Les procès à la télé ou l’image perdue de la justice

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

La phrase sonne comme un aveu : « Je veux que les Français comprennent leur justice. Qu’ils l’appréhendent dans toute sa complexité... »

Les propos d’Éric Dupond-Moretti, l’actuel Garde des sceaux, tenus sur BFM le 14 avril, sont sans équivoque. Ils constatent un manquement grave à la culture citoyenne en démocratie, l’ignorance collective de la justice et de son fonctionnement. Pour remédier à ce déficit, somme toute assez stupéfiant, l’image est appelée à la rescousse.

Il faut filmer les procès, et cela y compris pour les juridictions les plus diverses, afin de « restaurer la confiance », martèle le ministre. La méconnaissance, causée par l’absence d’image, aurait pour conséquence une inéluctable défiance. Dont acte. Mais pourquoi un tel recours ? Pourquoi le fait de voir la justice est-il à ce point déterminant ? Témoignages pour l’histoire, moyens d’assurer une pédagogie, évidemment. Les arguments sont connus. Certes, des procès ont bien été filmés. Mais le débat se pose comme si ces images avaient disparu, comme s’il fallait les régénérer ? Comme si la justice était victime d’une perte d’image à tous les sens du terme. D’où vient cette défaillance, voire cette faillite ? Amenez-moi le coupable, serait-on tenté d’exiger...

Pas de vrai responsable à la perte d’image de la justice

Viser un responsable en particulier, semble pourtant bien dérisoire. A preuve, un autre ministre de la justice, nettement engagé à gauche celui-là, a également plaidé en son temps que l’on filme les procès. Avocat lui aussi, Robert Badinter a fait voter en 1985 une loi fondatrice en la matière.

« je rêvais d’archives audiovisuelles de la justice...Vous imaginez si on pouvait voir le procès Zola, Dreyfus ou Caillaux, les grands criminels Petiot, Landru... Je me disais c’est un moment de l’histoire qu’on ne saisit pas. Or pour l’histoire ça n’a pas de prix, de même pour la formation des magistrats ou des avocats. »

L’ancien garde des sceaux s’exprime ainsi sur l’antenne de Public Sénat le 20 octobre dernier, précisément à propos d’une exposition tenue aux archives nationales sur le thème prémonitoire : « Filmer le procès, un enjeu social ».

On l’aura compris, il s’agissait pour lui d’enregistrer les grandes audiences judiciaires qui méritent de l’être, celles qui possèdent une dimension événementielle digne de ce nom, affirme en substance le texte qui légifère. De quoi constituer des archives audiovisuelles de la justice. C’est la « livraison du nazi Barbie » dixit R. Badinter, et le procès qui allait s’en suivre, qui permit selon l’ancien garde des sceaux de faire voter le filmage des procès, assorti néanmoins de conditions strictes. Aujourd’hui, il ajoute pourtant, que de ce projet, « une partie n’est pas encore réalisée ».

Il manque la justice quotidienne, la restitution en images de nombreuses juridictions jusqu’à celles du travail par exemple. Précisément, ce que souhaite faire son successeur. Avec, la confirmation au passage que témoignages pour l’histoire et pédagogie sont à nouveau prépondérants dans l’argumentaire en faveur de l’image. Mais il y a beaucoup plus...Et ce plus est à rechercher dans l’acte de naissance du couple image/justice.

