La peur, l’urgence, et l’information

Par Alain Wieder (journaliste, ancien redchef France2 & Capa) et Hervé Brusini (journaliste, ancien redchef France Télévisions, prix Albert Londres)

On parle souvent de l’accélération des événements. Il en va de même pour les paradoxes.

Il y a un mois, qui aurait imaginé assister au consentement collectif de tout un peuple – en l’occurrence, le français – à rester cloîtré, enfermé -confiné est le terme adéquat- chez soi ?

Qui aurait pu croire, que sur injonction, chaque citoyen prendrait soin d’éditer, remplir, signer un formulaire lui donnant la capacité de quitter son assignation à résidence ?

Qui aurait prévu que la poignée de mains, l’embrassade n’auraient plus cours dans la quotidienneté des échanges sur recommandation des pouvoirs publics ?

Qui aurait songé entendre un ministre de l’Intérieur lancer au plus grand nombre : « On ne part pas en vacances de Pâques » ?

Qui aurait pu songer que les familles se seraient soumises à des funérailles sans témoins, sans effusion ?

Quelle clairvoyance aurait conçu la possibilité d’une pareille discipline consentie, allant jusqu’au plus intime ?

Même si cela ne fut pas immédiatement le cas, tel est pourtant bien ce que nous vivons à présent. Le vide, et le silence de nos rues en témoignent.

Or, c’est bien ce même peuple, et l’idée est acquise depuis longtemps, qui considère avec une défiance toujours confirmée, les politiques comme les élites. Ce constat constitue d’ailleurs une antienne des analyses politiques de notre société. Régulièrement, les sondages le vérifient. Et donc malgré cette distance -sans jeu de mots-, cette suspicion, voire cette colère à l’endroit de ceux d’en haut, de la capitale, des privilégiés, des sachants, citoyennes et citoyens se sont peu ou prou conformés aux règles tout nouvellement édictées, et cela massivement.

Mais par quel mystère ?

De toute évidence, parce qu’ils ont cru ce qu’on leur disait. A savoir, une alerte, une urgence sanitaire, décrétée pour cause de virus potentiellement tueur.

Le doute qui taraude, a alors subi comme une pause pour laisser la place à une « sorte de confiance ». Un crédit, soudainement, presque brutalement, retrouvé qui s’explique par la force des choses, cette peur que ressent tout un chacun face à « l’ennemi invisible ». Une peur d’autant plus puissante que notre société moderne si prompte à l’habitude pour résoudre les difficultés les plus complexes, semble ici sans réponse immédiate. Sans remède, serait-on tenté d’ajouter.

Dès lors, gestes barrière, distanciation sociale, confinement, la check list du tout faire pour éviter de transmettre ou d’attraper la maladie s’est mise en place, intégrée au quotidien. L’angoisse provoquée par la survenue, qui plus est mondiale d’un virus et de son cortège de morts, a su faire cela.

Vérité et confiance restaurées ? 

Réminiscence de la vieille grippe espagnole ? En tout cas, c’est de l’inédit, du paradoxalement inédit. Car la vérité tant décriée, mise à bas, assassinée ici et là, déclarée post-mortem, vient d’être restaurée en quelques jours. Une « sorte de vérité » accompagne une « sorte de confiance ».

Certes, les réseaux sociaux fourmillent de désinformations, et autres fausses nouvelles en tous genres. Bien sûr, il y a toujours la tentation nauséeuse de faire du Covid-19 une arme concoctée par quelques puissances de l’ombre. Les conflits du moment, l’antisémitisme, nourrissent comme à l’habitude les théories du complot qui traversent la grande conversation numérique. Et cela n’est pas prêt de s’arrêter. Évidemment il y a ces sondages qui persistent à mesurer les chiffres en berne de la crédibilité des uns et des autres. Mais il n’en reste pas moins que « les gens » sont bel et bien chez eux, confinés. Comme il se doit. Tout ouïe, les yeux grands ouverts devant leurs écrans à la recherche, osons-le, de la valeur information en pleine « redécouverte ».

Jamais nous n’avons vu aussi longuement et autant, ces hommes et femmes en blouses blanches, médecins, personnalités scientifiques, répondre aux interrogations les plus diverses, élémentaires ou complexes. Allez, dites-nous... Dois-je craindre la durée de vie du virus sur les surfaces comme le carton, et l’arrivée imminente de la « vague » ?... Chacun contribue, apprécie, explique, tranche... Désormais, les sachants, une partie de l’élite, hier agonie, parlent et même se confrontent sur un vaccin ou des tests. Jusqu’à évoquer l’issue même de « cette crise » : Quid de l’économie ? de la marche du monde ?

