Par Diana Liu, MediaLab de France Télévisions
Sur la liste des bouleversements cette année 2020, nous devons en rajouter un autre : la fissure dans l’univers doré d’Instagram. Au milieu de la pandémie de Covid-19 et de la résurgence du mouvement politique #BlackLivesMatter, la plateforme s’est transformée du jour au lendemain : les photos de brunch ont été remplacées par les carrés noirs, le banana bread fait maison par des diaporamas politiques « explainer » et les stories inondées par des vidéos de manifestation et des flash infos pas encore confirmées par la presse.
Cette transformation pourrait paraître soudaine. Or, Instagram évolue depuis longtemps vers des contenus plus politisés et axés sur l’information avec l’essor des comptes d’info-activisme indépendants. Le Digital News Report 2020 du Reuters Institute constate que l’utilisation de la plateforme pour accéder aux informations a doublé dans toutes les tranches d'âge depuis 2018, en particulier chez les jeunes. En Allemagne, 38 % des personnes sondées entre 18-24 ans ont utilisé Instagram pour s’informer sur la Covid-19, contre 26 % aux États-Unis et 49 % en Argentine. 64 % des personnes ayant moins de 25 ans utilisent la plateforme régulièrement. Instagram devient vite une source d’information aussi populaire que Twitter.
Reste à interroger ce virage journalistique de la plateforme, dont l’ADN de départ — l’influence et l’esthétique — influe fortement sur la dissémination des informations. Que se passe-t-il lorsque l’information et l’influence se rencontrent, et quels sont les opportunités et les écueils de l’information instagrammée ?
Instagram, écosystème d’information divers et marqué par l’influence
En ce qui concerne les informations sur Instagram, les comptes de la presse traditionnelle restent les plus influents en termes de chiffres : le principal compte du New York Times compte 10,2 millions d’abonnés, ceux du Guardian et du Washington Post 3,6 millions chacun, et celui du Monde 1,2 million.
Mais la plateforme foisonne également de comptes d’informations indépendants, souvent dédiés à des sujets précis — la justice climatique, la répression des Ouïghours, la pensée postcoloniale, etc. Même si leurs chiffres sont moins élevés, ils atteignent des taux d’engagement impressionnants avec ce que l’on pourrait appeler des « articles à la Instagram » — des diaporamas qui présentent l’information de manière visuelle et accessible. Un post sur l’empreinte carbone de « Future Earth », un compte sur la crise climatique avec 184 000 d’abonnés, a rapporté 23 mille likes.
À la différence des médias traditionnels, ces comptes mélangent actualité, décryptage, memes et activisme. Certains fonctionnent comme des start-up médias, d’autres représentent le travail d’un créateur dédié. Ils présentent l’information avec des graphiques soignés et en citant leurs sources (souvent des médias traditionnels). La plupart assument un parti pris politique, et ceux qui essaient de présenter les informations de manière plus neutre sont rares. (Selon le rapport de Reuters, les jeunes de moins de 35 ans partout dans le monde ont tendance à privilégier « les informations qui énoncent clairement leur point de vue ». Plus de la moitié des utilisateurs d'Instagram dans le monde ont 34 ans ou moins.)
Si l’éclatement du coronavirus a entraîné la prolifération de la désinformation sur la plateforme des sources peu crédibles, Black Lives Matter a amplifié l’influence de ces comptes d’info-activisme et montré à quel point les internautes sont réceptifs aux diverses sources d’information sur la plateforme. Dans une interview accordée à Vox, la fondatrice du compte Instagram « so you want to talk about », qui expose des politiques de gauche en forme de diaporamas pastel, s’étonne de la croissance explosive de ses chiffres — de 10 000 abonnés en juin à 1,4 million début septembre. Instagram a même promu certains de ces comptes dans son « guide pour la justice raciale », placé en haut du fil Instagram début juin.
