Questionner les médias du 11 septembre

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

S’arrêter sur le traitement d’un événement, n’est plus le seul apanage du sociologue, de l’historien ou du philosophe. Depuis quelque temps, les médias s’essayent à l’introspection publique. Très certainement, est-ce là le fruit, la résultante d’une critique toujours plus soutenue, voire violente de ces mêmes médias, venue du public. La fameuse perte de confiance. Alors, exposer les coulisses de la production de l’information, affirmer que l’on prend ainsi du recul permet (peut-être) de tenter de répondre aux procès en sorcellerie les plus divers. A commencer par l’antienne qui veut que l’audience - appelée aussi il n’y a pas si longtemps l’audimat - soit le seul guide pour des écrans tous plus cyniques les uns que les autres... Surtout lorsque les faits sont de nature terroriste.

Face à son miroir, le monde médiatique se questionne donc vingt ans après : Qu’avons-nous fait ce 11 septembre ?

Les Questions manquantes sur l’image

Et de revoir les tours, les avions devenus engins de mort massive. L’on revit le timing du moment. La fumée d’abord, le trou dans l’un des gratte-ciels, puis les ombres humaines couvertes d’une épaisse poussière blanche...  Sous son épitaphe qui avait scellé sa mémoire, le 9/11 revit sous nos yeux.

Les acteurs du journalisme confient leurs souvenirs émus, à la fois téléspectateurs et professionnels. Les questions fusent avec le « Où étiez-vous ce jour-là ? » posé comme un repère obligé du starter de tout effort de mémoire ? Quand avez-vous pris l’antenne ? Avez-vous perçu l’ampleur de ce qu’il se passait ? Comment avez-vous su qui se cachait derrière cette vague d’attentats ? Des chiffres sont alignés comme autant de preuves d’un choc événementiel remarquable, durées des sessions qui lui furent consacrées, ordre d’entrée en scène des uns et des autres, etc...

Le trouble demeure apparemment si fort encore qu’on ne cherchera pas à savoir d’où est venue la première image du 9/11. Pourtant, à juste titre l’événement est présenté comme un spectacle, proche de la fiction, et bien sûr, conçu pour inspirer l’effroi. Hyper terroriser comme l’a dit à l’époque un expert.

A qui appartenait cette caméra braquée sur les twin towers, qui mit en quelques minutes, le monde à l’unisson ? Simple vidéo de surveillance, prise de vue installée par CNN, comme certains l’ont écrit ?  Quel rôle a joué internet dans cette diffusion de l’image?

Dans l’ouvrage intitulé « Les enjeux de l’info et de la communication", Magali St Amand et Gilles Pronovost écrivaient en 2001 : « la ville la plus branchée serait New-York avec une population de 4,3 millions d’internautes en février 2000... Déjà plus de 5 millions de webcam sont recensées aux États-Unis ».

Bref, par quels canaux, ce plan fixe a-t-il été transmis à toute la planète ? La réponse est très certainement connue, mais elle reste peu évoquée. Pourtant, le sujet ne relève pas de la seule préoccupation technologique. Il inscrit, date, la rencontre entre l’image en temps réel, et le terrorisme. Ce n’est pas rien. Sachant qu’aujourd’hui ce même terrorisme a ses propres canaux d’images. Il tourne, monte, post-produit et diffuse ses séquences.

Comprendre comment la vidéo, qui saisissait en pleine exécution le sinistre projet de Ben Laden, a envahi les écrans des démocraties, c’est essayer de se donner une intelligence de l’extrême situation médiatique. Autrement dit, chercher la possibilité de ne pas être entièrement soumis à la fureur iconique de l’événement, ce par quoi passent toutes les démocraties en butte à ce type d’attaques. Il ne s’agit donc pas ici de vouloir censurer l’image de cette ultra violence.

On le sait, déjà les attentats anarchistes du XIXe siècle mobilisaient, faute de mieux, tout le savoir-faire des dessinateurs du moment pour rendre compte de l’horreur de la bombe à clous. L’instantané et sa représentation ont fondamentalement toujours été recherchés par les médias. Même pour l’atroce.

