Pour un métavers de la culture

Par Alexandre Michelin, Fondateur du KIF-KnowledgeIMMERSIVEFORUM, Président de la Commission XN -Expériences Numériques CNC, et Clara Schmelck, journaliste spécialité nouveaux médias, auteur, chargée de cours (Sciences Po Strasbourg)

En créant des univers virtuels, le métavers est un outil de recherche et développement puissant au service des industries. Mais, s’il n’est pas à la fois ouvert et régulé, il prendra la forme d’un paradis artificiel sous surveillance permanente. Comment construire un métavers répondant au triple objectif de la création de valeur, de l’invention de sociabilités bénéfiques et du développement durable, un métavers de la culture ?

Nouvelles frontières de la culture

200 millions d’euros : c’est le montant que le Ministère français de la Culture va allouer, d’ici à 2030, pour investir dans la réalité virtuelle, les expériences immersives et les technologies de rupture.

Avant même l’annonce de ce geste fort par Roselyne Bachelot, la premire dition du KIF, qui s’est tenue du 2 au 6 septembre 2021 au Centre Pompidou Metz, a effectué une plongée dans les océans nouveaux de l’immersion. Industriels et institutionnels du monde de la culture ont expliqué, cas d’usages à l’appui, la dimension culturelle du metaverse : la création d’un mode relationnel entre nous et le monde, via des dispositifs technologiques offrant des expériences d'absorption physique et mentale dans un contenu digital qui nous engage emotionnellement et sensoriellement, et modifie en conséquence notre environnement.

La France est déjà en train de bâtir un métavers de la culture, un métavers qui célèbre et enrichit tous les arts. Le Bal de Paris de l’artiste et chorégraphe Blanca Li est une oeuvre récompensée par le Lion de la Meilleure expérience VR à l’occasion du 78ème Festival International de Venise. Le spectateur est immergé dans des paysages fantastiques peuplés de créatures oniriques. Cette oeuvre provoque un choc absolu : la réalité, saisie dans sa dimension participative, augmente l’espace de l’image, en trois dimensions. La chorégraphie devient l’horizon de toutes nos expériences, et non plus la simple forme de nos représentations.

Les musées immersifs, quant à eux, réinventent les expériences et les partages du savoir. La France est en train de réécrire une politique culturelle publique à échelle du territoire qui soit en phase avec les évolutions technologiques que prennent les lieux de culture conçus comme des monuments. Par exemple, l’exposition "L’Odyssée sensorielle" au MNHN (Muséum national d’histoire naturelle de Paris) permet une meilleure prise de conscience des enjeux du vivant.

"Plus qu’une exposition, le Muséum national d’histoire naturelle propose un parcours immersif au cœur de la nature, des tropiques vers le pôle, à travers un univers d’images, de sons et d’odeurs. C’est à hauteur d’animal ou de végétal qu’il est offert au visiteur de découvrir les différents écosystèmes, et d’en saisir la beauté", écrit Le Monde au sujet de "L’Odyssée sensorielle". Et aller au musée ouvre les sens au point de donner envie d’aller dans la nature, explique Gwenaël Allan, Président de la société Expéditions Spectacles, à l'origine de cette exposition.

Le musée immersif, en jumeau numérique, donne l’habitude de fréquenter des espaces culturels et de parler avec des gens qui ont les mêmes passions ou connaissances. Il pourrait devenir une expérience qui va encourager les publics à fréquenter les musées. La France, riche de son expérience de politiques culturelles, saura inventer des lieux publiques qui permettent à la fois de conserver le sens et la valeur du musée/centre d’art (versus le lieu de loisir où les technologies sont utilisées à des fins de divertissement) et d’encourager leur évolution en s’ouvrant au métavers. Elle saura trouver l’équilibre qui passe par des partenariats public/privé pour fonder une offre culturelle immersive à la fois audacieuse et tournée vers l’instruction du plus grand nombre.

Opportunité inouïe pour le secteur de la culture en pleine mutation, la réalité immersive se situe à la croisée de la trajectoire individuelle autonome et du plan commun. C’est un espace où nous pouvons nous exprimer, parfois par le truchement d’avatars, et communiquer, cela pour travailler, discuter, ou jouer, sans les barrières sociales de la vie réelle. En créant des avatars, les membres d’un réseau pensent à nouveau frais la question de l’identité personnelle et l'intersubjectivité. Bref, le métavers est pleinement culturel en ce sens qu’il modèle de nouveaux paradigmes anthropologiques.

Un métavers humaniste

Mais, ne soyons pas naïfs. Les technologies qui rendent possible le métavers sont pharmacologiques : le remède peut s’avérer devenir un poison s’il est mal employé et mal dosé. "Facebook is a metaverse company", avait récemment averti Mark Zuckerberg, qui emploie une équipe de 10.000 personnes dédiée au métavers, avant de renommer la maison mère de la plateforme en "Meta". Est-il opportun de laisser à la compagnie Meta, les clefs de cette révolution numérique ?

Symétrique de l’utopie d’un nouveau monde augmenté, la dystopie d’un monde sclérosé où les utilisateurs sont manipulés et surveillés en permanence via des capteurs de plus en plus nombreux se dresse comme un avertissement : si l’industrie de la réalité immersive n’est pas réfléchie et régulée pour bénéficier à l’instruction du plus grand nombre, elle entraînera le pire pour l’humanité. Il y a lieu de s’interroger continûment quant au sens et la valeur de l’offre culturelle en réalité immersive.

La maîtrise d’une nouvelle forme d’industrie du numérique, dont on ne connaît pas encore tous les tenants et les aboutissants, exige qu’elle s’accompagne d’un développement des Humanités. C’est à cette condition que la poussée technologique représente un effort de civilisation. La France, animée par une histoire et par des valeurs, forte de la diversité de ses talents, a les moyens de créer des synergies entre les différents secteurs de l’industrie et ceux de la création culturelle. A nous d’inventer en conscience une convergence inédite entre le génie civil et le génie artistique.

 

Illustration : Affiche de l'Exposition "L'Odyssée sensorielle" au MNHN