 Nüremberg, l’acte de naissance de l’image de la justice

Ce fut à Nüremberg le 20 novembre 1945. Une circonstance historique de première importance pour saisir l’enjeu qu’il y a à filmer un procès. Un double enjeu, voir et montrer. Juridiquement, il s’agissait de juger d’importants responsables du IIIe Reich, d’évaluer entres autres leur responsabilité face à des chefs d’accusation comme le crime contre la paix et le complot, le crime de guerre. La notion nouvelle de crime contre l’humanité introduite à l’époque, étant ici limitée dans sa définition, comme dans le temps. Le génocide, la solution finale, comme on disait alors avant le mot shoah, fut loin de constituer l’essentiel des débats. Le jugement n’a compté d’ailleurs finalement que quelques pages consacrées à l’élimination des juifs. Pour autant l’image était bien là. La salle d’audience a exposé, fait entendre l’horreur malgré le brouhaha des allers et venues dans le prétoire, ou le bruit de la traduction simultanée. Il y eut la projection sur écran, de films réalisés par les reporters cameramen à la libération des camps. John Ford avait coordonné une partie de ces tournages, de même que ceux du procès lui-même.

Certes, on est loin d’avoir filmé l’intégralité des échanges. Mais les réactions venues du « banc des accusés » ont été observées, scrutées, tant dans leur posture que dans leurs discours, face aux questionnements, aux films diffusés, aux récits des victimes qui ont décrit comme elles le pouvaient l’indicible. Parmi elle, la française Marie-Claude Vaillant-Couturier résume bien la fonction première de Nuremberg. Après avoir détaillé presque cliniquement, la mécanique de l’extermination au micro, la survivante d’Auschwitz s’est levée. Elle avait décidé de dévisager les accusés, comme elle le confie à Henri de Turenne dans le film « Le procès de Nuremberg » réalisé par Daniel Costelle.

« Je voulais voir de près comment pouvaient être les hommes capables d’avoir accompli de tels crimes. Et je voulais en même temps qu’ils me voient, et qu’ils sachent que par nos yeux, c’étaient les millions de victimes... qui les regardaient et qui les jugeaient ».

Simplement, filmer pour permettre de voir. Donner de quoi chercher, trouver une vérité dans un visage, des mots... Que chacun, juge, victime, ou quidam, puisse mener une sorte d’enquête dans le secret de sa conscience.

 Eichman, donner un cadre à l’image de la justice

Après le cinéma, la télévision s’est à son tour confrontée à la délicate question de filmer un procès. Les quelques principes esquissés par le grand écran ont été fixés pour la petite lucarne, mis en œuvre dans un véritable dispositif très contraint. D’autant que cette fois, avec le procès Eichmann, la shoah allait être placée au cœur même des échanges, et qui plus est, en Israël.

Le 11 avril 1961, quatre opérateurs, aux rôles bien définis - en partie dissimulés pour ne pas gêner les débats – ont tourné les premiers instants de ce procès diffusé, enregistré en son et en vidéo, en temps réel. On utilisait les dernières innovations des caméras Marconi, et les larges bandes magnéto deux pouces d’Ampex permettaient d’archiver chaque journée du procès. Sur les sept heures quotidiennes, des montages d’une heure étaient envoyés dans le monde entier. Le précieux livre « Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre » signé par S. Lindeperg et A. Wieviorka est sur tout cela, d’une grande richesse d’informations.

Le rôle joué par le cinéaste documentariste Leo Hurwitz qui a réalisé ces longs moments de débat, y est particulièrement évoqué. Hurwitz savait ce qu’est le fait de tenir une caméra. Il savait les questions que pose le tournage d’un procès. Le sujet de l’un de ses documentaires en 1932 traitait d’un dossier qui demeure aujourd’hui encore l’une des pires manipulations judiciaires américaines. 9 jeunes noirs de Scottsboro avaient été accusés à tort d’un viol qu’ils n’avaient jamais commis. Il savait aussi ce qu’est l’info dans une grande chaîne. A la CBS, il fut le responsable des news. Ce cinéaste à la forte expérience médiatique, possédait donc un point de vue. Et c’est cet homme-là qui avait été choisi par Milton Fruchtman, un producteur de la société américaine Capital Cities Broadcasting Corporation basée à New York. Le premier ministre Ben Gourion lui avait donné le feu vert, alors qu’Israël ne possédait pas encore la télévision.

