionne avec 1 niveau hiérarchique, contre 17 dans un organisme comme l’Éducation nationale. Nos parents avaient 1 métier pour la vie, nous en avons 3 en moyenne, nos enfants en auront plus de 10. De détenteur d’un savoir, le travailleur est appelé à devenir créateur de possibles.

Mais devenir plus créatif dans un environnement assisté par les algorithmes ne s’improvise pas. Ce développement personnel nécessite la prise en main d’outils et de méthodes encore peu usités au sein du système éducatif. On les trouve essentiellement au sein de tiers-lieux où artistes, makers, entrepreneurs, experts et citoyens inventent collectivement de nouvelles pratiques. Ces communautés apprenantes se fondent sur la dynamique de l’intelligence collective et du faire ensemble. En renforçant la capacitation et la résilience sociale, elles revivifient les solidarités et le bien commun.

La convergence des sciences, des technologies et des arts scelle l’alliance de l’IA et de l’imagination

Sur ce terrain aussi les politiques publiques peinent à agir, au risque de dévitaliser la créativité et de laisser à d’autres contrées le soin de définir les nouveaux horizons culturels. Dans le domaine des industries créatives, par exemple, la télévision paie cher aujourd’hui le fait d’avoir snobé l’irruption de Netflix dans les foyers. Forte de ses 200 millions d’abonnés, la plateforme a en quelques années supplanté les géants de l’audiovisuel et du cinéma. Il en ira de même de la création artistique si elle ne sait s’adapter aux nouveaux usages et aspirations des digital natives. Demain, la création chinoise ou américaine s’invitera dans les foyers pour proposer de nouvelles expériences, à l’instar du jeu vidéo.

Combien de temps la french touch survivra-t-elle dans un univers en pleine mutation ? Pour exister dans le monde d’après, la créativité doit commencer par faire sa propre mue créative. Tout comme le cinéma à ses débuts, elle devra explorer de nouvelles formes de récit du monde en utilisant les moyens de son temps. La convergence des sciences, des technologies et des arts scelle l’alliance de l’IA et de l’imagination. C’est à cette urgence créative qu’il nous faut répondre, au service du « beau, du bien et du bon ». Le défi est immense, mais il en va de la vitalité économique et sociale de la création, de notre identité culturelle et du rayonnement de « l’exception française » dans le monde.

 

 

Illustration : Sam Moqadam - Unsplash