La demande confiante de vérité déborde, précipite comme une solution chimique stupéfiante.  Récemment Interrogé par France Inter Frédéric Worms  évoquait « des temps de vérité en construction ». Autrement dit, la vérité est bien là, mais en cours d’élaboration, en temps réel, au vu et au su de tout le monde, et dans la diversité des registres concernés. Demi-vérité comprise. Et même parfois plus grave.

La science, sa pédagogie et ses discussions occupent puissamment l’espace. A ses côtés, la politique envieuse du crédit ravivé des sociétés savantes.

Car la chose publique est aussi, plus que jamais convoquée à la barre de la crédibilité.  Après tout ce sont les gouvernants qui décident. Alors, la puissance publique réagit comme elle le peut. Prises de parole répétées pour les uns, plus ciblées pour le sommet de l’État depuis l’Élysée, ou à proximité d’une tente militaire. En toile de fond, voici qu’on évoque les questions de masques et de tests.

« Transparence, confiance », répond Édouard Philippe dans sa ‘conférence de presse’ du 28 mars dernier. Un dispositif de vérité s’est ainsi exposé en construction à la télé. Les codes sont connus. Il faut un studio. Un décor est dressé au sein même de l’Hôtel Matignon. C’est ainsi, une antenne qui va tenir un discours doit avoir les accessoires indispensables : une paroi pour assurer un fond blanc, deux drapeaux français et européen. Deux pupitres, deux écrans pour projeter l’infographie nécessaire à l’examen du sujet. Des intervenants experts et ministre. La science et la politique mises en avant. Avec un Premier ministre, à la fois passeur de parole et pôle d’une autorité inflexible.

Hors champ, se tient le journaliste. Puisqu’il est l’information, troisième élément du dispositif, il appartient à l’AFP et va, dit-il « tâcher d’être le relais le plus scrupuleux des questions de ces consœurs et confrères ».

La télé revient

Précisément, le média télé qui est son support est lui aussi « retrouvé » en la circonstance. Le public est nombreux devant les sessions d’info qui se vivent justement à son service, avec ce fil conducteur qui s’impose, une conversation sous forme de questions/réponses, réelle interactivité antenne/numérique. Plus que jamais une logique de service public est requise. D’ailleurs, force est de constater que la « conversation » virtuelle se banalise à très grande vitesse avec l’usage des écrans petits ou grands.

Apéro live, lecture partagée, recette de cuisine en temps réel, ou plus gravement consultation en mode télémédecine, le virus aura aidé comme jamais à la numérisation de la population. Et les laissés pour compte de ce nouvel espace de « rencontre » n’en sont que plus amers. Il leur reste, comme on l’a dit, les journaux télé. Plus longs, ces derniers racontent des morceaux de réalité grâce au reportage revigoré. Livreurs, caissières, personnes âgées et, toutes celles et ceux du monde de la santé sont autant de sujets de récits. L’incarnation n’est pas seulement celle du journaliste équipé de son micro désormais protégé, elle est celle de toute cette population qui il y a peu encore était invisible.

L'image aussi

Une incarnation par les corps des victimes, des soignants, des aidants. L’image est réinvestie par une force qu’on ne lui connaissait plus au quotidien. Des reporters deviennent la Chine, l’Italie... Comme toujours, lors des grandes catastrophes ou des conflits lointains ou au coin de la rue, tous ces chocs évocateurs de vie et de mort, le journalisme renoue avec sa fonction d’aller y voir, de décrire.

D’abord savoir ce qu’il se passe. Il explique aussi, se fait l’interprète des préoccupations des uns et des autres, il questionne, enquête. Et cela vaut – quand les circonstances le leur permettent- pour tous les arts de faire : presse, radio, web, tout le monde est sur le pont. Car l’inquiétude est la plus forte. Et avec elle la volonté de savoir...via les médias.

Via une « sorte de confiance », pour une « sorte de vérité » à nouveau partagée. Mais l’adhésion pleine et entière à cette même « sorte de vérité » reste problématique.

Étrange, redoutable et précieux moment que celui de ces retrouvailles. Ce moment de « l’urgence » a été finement analysé par Alessandro Baricco dans un de ces récents entretiens filmés par le journal La Repubblica. Et l’on voit que cette réflexion venue d’un pays qui paye actuellement un lourd tribut au Coronavirus 19, n’est pas sans écho pour la France.

« Cette urgence, c’est un moment où se recompose une alliance entre politiques, experts et médias. Face au niveau élevé du danger, le public n’ose plus avec la même intensité, l’individualisme de masse, propre au numérique... Cela pourrait pousser les démocraties à se mettre en état d’urgence quasi permanent », prévient l’auteur de The Game.

Et là pour le coup, on ne pourra pas dire que l’on ne savait pas, que l’on n’ a pas vu les signes avant-coureurs du mal qui pourrait s’annoncer.

A. Wieder et H. Brusini