16 ans après Nüremberg, la mise en scène de la justice s’est ordonnancée selon les capacités et bientôt, les canons d’une technologie nouvelle, la télévision. Elle a écrit le récit du procès plan par plan. En direct, le réalisateur a filmé, monté dans un même élan. Le public spectateur a suivi ses choix, tout en conduisant son enquête, sur les visages - celui d’Eichmann surtout -, sur les mots des témoins – élément essentiel de la révélation détaillée de la solution finale -, sur des images filmées dans les camps – terribles visions des lieux de la mort massive. Ce travail d’enquête s’est poursuivi pendant 9 mois, dans cette dramaturgie découpée par la télé.

Chacun a pu interroger et s’interroger sur cette intrigue qu’a fait vivre le procès filmé. Des reporters du prétoire se sont mobilisés pour raconter. Eux aussi regardaient la télé, même si certains d’entre eux étaient d’abord des journalistes correspondants de guerre.

Pour Joseph Kessel par exemple, ces images qui montraient Eichmann, « étaient plus vraies, plus fouillées, plus révélatrices que les traits de sa figure directement offerte au public ».

 Le compagnon de l’image de la justice

Un autre journaliste était présent lui aussi. Il devint le reporter immobile des salles d’audience, le préposé à la narration du crime. Timbre haut, voix claironnante, et conviction forte, voici Frédéric Pottecher, inséparable compagnon du procès à la télévision française. 2, 3, 4,5 minutes, ses interventions au JT du soir ont marqué. C’était l’époque du chroniqueur judiciaire, presque le témoin, aujourd’hui fossilisé, d’une image oubliée de la justice. On l’a entendu, on l’a vu sur chacune des grandes affaires, Ranucci, Patrick Henry, Marie Besnard... Et ces grandes affaires ont gagné jusqu’au territoire des programmes. Le titre d’une série restée fameuse, est révélateur de ce travail de vérité du for intérieur.

 La fiction au service de l’image de la justice

Ici avec le jeune Michael Lonsdale

Ici avec le jeune Michael Lonsdale

Cela s’intitulait « En votre âme et conscience » sur la première chaîne. Les futurs patrons du magazine de grand reportage « 5 colonnes à la Une » ont créé cette émission diffusée pendant près de 20 ans en prime time sur la première chaîne. Pour eux, pas de rupture entre le récit de la salle d’audience et le celui des guerres ou des catastrophes des JT et magazines. C’était encore et toujours un reportage... mais immobile, une histoire singulière à raconter, le fruit d’une enquête à faire vivre, à partager. Pendant 90 minutes, en direct – comme pour les vrais procès – l’audience se déroulait. La tension était palpable, malgré leurs grands talents, certains acteurs ont bafouillé, les caméras ont brinquebalé, le son est allé et venu... Mais peu importait. La mise en intrigue mise au point dans la réalité de l’après-guerre était ici portée à son maximum.

Et cela passionnait. A l’issue de son enquête personnelle le citoyen spectateur, arbitrait, et appréciait le jugement de la justice.

D’ailleurs, cette production de vérité qui punit ou absout constituera le ressort d’une autre série restée dans les mémoires. « Messieurs les jurés » a mis en scène des procès fictifs pendant plus de 10 ans sur la seconde chaîne cette fois. Des téléspectateurs jouaient le rôle de jurés dans cette cour d’assises reconstituée. On assistait à leur délibération, puis venait le moment du vote. Cette fois, la dramaturgie incluait le processus de décision de la peine à infliger. L’enquête du quidam faisait désormais partie de la vérité judiciaire télévisée, et peu importait que cette dernière fût de pure fiction. Le dispositif d’établissement de vérité propre à la justice fonctionnait, c’était l’essentiel.

Robert Hossein fit de même au service d’un théâtre populaire chargé de revisiter les grands dossiers de l’histoire de France, de Marie-Antoinette à l’affaire Seznec en passant par celle du Courrier de Lyon. Au risque de voir le creuset judiciaire produire un spectacle de pure forme.

