Zola et Baricco, pour tenter de comprendre 2021

Par Hervé Brusini, ancien rédacteur en chef de France Télévisions, Président du Prix Albert Londres

Quels sont les mots pour dire l’info et sa narration aux temps de la Covid ?

Comment décrire ce qu’il nous est arrivé – que l’on soit journaliste ou citoyen -et ce qu’il nous arrive aujourd’hui encore avec ce récit, car rien n’est terminé face à la pandémie ?

Que faire donc, là maintenant, d’un sujet qui embrasse toutes les activités humaines ?

D’abord, il y a le bruit

Pour l’heure, il est assourdissant, omnipotent, omniprésent : interrogations, diagnostics et recommandations souvent contradictoires vont à un train d’enfer. Car, les sociétés, française et planétaire, sont avides de réponses. La gageure, la sommation, est de tout penser dans l’instant, au jour le jour. C’est un paroxysme. La vérité est promise, exigée, produite sous tous ses aspects « covidiens » : sanitaires, politiques, économiques, voire philosophiques.

La chose est légitime, mais on peut y voir aussi l’arrogance et le désarroi d’un temps où l’incertitude se vit à tout moment, s’exècre à tout moment. La peur est à l’œuvre. Quand il est question de maladie, de vie et de mort, on ne fait plus dans la dentelle. Complexité circulez ! Malgré toute sa bonne volonté, au moins proclamée, le journalisme n’échappe pas à cette réquisition générale. Même train d’enfer pavé, ou plutôt mis sur les rails, des meilleures intentions. Forcément, tout cela, ça fait beaucoup de bruit.

Du chef de l’État, au quidam, en passant par les professionnels des nouvelles, de leur production comme de leur diffusion, tout le monde se sent à titre, juste et légitime, pleinement concerné par ce qui est devenu LE sujet. Il sera intéressant pour les futurs historiens de cette crise, de décrire, d’analyser comment un virus est devenu la préoccupation des terriens et terriennes. Ces derniers découvrant par la même, qu’ils ont des voisins, que d’autres pays existent bien, que d’autres cultures, économies, systèmes de santé ont leur propre façon d’affronter l’invisible péril. Paradoxe du confinement : la découverte de l’autre.

Ensuite, il y a l’évènement

Tentons de rester sur ce « penser l’info » qui mobilise à tous les étages de notre édifice collectif.

Car, il y a bien là un événement. Explication : la notion d’événement semble s’être dissoute dans la chape, de facto créé par le virus. Chaque jour connait son événement nouveau, avec la découverte d’un aspect méconnu de la maladie, la dernière décision gouvernementale, les statistiques diverses sur le nombre d’hospitalisés, le taux de reproduction du virus, les aides aux entreprises, le moral de chacun, la jeunesse toujours plus sacrifiée, la pauvreté qui gagne, la date changeante de fermeture/réouverture des salles de... La pandémie est en soi devenue l’événement. Il/elle, se syncope, se répète, s’étire, se psalmodie...

Au beau milieu de cette bande sonore, se tient l’information qui transmet, bat la mesure, tient l’agenda tant bien que mal. Depuis plus d’un siècle, elle avait ce recours quasi systématique, à ce qui l’environne, pour s’expliquer, au sens où le coupable est sommé de s’expliquer face aux juges. Le mot « pouvoir » constituait alors l’essentiel de sa plaidoirie. On le déclinait à l’envi avec les qualificatifs souvent justifiés, de pouvoir économique, pouvoir politique, pouvoir juridique, et même pouvoir médiatique. L’évocation de ces pouvoirs suffisait à « expliquer », les anomalies, travers, ou manquements de l’information. Bref, les raisons de la faute se tenaient dans cette extériorité.

Aujourd’hui, c’est le principe constitutif de l’information qui est mis en lumière, et à mal. Au sens où l’on braque un projecteur sur le suspect sommé de s’expliquer. Là est l’événement. La vérité, car c’est elle dont il s’agit, est interrogée dans son processus de production. Qui a, aura le pouvoir de la produire ? La vérité est ainsi soumise à un interrogatoire qui ne rechigne pas à la torture. La vérité offre un visage meurtri, parfois sans identification possible tant les coups portés semblent hors de toute raison. Ce n’est pas seulement une affaire de fausses nouvelles, fake news, ou infox, chères au législateur. Loin de là, puisqu’on le sait maintenant, le fait en tant que tel, est désormais remis en question, nié. Y compris le fait scientifique et sa mise en discussion permanente.

Les États-Unis lui ont trouvé une alternative, validée par la Maison blanche. Alors on le voit, le massacre du vrai pourrait singulièrement dépasser le seul cadre du journalisme. Car au-delà de la fausse info, il porte d’autres noms aux diverses formes violentes, toujours assassines, voici pêle-mêle, le complotisme, le platisme, bref tout l’éventail de l’obscurantisme contemporain.

Puis, il y a la référence : bonjour Zola ! 

