Clubhouse, le réseau social audio confidentiel comme nouvelle star du confinement en Allemagne

Par Kati Bremme, Direction de l'Innovation et de la Prospective de France Télévisions

Après une première apparition en mai 2020 dans la Silicon Valley, Clubhouse, une appli sociale exclusivement audio, crée en ce moment le buzz en Allemagne et passe même en numéro deux des téléchargements devant Telegram. Un succès largement porté par la promotion de célébrités allemandes de l'"old and new media", de l'influenceuse Caro Daur à l'animateur historique Thomas Gottschalk. Dans un monde surexposé aux vidéoconférences, l'appli audio Clubhouse devient le nouvel espace de prédilection du monde de l'art, de la tech, des médias et de la politique, en réussissant à donner l'impression d'un espace confidentiel, où l'on peut même se taire complètement dans une des salles de repos.  

Une impression d'entre-soi justement à l'origine d'un petit scandal politique autour de Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe, qui avait avoué sur l'appli prétendument confidentielle jouer à Candy Crush pendant ses réunions de crise sanitaire avec la chancelière, et pire, qualifiée cette dernière dans la même déclaration de "Merkelchen" (petite Merkel). Le journal allemand "Welt am Sonntag" fut le premier à citer ces déclarations depuis Clubhouse, et de nombreux médias ont ensuite mis en avant cet "acte d'ignorance [digitale] masculine" de la part du ministre. En effet, sous ses airs d'entretien téléphonique intime, l'application Clubhouse rassemble plusieurs milliers de personnes par "appel".  


Le ministre Bodo Ramelow s'excuse pour son "acte d'ignorance masculine"

Comment cela fonctionne ?

Clubhouse est une appli sociale audio centrée sur la voix. Cette "Drop in Audio App", comme elle est décrite par ses fondateurs Paul Davison et Rohan Seth, savoureux mélange de conférence virtuelle et de podcast interactif, donne aux utilisateurs l'occasion de parler, de raconter des histoires, de développer des idées, d'approfondir des amitiés ou de rencontrer de nouvelles personnes.

L’utilisateur qui a réussi à entrer dans l’appli sur invitation peut suivre différentes thématiques dans les "salons", soit en simple auditeur, soit en s'exprimant. Contrairement à d'autres applications sociales, Clubhouse ne dispose pas de fonctions "Like" ou de commentaires, tout le monde s’exprime de vive voix, modéré par des animateurs. Dans Clubhouse, tout se passe en direct, rien ne peut être enregistré et partagé. Alors qu'Instagram Livestreams ne permet qu'à deux personnes de se parler et que l'application doit rester ouverte, dans Clubhouse, 5.000 personnes peuvent se réunir dans une pièce et l'application peut fonctionner en arrière-plan.

Clé du succès : l'audio confidentielle

Le concept de marketing des fabricants de Clubhouse inclut la "rareté artificielle". Pour le moment, les utilisateurs d'un smartphone Android sont laissés de côté. Même la plupart des propriétaires d'iPhone qui ont installé Clubhouse doivent encore attendre pour utiliser l'application. Ils ont besoin d'une invitation d'un utilisateur actif pour entrer dans le Clubhouse. L'effet "Fear of Missing Out" (FOMO) qui en résulte crée un énorme battage médiatique.

Le côté sélectif est amplifié par une autre fonction de Clubhouse : toute personne qui veut utiliser l'application doit partager son carnet d'adresses iPhone avec elle (élément douteux en termes de protection des données). Si l'un des contacts du carnet d'adresses est déjà sur la liste d'attente de Clubhouse, l'application donne parfois à l'utilisateur la possibilité d'attribuer un "passe-droit" au contact en dehors de la file d'attente virtuelle et de déverrouiller son accès - sans avoir besoin d'une invitation. Le modèle économique de l'appli reste encore flou, en attendant, des invitations se négocient à des prix allant jusqu'à 250 euros sur Ebay.

L'appli est arrivée en Allemagne en janvier 2021 par lintermédiare de deux stars du podcast tech germanophone ayant des liens avec la Silicon Valley, Klöckner et Gloeckler du Doppelgänger-Podcast. Clubhouse se vante de sa nature intime, non éditée. En Allemagne, des hommes politiques comme Christian Lindner, chef du Parti démocratique libre (FDP), ont été les premiers à s'y intéresser. Sans la pression de la vidéo, politiciens et influenceurs peuvent inviter les participants dans un club exclusif : ils peuvent parler directement à l'audience sans intermédiaire, dans un sentiment d'intimité. Mais avec un bémol : l'audio donne certes une impression de proximité et d'entre-soi, - bien plus que les vidéoconférences-, sauf que l'on ne se confie pas en off devant un petit groupe de journalistes, mais bien devant des centaines d'auditeurs tout sauf confidents. Se soulève alors la question des règles journalistiques de base : Les hommes politiques sont-ils des citoyens privés ou des représentants élus dans un salon de discussion semi-public à 23h du soir ?