Ce fut le cas de « Stars à la barre » où des personnalités aidées d’avocats, se confrontaient sur les thèmes du jour. Un verdict était rendu par un jury présent sur le plateau. A la fin des années 80, l’émission fut de courte durée. L’image de la justice commençait de s’estomper. L’exacte opposé de la trajectoire américaine.

 L’image de justice, une constante puissante de la culture américaine

Là-bas, le récit judiciaire a fait florès. L’histoire est connue. En 1959, la télévision a filmé son premier procès. 40 ans auparavant, le cinéma pourtant muet à l’époque, avait raconté l’histoire d’un homme accusé à tort de meurtre. D.W. Griffith a signé ce film intitulé « The Mother and the Law ». C’était un film de fiction. Le compte-rendu en image d’un vrai procès s’est fait, toujours au cinéma, en 1935 avec le jugement de Bruno Hauptman accusé d’avoir enlevé et tué l’enfant du couple Lindberg.

Depuis, au théâtre, sur le grand écran comme sur le petit, le drame judiciaire est omniprésent. Des chaînes de télé lui sont consacrées comme la fameuse Court TV apparue en 1991.

Dans son article très documenté ( à la Revue française d’études américaines 1998) sur « la justice-spectacle aux États-Unis » Régine Hollander décrit les rapports étroits entre l’image et la justice américaine. Les films de fiction ou non, sont utilisés dans les universités pour former aux métiers de la justice. L’image joue pleinement, Outre-Atlantique, un rôle pédagogique, même si la salle d’audience demeure à peu près le seul lieu mis en lumière par les cinéastes, ou producteurs de spectacle. A la différence de notre système inquisitoire, là-bas, le principe accusatoire, et la confrontation qui l’accompagne organisent l’exercice de la justice. Cela implique le débat, et l’émotion. Le récit est ainsi placé au cœur du drame judiciaire américain. Les Américains ont pu suivre en direct et au long cours le procès de Derek Chauvin, ce policier accusé du meurtre de Georges Floyd.

Comme dans chaque procès, on y a exposé deux histoires qui s’opposent, à grands coups d’éléments de preuve plus ou moins réels et d’émotion. Régine Hollander précise la nature de cette bataille en parlant des grands films américains, mais la remarque peut être pertinente, appliquée à l’image judiciaire en général : « Le cinéma US rejoue à l’infini la lutte entre les forces du Bien et du Mal, sur la scène et dans les coulisses des tribunaux. »

De fait, c’est encore et toujours un régime d’enquête qui visite et revisite ce face à face constitutif de la culture américaine. Pas à pas, au fil des paroles, des attitudes, chacun se fait son idée. Coupable ou innocent ? Un drame se joue dans la puissance qui définit le nec plus ultra du récit. Dans la salle d’audience, le respect de la règle théâtrale des 3 unités de temps, de lieu et d’action est total. Efficacité garantie.

Ces images sont d’ailleurs si fortes, si présentes à longueur de séries, de longs métrages ou de reportages, que pour la plupart des français le fonctionnement de notre justice ne peut être que le même. La méprise est régulière dans les salles d’audience de l’hexagone où il n’est pas rare d’entendre un président de tribunal, reprendre un témoin qui croit pouvoir entamer un dialogue avec un avocat. Chose possible aux USA, alors que chez nous la règle veut que l’on ne s’adresse qu’au magistrat en charge de la conduite de l’audience. Force est de le constater. L’image de la justice américaine s’est en quelque sorte substituée à la nôtre. Il y a là comme une faillite culturelle, elle est patente, dommageable, mais peut néanmoins s’expliquer. Et la force de l’industrie culturelle américaine n’est pas la seule clé de compréhension...