La dissémination des informations dépend largement de l’influence détenue par l’utilisateur. Pendant Black Lives Matter, les personnalités qui en possèdent par millions ont cédé leurs comptes à d’autres en forme de « takeover ». Selena Gomez, star américaine avec plus de 192 millions d’abonnés, a donné ses identifiants à Sarah Lewis, professeur à l’Université de Harvard, et auteur et universitaire Ibram X. Kendi. La campagne #ShareTheMicNow (partager le micro maintenant) a également organisé le « takeover » des comptes des femmes blanches influentes par des femmes noires afin d’amplifier les voix de celles-là.
Les informations présentées de façon « instagrammables »
Instagram est une plateforme qui récompense un certain type d’intelligence et de perfection visuelle — une exigence que les comptes d’info-activisme ont bien comprise. L’article à la Instagram remplace la photo ou même le texte avec des infographies d’apparence professionnelle — tantôt douces et épurées, tantôt plus voyantes et agressives. Cette année a vu en particulier l’essor des « diaporamas de justice sociale », qui présentent des informations (et souvent des pistes d’action) de manière esthétique et digeste.
Rachel Cargle, écrivaine et activiste connue sur la plateforme, a aussi popularisé le format « annotations » — sa manière de répondre de manière plus approfondie aux questions et critiques de son lectorat.
La vidéo reste un format important, que ce soit des Instagram Live, des clips des manifestations ou des reportages faits par des médias traditionnels.
L’adoption rapide de ces nouveaux formats confirme les types de contenu que les jeunes privilégient : du texte, mais aussi des « explainers » visuels et du storytelling visuel. Il s’agit d’une approche éditoriale qui intègre le design dans la conception de l’article, tout en prenant en compte les exigences de la plateforme et des utilisateurs. Dans le scroll infini, ces posts attirent l’attention, se lisent en peu de temps et peuvent facilement être partagés via les stories.
Les risques de l’information instagrammée
Or, ces graphiques soignés peuvent rendre crédible ce qui ne l’est pas forcément. Cette démocratisation de la création des contenus journalistiques suscite des inquiétudes sur la désinformation et le manque de fact-checking par des professionnels. Des formats visuels sur Instagram peuvent être particulièrement convaincants, tandis que la modération de ces contenus risque d’être plus compliquée.
Le rôle de l’influence dans la dissémination des informations pose également problème à l’heure où les adolescentes se tournent vers des influenceurs qui ne sont pas forcément experts pour s’informer. Le mélange entre information et activisme qui tend vers la création des contenus partisans est un autre sujet d’inquiétude.
Instagram redéfinit le journalisme pour une nouvelle génération
Sur Instagram, tout le monde peut devenir influenceur — et maintenant, journaliste. Or, malgré les risques, on pourrait également y voir autre chose : le passage (ou la prise) du flambeau de la part d’une jeune génération qui veut non seulement consommer mais rapporter des informations, avec des formats et des angles qui lui sont propres.
En effet, dans un contexte de bouleversement et de transformation des médias, ces comptes Instagram y apportent des réponses — et même des innovations. Au moment du réexamen de l’objectivité journalistique et la recherche des rédactions plus diversifiées dans les médias américains, les créateurs de ces comptes utilisent la plateforme pour amplifier de nouvelles voix et perspectives. Dans leurs contenus, on constate souvent la volonté de mieux couvrir des sujets comme la crise climatique, ou d’allier information avec action à l’instar du journalisme de solutions — des transformations qui se font également dans les médias traditionnels.
La place du journalisme sur Instagram continuera à évoluer — de fait, la pandémie et le confinement mondial ont créé un contexte particulier à l’égard de l’activisme et la consommation des informations sur les réseaux sociaux. Malgré l’utilisation croissante de la plateforme pour s’informer, Instagram reste une source parmi d’autres.
Enfin, les comptes d’info-activisme et les « articles à la Instagram » représentent la volonté de beaucoup de redéfinir les médias pour une nouvelle génération et pour le « monde d’après ». Une tendance à suivre de près.
Crédit photo : Instagram