Le tigre, la peur et l’info

Par Hervé Brusini (journaliste, ancien rédacteur en chef de France Télévisions, prix Albert Londres) 

Les temps de pandémie sont des temps de peur. Avec le Covid-19, exclusivement traité à longueur d’éditions en France comme dans le reste du monde, l’anxiété du public a vécu un paroxysme. Et l’information d’être plus que jamais confrontée à l’une des critiques les plus souvent formulées à son encontre, le caractère anxiogène des images, des récits. Le tout sur fond de défiance bien connue. Pourtant dans le même temps la demande d’information, n’a jamais été aussi forte.

Par la grâce d’un discours présidentiel, un virus s’est fait tigre. La recommandation, - à la tonalité chinoise -, est de l’enfourcher, pour mieux le maîtriser. Tels furent les mots d’Emmanuel Macron pour révéler son plan d’action Covid-19 face aux acteurs de la culture. Il ajoutait : «... la peur sera là dans la société, elle ne va pas disparaître... »

De fait la bande passante de notre quotidien médiatique n’encourage guère à l’insouciance. Pêle-mêle, morbidité, létalité, saturation, oxygène, repousser les murs, pénurie, retard, pas vu venir, guerre, tests non valides, vagues, flambée, clusters... sont quelques-uns des vocables qui viennent forger nos conversations. Des mots qui pour être justes, n’en fabriquent pas moins, précisément, de la peur.

Le chercheur en psychologie sociale Jocelyn Raude l’affirme à propos d’une étude menée en ce moment même : « Il y a chez nos concitoyens, dit-il, une corrélation entre la durée d’exposition aux médias et les ressentis négatifs comme l’inquiétude, la colère ou l’angoisse. Ce n’est pas une critique, c’est une observation ».

Tout est là. Peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’information, le défi lancé au journalisme n’a jamais été aussi considérable. Malgré la peur, dire ce qu’il en est, interroger. Car le sujet du moment possède des propriétés singulières et leur réunion l’est encore plus.

Le Covid19 est de tous les instants, menaçant, exclusif, inconnu. En plus des mensonges ou semi-vérités à propos des masques ou des tests imputables au pouvoir, il fait l’objet de discours sans cesse contradictoires. Une incertitude « maladive » plane. Et comme si tout cela ne suffisait pas, la question, on le sait, se pose en termes de vie et de mort à l’échelle d’un appartement comme à dimension planétaire. Cette extrême instabilité conjuguée au risque vital constitue donc une sorte de paroxysme.

L’anxiogène par excellence

 Sur le plan de l’information, le principe actif de l’événement pandémie n’est pas seulement un virus, mais aussi et surtout la peur. La peur de mourir. Rien de moins. Dès lors, toute image, toute nouvelle produite pour informer, agit aussi sur cette peur. Or, la peur c’est un tout, qui dévaste. De même pour l’info sur le Covid. On chercherait vainement, le plan, la séquence, le cliché qui résume la période. Tout est Covid, tout est susceptible de concourir à provoquer de la peur. Qu’on le veuille ou non.

Ainsi, le reportage. Il fut l’évidente première réponse au défi affronté par le journalisme. Grâce à lui, nous avons pénétré dans l’univers en effervescence de l’hôpital. Sidérés, nous avons découvert les couloirs, poussé les portes des chambres, observé les corps. Notre regard n’était plus celui du spectateur extérieur face à la revendication d’un secteur de la société. Avec tous ces reportages filmés, écrits ou sonores, consacrés aux infirmières, médecins, brancardiers, réanimateurs, nous étions à l’intérieur de ce monde. Âpreté des scènes. Le courage de celles et ceux qui permettaient la vie, fut exalté par des applaudissements à l’heure symbolique des infos, à 20 heures. Pas pour tout le monde. Il y eut la peur du voisin soignant qu’on invite à déguerpir. La peur jusqu’à ne plus pouvoir regarder les écrans.

Certains parmi le public, ont manifesté un mécontentement indigné. L’accusation de voyeurisme brandie comme une défense devant l’insoutenable. La peur de deviner la mort derrière ces scènes. Pourtant l’image précisément possédait un antidote, les voix des soignants qui disaient tout le contraire. Ces blouses, masques et charlottes, s’évertuaient à parler de vie y compris au moment des plus terribles choix. Souvent des femmes. Des sourires, des visages, à côté des paroles, en disaient long. Dans l’ombre de l’anonymat, certains confessaient leur désarroi. Elles, ils, craquaient. Effroyables cadences, trop de morts, manque de moyens. Autant de vérités. Et de peur.