Mais tout cela est-il bien nouveau ? N’a-t-on pas pour caractéristique, effet de l’orgueil du moment, ce travers de croire que nous serions dans une situation inédite ? « De l’historique ! », comme aime à le dire le présentateur des nouvelles dans la lucarne. Cet événement actuel qui place l’information elle-même et sa narration au cœur des préoccupations, possède en effet un précédent. Une époque où l’on s’est posé ce même arsenal de questions visant à mettre en joue la vérité et son traitement journalistique. La période offre de nombreuses similitudes avec notre actualité. Le XIXe siècle a connu cette même explosion technologique dans la fabrication de l’info, cette même mutation dans l’art du récit, ce même sentiment de rupture, d’un monde sur le point de disparaître face à un autre, plus incertain aux yeux de beaucoup. L’un des textes les plus emblématiques de cette époque est peut-être cette préface rédigée par E. Zola à un recueil intitulé « La morasse ».

« Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! Il est certain que, depuis une trentaine d’années, elle évolue avec une rapidité extrême. Les changements sont complets et formidables »

Le ton est donné. Il date de 1889, cinq ans avant le commencement de l’affaire Dreyfus, neuf ans avant le célèbre "j’accuse" signé Emile Zola à la une du quotidien L'Aurore.

« Flot déchaîné de l’information à outrance », « il s’agit d’être renseigné tout de suite », Zola pointe ce journalisme nouveau qui a tué selon lui, « les grands articles de discussion, la critique littéraire... au profit des dépêches...»

Il ajoute :« Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation... Il s'agit d’un fait social. Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont chaque matin de nouveaux détails, les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage en satisfaisant davantage la curiosité de ses lecteurs. De-là, des secousses continuelles dans le public qui se propagent d’un bout du pays à l’autre. Quand une affaire est finie, une nouvelle commence, car les  journaux ne peuvent vivre sans cette existence de casse-cou. Si des sujets d’émotion manquent, ils en inventent. Jadis, les faits, même les plus graves, étaient moins commentés, moins répandus, émotionnaient moins, ne donnaient pas, chaque fois, un accès violent de fièvre au pays. Eh bien ! c’est ce régime de secousses incessantes qui me paraît mauvais. Un peuple y perd son calme »

Et comme en écho, le regard du sommet de l’État

Dans un entretien récent accordé à L’Express, l’actuel président de la République parle de « l’écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent », « d’une inquiétude qui gagne » quand « les controverses scientifiques se déploient sur les chaînes d’information et les réseaux sociaux ».

Dans ce jeu de miroir des discours tenus sur l’info, avec ou sans Covid, Zola développe ce qu’Emmanuel Macron ne démentirait pas : « On le voit, depuis quelques années, l’équilibre de la saine raison semble être détruit, le contrecoup des événements est disproportionné ; et l’on en arrive à se demander avec anxiété si, dans des circonstances véritablement décisives, nous retrouverions le sang-froid nécessaire aux grands actes. »

De fait, la crise des crises provoquée par un coronavirus, a quelque chose de ces « circonstances décisives ». Et l’on serait tenté d’écrire qu’une heure de vérité est en train de sonner.

Signe d’espoir venu du passé, à l’issue de son introduction, Zola proclame sa foi dans l’avenir de la presse, malgré tous les reproches qu’il peut lui faire. « Elle est une force qui sûrement travaille à l’expansion des sociétés de demain ». L’optimisme l’emportait donc même « s’il y aura de la boue et du sang » prophètisait le journaliste-écrivain. Sommes-nous à présent dans cette boue et ce sang ? La foi dans le caractère inéluctable du progrès animait par-dessus tout cette époque, que l’on pourrait qualifier de « disruptive » si l’on osait l’anachronisme du vocable.

Et l’on ne se lasse pas de citer cet autre visionnaire du journalisme, un certain Eugène Dubief. Trois après Zola, cet ancien secrétaire de la ligue de l’enseignement décrit la future arrivée de l’internet. Sic. « Des filets nerveux enserreront le globe » prévoit Dubief. « Moyennant l’abonnement le plus minime, expliquait-il, le citoyen du XXe siècle pourra évoquer devant lui un diorama (entendez l’image) et être sans cesse en communion avec tout le genre humain ».

Et il affirmait : « alors ce sera si beau, le journalisme se sera si bien perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme... »

Mais que sera alors devenue l’information dans ce monde où semble dire Dubief, le journalisme se sera si répandu qu’il n’existera plus en tant que tel ? Vivons-nous les prémisses de ce stade avancé, dont on ne sait s’il s’agit d’une évolution ? La Covid est-elle l’accélérateur de ce qu’annonçait The Game, le livre d’Alessandro Baricco ? Il parlait d’un « changement du design de la vérité », évoquant le surgissement sur nos écrans d’une « vérité-minute ». 

Enfin, il y a « ce que nous cherchions », bonjour A. Baricco ! 

