Confession d'un DA : "les ogres, c'est nous !"

Par Franck Parisis, graphiste senior, France Télévisions

En 2020, nous sommes en permanence sollicités par des images. Nous vivons dans un monde d’images, celui des écrans de nos téléphones, des sites web, des réseaux sociaux, des télévisions. Tout est devenu image. Et le rythme de renouvellement est effréné. Une image fait le «buzz» pendant 20 minutes sur twitter. Autant dire une éternité.

Internet, ce "vaste supermarché de l'image"

Les codes graphiques se suivent (ronds, carrés, triangles), se juxtaposent. Ils nous conditionnent. Chacun désire se distinguer de l’autre, du concurrent par une identité visuelle différente. Il existe même des supermarchés de l'image comme pinterest. Faire une veille graphique se traduit par une simple recherche thématique sur pinterest. C’est devenu un quasi réflexe chez certains.

Comment répondre à notre boulimie d’images ? Comment être créatif du matin au soir ? En se rendant au nouveau supermarché de l’image : internet.

C’est en évoquant un supermarché que se pose la question du choix. Qui choisit ? Un humain, un algorithme par récurrence, par empilement de posts ? Ne sommes-nous pas face aux prémices d’un nivellement par le bas de la créativité ?

Je prends sur pinterest l’image d’un autre qui me semble originale afin de créer ma propre image. Cette même image, mais un peu différente, je la poste poste ensuite sur pinterest.

Je veux découvrir une ville lointaine ? Je consulte les posts de googlemap. En voyage ? Je poste mes photos pour qu’un autre puisse se les approprier.

Je dévore la chair de l’autre pour nourrir ma propre chair. A l'image de Saturne qui dévore ses enfants, je dévore mon propre potentiel créatif.

Crédit photo : Portrait, tous droits réservés

Vers un "taylorisme graphique" ?

Bien sûr, il y a des points positifs. Pour faire face à la demande, il faut plus de graphistes, et des compétences de plus en plus variées (2D,3D, web, vidéo). Mais en contrepartie, l’usinage fait son apparition : "le taylorisme graphique". Certaines entreprises graphiques ont constitué de vraies chaînes de fabrication, provoquant une inévitable perte de compétences afin de combler des impératifs de productivité.

Je suis conscient que mon univers graphique est la somme d'influences et d'images des autres. Copier et travailler sur cette copie, c’est déjà imprimer ma marque. Le « corpus » n’a pas changé. Les éditeurs d’hier se nomment aujourd’hui pinterest, instagram et autres.

Mais le temps de « digestion » a changé.

J’évoque ici l’appropriation des éléments des autres (picto ou tout autre élément graphique - photographies, animations) disponible sur pinterest, flaticon et autres, en insérant sans aucune altération de ma part ces objet visuels sur mes moodboards en ligne.

Addiction vs créativité

Je ne me rends plus sur ces sites. Ils finissent par « dévorer » mon libre arbitre, ma créativité. De voir toutes ces « belles » images (alléchantes comme des gâteaux d’une pâtisserie), cela finit par provoquer chez moi, une sorte d’inhibition de l’action.

Cela ne signifie pas que j’abhorre Internet, pas du tout, la question n’est pas là. Mais plutôt, comment puis-je m’en accommoder ?Comment calmer cette boulimie et son caractère chronophage ?

En l’espace de trois décennies, ce qui était rare - l’iconographie, les caractères typographiques, la production des autres - est devenue pléthorique. Et voilà que d’un coup, l’inaccessible devient accessible. Partout. Sur tous les supoorts, toujours plus immédiat. Je me suis transformé en fumeur d’opium.

Puis, la descente, le retour à la réalité. Je ne produis plus autant. Je deviens plus spectateur qu’acteur.

La contemplation fait partie de mon métier, observer, analyser, reproduire et embellir. Mais c’est une espèce d’aphasie qui s’est développée en moi, qui grossit et grandit. Je suis devenu un Lotophage.

Le déclic ? Un récent déménagement. Mon nouvel appartement n’était pas connecté. Une phase de sevrage a commencé. Retour au précieux et au rare. Une prise de conscience de la consommation des images. Fini les alertes sur mon iPhone, les visites ponctuelles sur catsuka.  Grâce au wifi du coin de la rue, je vogue lentement vers un usage raisonné d'internet. Le temps ainsi gagné est consacré à la redécouverte du plaisir de faire.

Aujourd’hui, tel un ancien alcoolique, je considère qu’il s’agit ni plus ni moins d’un outil et non d’une fin (faim ?) en soi. A ce titre, il me parait salutaire de garder mes distances.

J’en conclus aussi que sans m’en rendre compte, je suis devenu un consommateur insatisfait, impuissant face à des manipulations marketing, relégué à l’état d’animal consumériste qui tente de répondre à des besoins pulsionnels. Pulsions entretenues par ce système toxique qu’est devenu internet, une sorte de "Big Mac de l’âme" : un cocktail détonnant de graisse et de sucre qui provoque une explosion d’endorphines mais qui ne comblera jamais ma faim, tout en forgeant une addiction.

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