La réticence française à l’égard de l’image de la justice

Filmer les procès a toujours été problématique en France. Certes, en 1954, caméras et appareils photo, apparaissent sur les images du procès Dominici. Mais pas de son des débats. Pas de séquences longues des échanges du procès. Et a fortiori, pas d’enregistrement intégral de ce moment retentissant de l’histoire criminelle. Il est vrai que la technique d’alors ne le permettait guère. A voir ces documents, on devine un désordre bruyant des médias qui se démenaient au beau milieu du prétoire. Même chose pour le procès Besnard, deux ans auparavant.

Or, la magistrature ne supportait pas ce « bruit médiatique ». Reproche majeur, il nuisait à la sérénité des débats. 1954 fut donc l’année de l’interdit. Une loi votée en urgence, prohibait « l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer, ou de transmettre la parole ou l’image ». Il faudra attendre plus de trente ans pour lever l’interdit.

Barbie, l’image de la justice, archive pour l’histoire

Quand le 11 mai 1987, s’ouvre à Lyon le procès Barbie, pour la première fois de son histoire, la justice française permettait à la télévision de retransmettre en direct une audience. En fait, pas totalement. Seul le démarrage fut diffusé – une grosse vingtaine de minutes - mais à une échelle internationale, sur les canaux de l’Eurovision. L’ancien nazi avait donné son accord. Une condition sine qua non, édictée par Robert Badinter, le garde des sceaux de l’époque qui, on le sait, avait fait voter une loi deux ans auparavant sur la constitution d’archives audiovisuelles de la justice. Barbie avait toutefois refusé l’enregistrement au long cours des échanges. On passa outre. Depuis, nombres de procès ont été enregistrés. De Touvier, Papon, Faurisson, à la dictature chilienne, en passant par la catastrophe d’AZF à Toulouse, ou le génocide rwandais, dorénavant les archives de ces procès existent bel et bien.

De même pour les attentats de janvier 2015, 5 caméras installées dans le nouveau palais de justice de Paris, ont permis d’archiver les mots de chacun. Mais sans contre-champ. Impossible de connaître la réaction du mis en cause aux propos qui l’accusent au grand dam par exemple de l’historien Christian Delage qui déplore cette absence. Elle altère la vérité du moment, dit-il en substance. On le voit, les contraintes sont nombreuses, entre autres, ni direct, ni tournage qualifié de subjectif. L’image de la justice repose sur les étagères des conservateurs de choses précieuses. Peu exposée au plus grand nombre. Accessible certes, mais assortie de telles conditions qu’elle est aussi une recluse. De fait, ce devint aussi le sort de son accompagnateur, le chroniqueur judiciaire. Au fil des décennies, le temps du récit d’audience n’a cessé de se réduire.

De ce point de vue, le commentaire de Paul Lefevre, journaliste spécialisé des prétoires à Antenne 2 avait quelque chose de visionnaire. A l’ouverture du procès Barbie, au moment du 13 heures, il fit malicieusement remarquer, que la salle des pas perdus du palais de justice de Lyon avait été aménagée pour recevoir les quelques 800 journalistes présents. Tout cela parce que la cité judiciaire que l’on promettait, n’était toujours pas construite. De fait, sans le savoir, le journaliste parlait aussi un peu de lui. Au moment où l’image du procès connaissait un firmament, c’était en réalité l’amorce d’un crépuscule qu’elle vivait. Le procès perdait la force de vérité qui était la sienne. L’enquête dramatique qui est sa définition effective, cédait le pas. Et même si le procès demeure ce rendez-vous constitutif d’une société démocratique, cette image-là s’est en quelque sorte confinée, devenant l’apanage restreint de certaines fonctions, professions, chercheurs... mais plus du plus grand nombre. Une autre image s’est imposée peu à peu.

