Le Covid, accélérateur des mutations du journalisme

Par Laure Delmoly, MediaLab, France Télévisions

Le covid balaye toutes les autres actualités. Les journalistes retournent aux fondamentaux du métier : expliquer, enquêter et vérifier l’information. Sous contrainte sanitaire, leurs pratiques journalistiques évoluent. Deux tendances de fonds s’accélèrent : l’émergence d’un journalisme de solution et la co-construction de l’information avec le public.

Réunis, il y a quelques jours à Tours lors des Assises internationales du journalisme, les professionnels des médias ont dressé un premier bilan de la couverture de six mois de pandémie.

Une seule actu : le covid

Pour la première fois, l’actualité covid balaye tous les autres sujetsEntre le 18 janvier et le 3 juillet 2020, le coronavirus SARS-CoV-2 fait l’objet de 8 466 sujets soit 50 sujets en moyenne par jour dans les JT de 20 heures. Cela constitue 60 % de l’offre d’information globale du 1er semestre 2020 en nombre de sujets. Les JT du 20h se rallongent. Leur durée totale passe de 59 heures et 16 minutes en janvier à 86 heures et 31 minutes en mars (+54 %).

Source : Etude INA

Pour Hervé Brusini, président du prix Albert Londres. “L’allongement de la durée des JT est symptomatique. L’enjeu est de retrouver un peu de rationalité via le travail journalistique. Le grand-rendez vous de 20h est restauré. C’est d’ailleurs aussi l’heure choisie pour applaudir les soignants”. 

Pour Tristan Vey du service Science & Médecine du Figaro, “C’est historique d’avoir un sujet qui prend le pas sur toutes les autres actualités. Nous avons été mis au centre du village. On inaugurait la conférence de rédaction avec l’actualité de l’épidémie, de la recherche médicale et les décisions de santé publique. Cela permettait de donner les grandes directions au service politique et international.”

Mais comment gérer l’incertitude tout en étant encore journalistique ? Pour la première fois, face à la demande, les journalistes d’info et scientifiques parlent de la recherche de résultats et non des résultats. “La recherche c’est la quête du consensus. En général, on ne suit pas cette cette recherche en train de se faire et les controverses qui en découlent” explique Nicolas Martin, producteur de la Méthode Scientifique sur France Culture.

Comment ce travail est-il perçu par le public ? L'Etude Viavoice effectuée pour les Assises en partenariat avec Radio France, France Télévisions, France Médias Monde et le JDD révèle que 60% des personnes interrogées estiment que la place accordée à la crise sanitaire est trop importante. 43% jugent que les médias ont alimenté le peur du virus et un tiers qu'il ont utilisé cette peur pour faire de l'audience. Et pourtant, une grande majorité, 67% des Français interrogés, reconnaissent que l'information leur a été utile pour leur vie quotidienne

Et Hervé Brusini de commenter “En France, on a surtout vu la statistique, le chiffre. La mort s’invitait tous les jours dans les foyers à l’heure du JT avec le décompte.”

Source : Sondage ViaVoice

Un retour aux fondamentaux du métier

  • Vérifier

Comme tout le monde durant cette période, j’ai reçu beaucoup d’informations erronées sur WhatsApp et sur YouTube. Une des missions du service public est de lutter contre la désinformation et de contribuer à ce que le pays reste une démocratieexplique Laurent Guimier, directeur de l'information de France Télévisions. Dans une période d'infodémie, le rôle des journalistes est de vérifier les informations. Les rédactions se livrent à du factcheking dans des rubriques dédiées mais également au sein des live. "Durant les six derniers mois on a fait plus de 1.500 factchecks" commente Marc Braibant directeur adjoint de l'information à l’AFP, en charge de la gestion de crise.

Source : AFP

  • Expliquer

Le public veut comprendre. L'immobilité forcée imposée par le confinement redonne toute sa place au temps long, celui de l'analyse. 