Une plateforme plébiscitée par le monde de l'art

Clubhouse recrée un univers élitiste, un peu comme si l'on se retrouvait à nouveau autour d'un cocktail dans un vernissage ou encore dans une lecture d'un auteur underground. L'appli est d'ailleurs utilisée par nombre d'écrivains pour s'exprimer à distance avec leur public, à l'instar de Peter Wittkamp, célèbre auteur humoriste qui alimente avec ses textes la plupart des "Late Night Shows" allemands. 


Redistribution de la population sur les réseaux sociaux selon l'humoriste Peter Wittkamp :  Instagram pour les moins de 40, TikTok pour les moins de 20, Clubhouse pour l'élite intellectuelle du quartier Berlin Mitte, Pinterest pour les femmes qui souhaitent se marier, Twitter pour la Gauche, Telegram pour la Droite et des fous politiques, eBay pour les autres fous, et Facebook pour le reste... 

Le labyrinthe des différents salons rappelle un peu les happenings artistiques improvisés dans des bâtiments abandonnés du Berlin des années 1990. On peut y trouver des Anne Schwanz et Johanna Neuschäffer d'Office Impart en entretien avec Annika von Taube, chroniqueuse de Monopol et stratège numérique, Dirk Boll, directeur de la maison de ventes aux enchères Christie's, et quelques autres invités débattre de la façon dont les formats numériques sont en train de changer le marché de l'art. Il existe aussi des salons "fermés", encore plus select. On peut échanger sur Clubhouse avec des entrepreneurs de la tech et des fondateurs de startups, avec des stars de TikTok et autres influenceurs, avec des footballeurs et des experts du marché de l'art.

Les critiques : incompatibilité RGPD, manque d'accessibilité et tendance au #FOMO

Le concept douteux de protection des données de Clubhouse, qui viole probablement aussi le Règlement Général européen sur la Protection des Données (RGPD), n'a pas empêché de nombreux influenceurs en Allemagne de prendre rapidement le train en marche depuis mi-janvier et de passer de WhatsApp à Clubhouse sur fond de schizophrénie concernant les règles de "privacy". Par exemple, plus de 1.000 personnes se sont réunies virtuellement dans une salle de Clubhouse où la ministre du numérique allemande, Dorothee Bär (CSU), a discuté de l'"Année de la Diversité 2021" avec l'entrepreneur Tijen Onaran, la journaliste Niddal Salah-Eldin et d'autres invités.

La nature radicalement libre des salons, bien qu'apparemment égalitaire, a déjà suscité la controverse. La journaliste du New York Times Taylor Lorenz a écrit sur la façon dont certaines salles de Clubhouse se transforment en bastions de la misogynie, de l'antisémitisme et du racisme. En l'absence d'enregistrement, les observateurs indépendants n'ont guère de moyens d'enquêter sur ces accusations.

Raul Krauthausen, un auteur allemand, connu pour ses actions en faveur des personnes handicapées, critique l'application pour son côté exclusif au lieu d'être inclusive. Dans un post Instagram, il met en avant "ce qui ne manque certainement pas à l'humanité en ce moment :

  • une appli qui exclut les personnes sourdes et qui n'est pas accessible
  • une appli qui est élitiste et exclusive
  • une appli qui promeut le FOMO"

A la place, il prône le "JOMO", le "Joy of Missing Out", qui nous permettrait justement de nous libérer de ce perpétuel besoin d'être informé de tout.

 

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Conclusion

La recette du succès de Clubhouse semble évidente : on se retrouve enfin, sans toutefois se réunir. On ne se voit pas, on s'écoute. Clubhouse c'est un peu une conférence téléphonique sans fin dans le domaine du divertissement, à laquelle chacun participe volontairement, ou encore une balade audio entrecoupée d'"heureux hasards" similaires à ceux qui se produisent lorsque vous vous joignez soudainement à une conversation inspirante lors d'une fête.

Des discussions et des rencontres qui, autrement, auraient lieu dans des galeries et des musées, dans des bars et des restaurants, ont maintenant leur place dans l'espace numérique. En attendant le retour dans la vraie vie, Clubhouse se présente comme une bonne substitution d'un semblant de vie sociale, au moins pour une certaine catégorie de la population, qui, de surcroît, ne se soucie guère de la protection de ses données. Jusqu'à l'arrivée de la prochaine application tendance venue des Etats-Unis...

Les origines : Clubhouse a été lancée en avril 2020 et a d'abord connu un essor aux États-Unis pendant le premier confinement, rappelant les débuts de WhatsApp ou Snapchat. Andreessen Horowitz, Venture Capitalist qui avait déjà investi dans des stars de la Silicon Valley comme AirBnB, Facebook, Instagram, Lyft et Twitter, a engagé 12 millions de dollars dans Clubhouse en mai 2020. La start-up a été évaluée à 100 millions de dollars (actuellement 82,78 millions d'euros) - à une époque où elle comptait seulement 1500 utilisateurs actifs. Parmi eux, cependant, quelques célébrités comme le rappeur Drake, le comédien Kevin Hart, Oprah Winfrey, Chris Rock ou encore Ashton Kutcher.