Les images pour l’Histoire nécessitent une explication

Ce fut pour la première fois le cas depuis l’invention du cinéma, en 1934 avec l’assassinat du roi de Yougoslavie Alexandre 1er. Ils furent plusieurs cameramen venus de paris à saisir la fusillade qui coûta la vie à 6 personnes. Naturellement, fixée sur pellicule, la scène ne fut pas retransmise instantanément. Mais quelques jours plus tard, dans les salles de cinéma, à la découverte de cet assassinat « en direct », l’émotion populaire fut considérable. Témoignage crucial pour l’Histoire. Sur cet attentat, le « Mystère d’archives » produit par l’INA  de Serge Vialet est passionnant .

Un « mystère d’archives » du mardi 11 septembre 2001 serait donc tout autant souhaitable. Archéologie de nos rapports à l’image ultra violente, en direct. Car, ce mardi-là, c’est une série d’attaques qui fut prise en cours par les écrans des télévisions de la planète. Le temps réel du terrorisme en mouvement meurtrier s’inscrivait du même coup dans « le pendant » de l’action et non plus dans « l’aftermath » (l’après des conséquences) comme on dit souvent dans les agences de presse.

L’on pourrait ainsi établir minute après minute, la mobilisation de la prise de vue de l’événement, faire apparaître une cartographie de qui a tourné quoi, où et sous quel angle. Puis, de définir les reprises locales et les re-transmissions internationales. Bref, savoir comment le grand dispositif mondial médiatique s’est peu à peu mis en branle. En ces années 2000, le réflexe breaking news n’était pas encore vraiment implanté dans les médias français, loin s’en faut.

Ce n’est pas un grand secret que d’affirmer qu’il fallut sévèrement batailler pour obtenir l’ouverture de l’antenne dans les chaînes du service public par exemple. Le respect du téléspectateur invoqué par certaines directions de programme, imposait à les en croire, qu’il fallait aller au bout de l’intrigue forcément haletante d’un insipide feuilleton allemand plutôt que d’informer sur ce qu’il se passait aux USA. C’est ainsi que pour le téléspectateur, il y eut de nombreux allers-retours entre le temps réel de l’horreur et la torpeur enregistrée des intrigues sans intérêt. Alternance de séquences d’info et diffusion de la fiction.

Comme si une sorte de peur planait alors sur les responsables légitimement frappés par la sidération, comme tous les autres citoyens. D’autant qu’à cette époque, les chaînes d’info en continu n’étaient pas encore pléthore. En ce qui concerne la radio, France Info était apparue en 1984, pour la télévision CNN avait vu le jour trois ans plus tôt en 1980 et LCI en 1994. Enfin, pour Internet, en France, avec un peu plus de 9 millions de micro-ordinateurs, les ménages étaient équipés à hauteur de plus d’un tiers d’entre eux .

2001 est donc à l’émergence du « village mondial de l’info » expression alors très employée. Autant dire que tous ces canaux de temps réel, commençaient d’être en place précisément avec l’émergence d’un terrorisme aux visages multiples, régional et national sur le territoire français, proche-oriental, arménien...

De la fin des années 1970 à 2001 la télévision n’a cessé de faire l’apprentissage du traitement de l’image du fait terroriste.

Le petit journal arrestation de Ravachol

Très ( très) brève histoire de l’info sur image et terrorisme

Qu’il soit ici permis de rappeler quelques réflexions déjà conduites.

Dans un premier temps, l’image du terrorisme n’a mis à la une que douleurs et sigles de revendication. Fin des années 70, début 80 la violence armée connaissait une multiplicité d’auteurs, inédite. Logos et signatures en tous genres s’acharnaient à faire la promotion de leurs attentats : AD (Action Directe), FLNC (Front de Libération Nationale Corse), NAPAP (Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire), et venus du proche orient les FARL (fraction Armée révolutionnaire libanaise) de même que les CCC en Belgique (Cellules Communistes Combattantes) ou encore les arméniens de l’ASALA.