“J'ai été surpris par cette appétence des gens pour des sujets complexes. Beaucoup de lecteurs achetaient à l’unité des articles de fonds” explique Tristan Vey du Figaro. Au delà du décryptage, les Français souhaitent des informations utiles. "Nous avons fait un questionnaire en ligne pour demander aux lecteurs ce qu'ils attendaient de nous. Leur réponse : Soyez clairs. On veut savoir quelles sont les mesures prises sur nos territoires et les conséquences sur notre vie quotidienne" explique Damien Allemand de Nice Matin. Les rubriques "on vous répond" se multiplient dans tous les médias.

  • Recourir à des experts

Pour la première fois, les journalistes se rapprochent de la parole scientifique. 

“En tant que journaliste scientifique, j’avais déjà l’habitude d’aller chercher des signataires d’études, mais ce que cette pandémie a montré c’est qu’il y a un besoin urgent de former les journalistes généraux à l’actualité scientifique comme on le fait déjà pour le sport et la politique dans les écoles de journalisme. ” explique Nicolas Martin, rédacteur en chef de la Méthode Scientifique sur France Culture et à l'origine de la chronique “radiographie du coronavirus”, une chronique quotidienne autour de la recherche et de l’évolution du virus.

Les journalistes se constituent des réseaux d'experts qu'ils peuvent consulter à tout moment et inversement si il y a des choses importantes à signaler. "Nous nous sommes positionné comme des personnes ressources pour la rédaction d'info géné" ajoute Nicolas Martin.

Les pratiques journalistiques évoluent

  • Divertir & instruire

L’objectif des professionnels des médias durant cette période ? Maintenir le lien social, instruire et divertir. Le Monde crée ainsi un "slow live" en complément du live d'actu covid où de nombreux sujets sont abordés via des invités : cuisiniers, psychologues, auteurs. Le producteur Jamy Gourmaud, très sollicité par les enseignants durant le confinement - lance sa chaîne YouTube en mi-Mars avec pour objectif de raconter un savoir par jour en une minute. Au total : 55 capsules seront produites pendant les 55 jours de confinement. La chaîne compte aujourd'hui 620 000 abonnés.

  • Le journalisme de solution 
  • Le journalisme de solution vient donner un complètement salutaire à cette actualité anxiogène. Le journal Paris Normandie donne ainsi des informations de proximité utiles : contacts de ceux qui fabriquent des masques, lieux qui fournissent des douches pour les chauffeurs routiers. De son côté, Nice Matin lance l’application Coronaide durant le confinement. Le principe : proposer une aide aux personnes vulnérables ou en première ligne comme faire les courses ou promener le chien. Au total : 30 000 téléchargements de l’application et une mine d’or de sujets pour les journalistes de la rédaction.
  • Une co-construction de l’information avec le public

Les journalistes qui ne peuvent pas forcément se rendre dans les hôpitaux saturés font des appels à témoin en ligne. Ils sont alors submergés de témoignages. Cet afflux d'information leur permet de faire émerger des sujets auxquels ils n'avaient pas penser. Nous avons fait un appel à témoin en ligne d’anesthésistes, de médecins réanimateurs et nous avons reçu des dizaines de milliers de témoignages.

"On s’est rendu compte qu’il y avait un vrai besoin de la part des soignants de libérer la parole” , explique Tristan Vey du Figaro. La parole des soignants fait irruption dans les conférence de rédactions afin de co-construire l'information.

 

Le bilan de ces assises ?

La pandémie s'est révélée être un incubateur de tendances préexistantes dans le métier. Le désintérêt des Français pour les médias a laissé place à une demande viscérale d’information. Mais les réponses n'étaient pas forcément là. Pour la première fois, les journalistes n'étaient plus seulement témoins mais victimes et tout aussi peu préparés que le public à cette pandémie. Un contexte extra-ordinaire qui a contribué à les rapprocher. 

Et Laurent Guimier de conclure :“La pandémie a modifié durablement la relation des journalistes avec leur public. Cette proximité est positive, à nous de la faire perdurer dans le temps.” 

Crédit photo de Une : Assises du Journalisme de Tours.