Dans le confinement des confinements, il y eut les EHPAD. Un tragique huis-clos où l’on mourait en nombre fut évoqué... Autant que faire se peut à la télé. Plans des immeubles, interviews à la perche avec micro équipé de plastique protecteur pour la télé (l’une des images emblématiques du journaliste tv en période de pandémie). On aperçut quelques images de cercueils, de fourgons mortuaires, et autres draps blancs pour cacher le sinistre spectacle. C’est que la mort, ne s’approche pas comme ça. Plus discrètes que jamais, sur injonction des autorités, les cérémonies d’adieu, les larmes, étaient absentes ... Fondu au noir.

Marie de Hennezel a parlé de ce déni de la mort. La moindre des dignités exigeait aussi cette quasi neutralisation de l’image.

En Italie, les chapelles ardentes dressées dans le nord du pays resteront néanmoins gravées dans les mémoires. Plans fixes de cercueils en nombre. Glaçant. Certes, les circonstances d’une région dépassée par l’afflux de malades ont provoqué cela, et donc ces séquences. Mais la mort massive a été filmée, montrée.

De même à New-York, elle aussi submergée par la pandémie. Là ce sont des camions frigorifiques et des fosses communes qui ont marqué les esprits. Tout particulièrement, les images réalisées par le photographe George Steinmetz et son drone en avril dernier. Le fait d’avoir ainsi pu rendre compte de l’inhumation par des prisonniers, de dizaines de corps non réclamés par les familles sur l’île de Hart Island, lui a valu la saisie de son matériel par les autorités.

La représentation de la mort est devenue un enjeu politique, variable également selon les traditions culturelles des pays concernés. Il en était déjà de même pour le terrorisme. Entre l’Espagne d’Atocha en 2004 et ses victimes errantes en sang, aux morts presqu’invisibles du World Trade en 2001. A l’époque, sur ce point, une polémique mit en cause les médias.

Cette fois encore, sous la plume d’une historienne, le New York Times a interrogé : « Où sont les photos des morts du Covid ? »

Selon Sarah Elizabeth Lewis, on a très peu vu la réalité tragique vécue par les hôpitaux. Certes des reporters ont fait un travail formidable dit-elle, mais elle ajoute en substance, que le Président, les travailleurs de la santé, et les illustrations du désarroi économique ont largement occupé les écrans.

L’image a bel et bien fait l’objet d’un rapport de force

La peur était son enjeu. Pas étonnant au pays d’un Donald Trump niant, fluctuant quant à l’importance de la pandémie.

Le pouvoir, est évidemment indissociable de l’information. Après tout, l’instauration de l’état d’urgence sanitaire, c’est à lui qu’on le doit - quand il le décide. Là encore, la peur était à l’ouvrage. Rassurer, exposer « les mauvaises nouvelles ou les bonnes », menacer, responsabiliser... agir sur l’anxiété, la doser. Bref gouverner par temps de crise. Parler vrai, ou pas, ou peu. Mais parler comme jamais dans les médias avec un maximum d’audience.

Les briefings officiels ont succédé aux conférences de presse ou déclarations. Avec les mots, les encadrés, les courbes, il y eut toute une infographie, une mise en scène du virus. Les chiffres de la contamination, statistiques de la mort. La peur cette fois tenait son instrument comptable.

Ainsi, dessiner les autres couleurs tricolores de la France. On vit la crainte, la colère du citoyen de n’être pas assez vert, ou trop rouge. Les médias jouant leur rôle de témoins plus ou moins critiques. Après le rappel à l’éthique de ce que l’on montre, celle récurrente de « l’indépendance aux ordres » n’allait pas manquer. Car les courbes rappellent celles de la gestion, du chômage, des retraites... Indispensable instrument, leur discours n’inspire pourtant pas la confiance. On y voit la preuve que les médias parlent comme le pouvoir.

L’histoire de l’info télévisée est édifiante

 JT 23 novembre 1956 Monsieur « Lapanique »

Vous connaissez Monsieur Lapanique ? C’était vous et moi en 1956. Juste après le discours en direct, du président du conseil, Guy Mollet, le JT créait un personnage avec chapeau mou et long manteau. Cet adepte du stockage de sucre et d’essence symbolisait le parfait idiot, peureux. En pleine crise de Suez, Guy Mollet l’avait bien dit, ne faites pas ça. Le JT le mit en images. Le geste était archaïque. La question pétrolière fit beaucoup mieux grâce à la narration de crise.