L’image de la justice cède la place

Une image que l’on ne peut réduire à un lieu, ou un homme. Car, elle est abstraite. C’est une problématique. Elles sont ainsi les problématiques, conceptuelles, terriblement in-filmables. Tout le contraire d’une enceinte judiciaire, avec ses personnages et son histoire, ses revirements, ses verdicts (le mot est d’ailleurs passé dans le langage commun pour traduire l’importance des instants décisifs). « La sécurité » est cette problématique englobante. Elle n’a pas de récit avec début, milieu et fin. Ni héros dont le visage donnerait une quelconque piste. Certes, elle connaît des épisodes divers, autant de catégories d’épreuves que sont le terrorisme, la délinquance, les quartiers « sensibles »... Elle possède une foule de visages, spécialistes, victimes, politiques, décideurs... D’ailleurs sa définition est en soi un défi. Il y a le fameux sentiment « d’insécurité », le vécu dramatique et bien concret de celles et ceux qui ont subi, le discours du sociologue qui mesure, du responsable de la puissance publique qui dit...

Dans ce concert loin d’être harmonieux, les statistiques seules semblent en adéquation avec la problématique que l’on déploie, déplie, étire. Autant la sécurité ne se filme pas - seules ses conséquences étant accessibles à l’image - autant elle se quantifie. Sans fin. Les critères vont en tous sens, espace, domaine, temps. Et la justice là-dedans ? Elle semble s’être fondue dans cette problématique sécuritaire. La récidive, la prison, la pénalité, la loi – est-elle elle-même applicable ou pas, laxiste ou pas ? -, tout cela appartient désormais à la sécurité, à sa mise en débat, et à ses polémiques de tous ordres. L’affrontement y est souvent plus courant, et presque plus important que les faits eux-mêmes. Il arrive souvent que l’on saute la case du « que s’est-il passé ? » pour celle du « que doit-on faire ? Pendant ce temps, presque à l’instar de deux routes qui se croisent, les procès ont été filmés, la constitution des archives de la justice s’est poursuivie au rythme des audiences tenues autour de crimes contre l’humanité, ou actes terroristes. Et « pour les meilleures raisons du monde » ces images sont à l’abri du regard du public...

Retrouver l’image perdue de la justice

Terrible paradoxe, au moment où le monde vit une société globale de l’image. Certes, le grand procès (ce qui est déjà en soi, une sélection) est enregistré, mais il est placé dans l’ombre des réserves documentaires. Alors que la planète a les yeux grands ouverts sur les écrans du temps réel. En direct, les prises de vue des réseaux sociaux prennent le vif et le mort. Promotion, déploration, mobilisation, toutes et tous, nous sommes soumis à la déferlante de l’émotion. La vidéo devenant un élément de preuve en temps réel pour un procès qui instantanément commence. Puissance de la captation diffusée en masse par les écrans de poche, dans l’instant. Nous sommes face à une véritable disruption politique pour les amateurs de langage moderne. D’où l’exigence impérieuse d’une culture de l’esprit critique. Pour précisément, ne pas se laisser embarquer dans le « verdict instantané ».

Une éducation aux médias n’est donc pas seulement requise, mais bel et bien, une éducation à la vérité, à ce qui permet de l’établir, de la produire, de la fabriquer. L’enquête est cette forme première déjà élaborée par Hérodote ou Thucydide. L’enquête et sa rigueur, l’enquête et son éthique. Pour restaurer la confiance, retrouver les voies du récit. Ces grands défis contemporains sont la toile de fond de la proposition de l’actuel garde des sceaux.

Filmer les procès suppose de restaurer une dramaturgie codifiée du jugement des hommes. De la replacer au cœur des existences citoyennes. De la remettre en lumière. Restaurer la confiance en retrouvant les voies du récit judiciaire. La confiance qui ne se vit qu’au grand jour. C’est bien pour cela que le principe de la publicité des débats de justice a sans cesse été réaffirmé jusqu’à la convention européenne des droits de l’homme. En un mot, retrouver l’image perdue de la justice.

 

Illustration de mise en avant : Sebastian Pichler - Unsplash