 

Récemment, l’écrivain a publié sur smartphone en texte comme en voix, un opuscule en 33 fragments, intitulé « Ce que nous cherchions ».

Bien sûr, on notera que la forme proposée est très innovante. Mais le contenu est aussi des plus singuliers. Selon Baricco, la pandémie que nous vivons serait « une créature mythique, beaucoup plus complexe qu’une simple alerte sanitaire ». « Avec ce type de figure, la communauté des vivants organise le matériel chaotique de ses peurs, convictions, mémoires ou rêves », explique l’auteur. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, « c’est bien réel », insiste-t-il. La créature mythique a en partage avec le monde numérique sa capacité virale, remarque Baricco, « pas d’attaque frontale », mais plutôt un « processus opérant par contagion », « une contagion des esprits avant celle des corps ».

Mais de quoi parle exactement l’auteur de « La soie » ? Ce mythe de la pandémie, dit-il, agrège « divers savoirs et ignorances : des gouvernements fragiles, des journaux au bord de la faillite, des  aéroports, des années de politique sanitaire ... des applications soudainement très utiles, le retour des experts au premier plan, l’omniprésence silencieuse des géants de l’économie digitale... ». « Bien sûr, nous nous focalisons sur le virus, mais si nous fermons les yeux, nous entendons tout le reste, comme un bruit de fond », décrit un Baricco traducteur de nos angoisses.

Autant dire que, selon Baricco, nous la cherchions bien cette pandémie, avec de tels choix ou non choix. En fait, suggère-t-il, nous y étions déjà peu ou prou, dans la viralité, et avec ce grand tout que nous avons construit via le numérique, où « l’on peut faire circuler comme jamais l’argent, les chiffres, les infos, la musique... ».

Mais attention, cette pandémie est d’un genre absolument nouveau, rien à voir avec la peste, assène Baricco. La rapidité de calcul actuelle, l’extraordinaire capacité de déplacement dans le digital, le fait que chacun est en mesure de produire un récit, tout cela combiné à la maladie provoque une réaction chimique inédite. La science elle-même vacille dans ce brassage.

« Si le savoir médical se résume à des conseils de bon sens, c’est que quelque chose ne fonctionne pas », grince Barrico.

Ces trente trois fragments livrent une approche plus que surprenante de la pandémie. Mais il y a ce sentiment de justesse, d’adéquation totale avec le sujet. Il s’achève sur le constat de deux forces en présence selon l’auteur. La première est que la pandémie n’est pas démocratique.

« Elle renforce les puissants, et défait les pauvres », constate-t-il. « Elle ne fait pas s’écrouler la bourse... remet en pleine lumière le pouvoir politique. Et l’on sait que ce dernier n’est jamais plus fort que lorsqu’il se présente comme un sauveur », avertit l’auteur. Face à cette tentation autoritaire, il y aurait ce moment qui permet aux humains de penser l’impensable, espère l’auteur du Game, « non pas comme un jeu de leur imagination, mais plutôt de leur rationalité ».

L’ultime figure mythique convoquée par celui qui a créé une université dédiée à la narration à Turin, est l’amour. Un mythe pour soi-même, dit Baricco, une forteresse imprenable. Elle aussi opère par la contagion. L’amour est virale en quelque sorte, alors « qui a aimé, saura...» conclut Baricco . Façon de dire : saura ce qu’il faut faire face à la pandémie, puisque l’actuelle contagion renvoie à l’ancestrale question maladive posée par l’amour.

Et l’information dans tout cela ?

Zola, Baricco, comme une croisée des chemins.

L’un renvoie au journalisme lui-même, aux défis qu’il doit relever. Pour enfin tirer les leçons d’une histoire négligée, celle de la presse, de celles et ceux qui l’ont construite. Zola, qui l’aime, lui conseille, moins d’excitation, plus de temps, de pédagogie, d’éthique. Un rappel avant l’heure à se corriger, reconnaître ses erreurs et aller de l’avant, s’engager comme on dirait aujourd’hui. L’art du reportage en étendard, le plaisir de la transmission critique pour seule arme. L’indépendance pour credo. Bref, une aide à la démocratie. Une démocratie de l’espérance en des jours meilleurs. A l’opposé de la défiance mortifère.

L’autre dépasse l’information stricto sensu. Il ouvre les portes d’un univers nouveau. En établissant un parallèle entre Pandémie et numérique, Il fait apercevoir « la nouvelle skyline de nos mentalités » dit-il. Un monde tout en revirements : peur/audace, changement/nostalgie, douceur/cynisme. A ses yeux, les gestes barrière de la pandémie ont pour équivalent cette hygiène digitale de plus en plus souhaitée ici et là. Il fallait s’arrêter, se laver les mains... qui touchent les claviers de nos écrans.

Zola et Baricco, l’un des inventeurs du récit naturaliste, et l’un des ingénieurs de la narration.

Deux voix à écouter.