Le recours à la fausse info comme pédagogie de crise

Antenne 2 le faux JT du 10 décembre 1979

En 1979, au deuxième épisode des chocs pétroliers, le JT venait à peine de se terminer qu’un nouveau démarrait sur les chapeaux de roue.

La mine grave, PPDA annonçait : « ... un flash en termes de métier nous est arrivé de Ryad cette nuit à 1h55 : l’Arabie saoudite cesse définitivement toute exportation de pétrole... »

Derrière le présentateur apparut la reproduction gros plan d’une fausse dépêche AFP. L’illusion était parfaite. C’est le magazine Question de temps qui avait décidé de mettre à l’antenne, ce journal entièrement fictif et particulièrement flippant. Après tout, le premier ministre Raymond Barre avait bien affirmé, un mois auparavant, en novembre 1979, que « le monde pouvait s’acheminer vers un désastre ». Le standard fut bloqué. Le public n’avait pas bien vu la mention « fiction » en haut à gauche de l’écran. De l’art de produire de la peur pour cause de pédagogie de  crise.

« Vive la Crise » Antenne 2 le 22 février 1984

5 ans plus tard, Christine Ockrent réapparaissait elle aussi après la clôture du 20 heures. Gros effet de surprise.

La présentatrice annonçait : « Conseil des ministres exceptionnel aujourd’hui à l’Élysée. Le porte-parole du gouvernement vient à l’instant d’en révéler la teneur... » Et d’énumérer pêle-mêle toute une série d’augmentations en tous genres, restrictions drastiques des aides, un effrayant coup sur la tête des téléspectateurs. Puis, apparaissait l’acteur Yves Montand. « Rassurez-vous, disait-il, cela n’est pas vrai. Ce flash est un faux et ces nouvelles sont imaginaires. Mais avouez que vous avez eu peur. Parce que dans le fond, ces mesures, elles sonnent vrai... »

L’émission « Vive la Crise » imaginée par Pascale Breugnot le 22 février 1984 fut un énorme succès. Là encore, il s’agissait d’un angoissant starter conçu pour la pédagogie, non plus d’une crise énergétique, mais de LA crise. Le pouvoir socialiste de François Mitterrand prenait un notable virage économique. Dans l’émission, experts et spécialistes répondaient aux questions du candide comédien.

Face caméra ce dernier eut le commentaire suivant :« L’endettement permanent, c’est fini, il va falloir payer, la crise, c’est grave ! » (eh oui, déjà)

Depuis, LA crise ne s’est jamais vraiment arrêtée. Et avec elle, la tension médiatique qui l’accompagne. Le qualificatif d’anxiogène apparu en médecine à la fin des années 60, s’est banalisé pour pointer les journalistes. La défiance allant de pair. D’actions terroristes, en Krachs financiers, de guerres en manifestations massives, et donc de discours officiels en éditions spéciales, la crise est omniprésente. A chaque fois, elle a éprouvé une narration changeante dans les formes, stupéfiante dans certains cas, au risque de la crédibilité.

Le Covid-19, lui, ne connaît pas la fiction, rien que du vrai, tous azimuts. Edgar Morin appelle cela « une polycrise ou mégacrise ». Avec le climat en point de mire.

Comment imaginer alors, que l’information puisse être épargnée ?

Depuis plus de trente ans la question de la perte de confiance s’aggrave. Mais, la pandémie a provoqué un énorme choc, une attente d’infos sans précédent. Une exigence aussi, à la même hauteur, d’un questionnement critique, d’un dialogue, d’une prise en compte du monde numérique. La peur en déferlante pourrait compromettre ces retrouvailles. Et ne laisser place qu’à la haine capable de tuer toute tentative d’intelligence des choses.

Déjà, les médiateurs de nombreuses publications dont celui de France Télévision, perçoivent « un durcissement qui tourne parfois aux soupçons, à l’expression d’une certaine colère, au complotisme. »

Et cela, malgré tous les efforts du service public. On pourrait imaginer, en guise de paraphrase du message bien connu, celui-ci venu cette fois du journalisme : "Alerte covid 19. Parmi les gestes barrières, il existe aussi tout ce qui concourt à mettre la peur à bonne distance, à savoir... »

Aux acteurs de l’info en démocratie d’écrire la suite.