A chaque fois des signatures émergeaient, toutes soucieuses d’entretenir une hyper notoriété, car il en est ainsi du terrorisme depuis que ce type d’action existe. Les patronymes de Rouillan ou de Georges Ibrahim Abdallah sont encore présents dans les mémoires de leurs victimes, et plus largement. En temps et en heure, le journalisme audiovisuel a tenté de rendre compte comme il pouvait. Souvent, hélas, il se bornait à faire caisse de résonnance et comme pour « bien faire », il rappelait les anciens crimes de ces différents groupes, qui s’en trouvaient bien sûr ravis. La principale activité d’enquête se réduisait souvent alors au passage en banc titre des textes de revendications des actions meurtrières. Nous étions plongés dans une sorte de foire aux signatures de toute nature.

Mais, les premiers éléments de réponse face à l’instrumentalisation du système médiatique voulue par ces terroristes, furent une amélioration notoire des capacités d’investigation. Journalistes, juges, policiers et même services de renseignements finirent par se parler. L’information pouvait enfin démasquer les auteurs des tueries en pénétrant leur histoire, leur idéologie, leur face cachée. Les textes de revendication passèrent ainsi au second plan, la trajectoire exposée des uns et des autres montrait en quoi ils n’étaient pas cette puissance de l’ombre capable de frapper à tous moments et en tous lieux. Surtout, il y avait ainsi l’idée que des hommes ou des femmes pouvaient être arrêtés et traduits en justice.

Les désigner, c’était se donner une perspective de vaincre ces adversaires de la démocratie. Force est de constater que la question récente d’un anonymat bien compréhensible voulu par les victimes ne se posait pas à l’époque. En ces temps où n’existaient ni l’info en continu à la télé, ni le web, un autre débat salutaire s’ouvrit. Il concernait l’image des conséquences de l’action terroriste. Le respect des personnes meurtries par les bombes eut pour conséquence de devoir prévenir à l’antenne le téléspectateur qu’il allait voir des scènes particulièrement violentes. On alla heureusement plus loin.

On commença à flouter, arrêter l’image dégradante pour les blessés, à stopper les déclarations faites sous la contrainte. La déontologie du journalisme prenait en compte cette préoccupation nouvelle. La préservation de la dignité humaine, y compris juridiquement définie, vint à terme baliser la pratique. L’image s’en trouva peu à peu modifiée.

Le terrorisme commençait d’impliquer les journalistes eux-mêmes en les prenant en otages. L’information – en particulier dans le service public - était ainsi placée sous tension. Les noms des confrères mis à la une des journaux télévisés. Une prime aux geôliers pour les uns, une manière de faire pression sur l’État pour les autres, afin que tout soit mis en œuvre pour sauver les équipes. Là encore l’image au centre des enjeux. Et l’on ne reviendra pas sur l’épisode d’effroi vécu par la France au moment du CSPPA, le mystérieux Comité de Solidarité avec les Prisonniers Politiques Arabes et du Proche-Orient. A nouveau, un sigle, des bombes, des victimes... Et en définitive, l’Iran qui frappait ainsi la France par l’entremise d’un certain Fouad Ali Sallah. Avec force photos et dénominations, le récit de cet épisode terroriste fut raconté, loin de la discrétion parfois aujourd’hui demandée. D’ailleurs avec le recul, on ne peut que constater que ce nom est aujourd’hui oublié.

Il en est différemment du patronyme d’Abou Nidal. Sa cible était la communauté juive et tous ses lieux de rassemblement, synagogues ou restaurants. La rue des rosiers à Paris en porte la trace indélébile. Les images furent particulièrement effroyables. A cette époque, il n’est venu à l’esprit de personne « d’anonymiser » les tueurs du groupe Fatah CR et surtout pas le nom de son chef, pourtant redoutable tueur, avide de gloire. Tout au contraire oserait-on dire.

La connaissance de cette tendance ultra violente du conflit israélo-palestinien permettait de comprendre les enjeux de ce que vivait le Proche Orient, de même que le deuil qui frappait les familles juives de France. La terreur avait un nom et la pédagogie de ce que signifiait ce nom aidait à en baisser l’intensité. Mieux, la terreur avait une explication, elle ne provoquait plus la même intensité d’effroi voulu par ses auteurs. A la place des images de corps en sang, on voyait maintenant, aussi des cartes du monde.

Les débuts du terrorisme « islamiste » et son autonomie numérique

Dans les années 1990, la France connut d’autres bombes, d’autres actions violentes. Le nom de Khaled Kelkal est resté emblématique de cette période. Le portrait du jeune homme et son identité firent longtemps la une médiatique...

Désormais, nous voici dans l’ère du numérique. Et tout a changé. Les grands médias classiques ne sont plus les prescripteurs exclusifs de l’information. Web et temps réel donnent à tout à chacun la possibilité de « partager » images et textes, de façon planétaire. Le terrorisme ne s’en est pas privé et ne s’en prive toujours pas.

L’organisation État Islamique en particulier. Fallait-il d’ailleurs, dire État Islamique ou Daech ? Querelle de mots, très politique. Au fil du temps, un « équilibre » du vocable a été trouvé. Les tueurs du groupe ont des noms eux aussi, de Mérah à tous les autres. Ils sont nombreux, très nombreux. Rien à voir avec les précédents épisodes terroristes vécus par la France. De même leurs massacres causent des morts massives, là encore avec une intensité inédite en temps de paix. L’on dit alors que nous avons basculé en temps de guerre. De fait, le jihadisme impose sa violence de par le monde. De l’hexagone à l’Afghanistan pour ne prendre que ces références. Il s’inscrit dans une géopolitique.

Et cette guerre s’accompagne d’une guerre des images, avec on l’a vu pour Daech, ministère de l’information, agence de presse et publications sur le web. Autonomie dans la guerre des images, et degré de sophistication des productions vidéo unanimement reconnu. Le recrutement de leurs candidats à la mort, s’est fait par l’intermédiaire de ces images, diffusées par les réseaux sociaux, ou les sites de propagande, bien plus que par la notoriété qui serait assurée via les moyens classiques de l’information. De plus ces « soldats » se filment le plus souvent, et sont parfois parvenus à publier les images de leurs crimes par eux-mêmes.

On se souvient de Mérah,  également de cette troublante vidéo apparue le 11 janvier 2015, le jour même de la grande marche unitaire de Paris après les massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher. Les complices de Coulibaly, le tueur du super marché juif, avaient réalisé post mortem un montage des déclarations du jihadiste mêlé aux images du 20 heures de France2 de la veille.

Du 9/11 au procès du 13 novembre

Par le hasard du calendrier, l’information consacrée au terrorisme vit aujourd’hui une confrontation avec elle-même. Trois événements se percutent tous édifiants pour le passé comme pour le présent : le retour des Talibans, les 20 ans du 9/11, le procès des terroristes du 13 novembre. Ce seul énoncé démontre assez l’ampleur de la tâche actuelle pour qui fait le métier d’informer. N’en déplaise aux critiques les plus acerbes, le chemin parcouru dans le traitement de ces événements est considérable.

Une déontologie s’exerce à présent presque instantanément quand survient un nouvel exemple d’agression. Vérification, précaution sont les maîtres mots. Mais l’impondérable guette toujours. À tout moment une erreur est possible. En la matière les épisodes terroristes ont tous leur spécificité. L’adversaire est tout autre. Il s’agit de la suspicion profonde, du divorce entre le journalisme et une partie du public. Le triptyque de circonstances du moment oblige à rendre compte tout autant qu’à rendre des comptes.

Et l’information de renouer avec ses exigences : Le reportage de terrain qui montre le pouvoir exercé par les talibans sur les populations afghanes. La chronique judiciaire qui baigne dans l’immédiateté, cette fois fortement confrontée à une temporalité en forme de défi, 9 mois de procès prévu. Enfin, le maniement de l’archive pour permettre réflexions et analyses, 20 ans après les attaques contre les États-Unis. Examen de conscience professionnelle.

Trois rendez-vous obligatoires pour lutter contre la défiance, avec l’image pour commun dénominateur.